France-Turquie : quand l’idéologie devient une arme d’influence diplomatique

Alliées au sein de l’OTAN, Paris et Ankara entretiennent une relation longue historiquement, mais qui s’est considérablement détériorée depuis le coup d’État manqué de 2016 en Turquie. Entre tensions diplomatiques, échanges d’insultes et appels au boycott, les différends se multiplient. Par le biais de financements et de soutiens ciblés, chaque État cherche à peser sur la situation intérieure de l’autre, mettant à l’épreuve leurs relations bilatérales.

Des incidents diplomatiques menant à une relation conflictuelle

Plusieurs différends marquants ont eu lieu entre les deux pays. L’incident maritime du Courbet du 10 juin 2020, où un navire français a été menacé par la marine turque sur les côtes libyennes, en est un premier exemple. Mais outre les accidents, les prises de position françaises fortes en faveur des rivaux de la Turquie irritent Ankara. Le soutien à la Grèce, grande rivale de la Turquie, en renforçant leurs équipements militaires, ou encore aux Arméniens et aux Kurdes, sont autant de sources de tensions.. En outre, après le dramatique attentat de décembre 2022 visant la communauté kurde à Paris, l’ambassadeur de France en Turquie, Hervé Magro, a été convoqué au ministère des Affaires étrangères turques. Ce dernier reproche alors au gouvernement français d’avoir laissé des partisans du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) manifester dans les rues de Paris. Il a considéré que « le gouvernement français et certains politiciens ont été utilisés comme des instruments de propagande ». Sur le terrain, la France et la Turquie s’opposent par factions interposées, comme en Syrie, où la France faisait partie de la coalition internationale et soutenait les Forces Démocratiques Syriennes. De son côté, la Turquie les combat activement encore aujourd’hui, les considérant comme une forme émanant du PKK.

Dépassant même les nations, c’est aussi une rivalité personnelle qui s’est installée entre les deux présidents via des accusations, insultes et autres offenses. Ainsi, Emmanuel Macron, en déclarant le 7 novembre 2019 dans The Economist que l’OTAN serait en « état de mort cérébrale », pose alors la question de la pérennité de l’alliance. Ces mots, formulés en réaction à l’offensive turque lancée dans le nord-est de la Syrie par Ankara sans aucune concertation avec ses alliés, affirment dès lors que la question turque était  un problème au sein de l’OTAN. Cette critique a déplu au président turc, qui insulte Emmanuel Macron en l’invitant en retour à « faire d’abord examiner sa propre mort cérébrale ».

En effet, le président Recep Tayyip Erdoğan, n’ayant d’ailleurs pas présenté ses condoléances après le meurtre de Samuel Paty – professeur décapité par un islamiste –, s’est montré particulièrement critique quant à la laïcité et la liberté d’expression. En particulier, sont concernées les caricatures et la critique du radicalisme islamique. Cela a conduit  le président turc à critiquer les commentaires d’Emmanuel Macron en octobre 2020, qualifiant la position française « d’islamophobe » et appelant au boycott des produits français. Ces appels ont mené à des manifestations en Turquie et à la décision de certains détaillants turcs de retirer les produits français de leurs rayons. Le gouvernement français a condamné ces appels au boycott et a appelé à la fin de la campagne anti-française. Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, déclare en réponse que la France n’accepterait pas ces « attaques injustes » contre sa position sur la liberté d’expression et que cette campagne de boycott était « injuste, inacceptable et illégale ».

De même, les médias pro-AKP (parti du gouvernement en place), tels que TRT Türk, ou encore l’agence Anadolu, participent à installer cette vision d’une France islamophobe en reprenant et amplifiant les polémiques nationales. Le but est de prouver que le pays traite les Français musulmans comme des sous-citoyens. À titre d’exemple, on peut citer la décision d’un entraîneur français de football de ne pas faire jouer ses joueurs qui font le jeûne, sous prétexte qu’ils n’auraient pas toutes leurs capacités physiques. À première vue, cette décision, aussi discutable soit-elle, n’a rien à voir avec le gouvernement, mais elle a été reprise par les médias comme l’exemple d’une islamophobie tolérée et encouragée par l’État. À ce titre, on peut citer l’édito de Yeni Birlik, journal proche du pouvoir : « La France, qui est devenue un souffre-douleur au pays et à l’étranger avec Macron, a pris une mesure anti-islamique très appropriée en décidant de ne pas arrêter les matchs pour les footballeurs qui jeûnent […] on peut dire que la France, berceau de la laïcité, a pris une telle décision et l’a mise en pratique alors qu’il y a des dizaines ou des centaines de footballeurs musulmans dans leur championnat, recrutés dans leurs colonies. »

Une influence turque sur la diaspora française

Merve Özkaya, doctorante en science politique à l’Université Grenoble-Alpes, considère qu’il existe une « diplomatie publique » turque visant à reconfigurer son image de façon positive auprès de sa diaspora dans l’objectif d’influencer les politiques des pays concernés. À la différence d’un soft-power basé sur les arts où la langue, la Turquie investit dans des institutions publiques pour se créer un réseau complexe. Celles-ci viennent défendre ses intérêts et appuyer son influence à l’étranger à travers sa diaspora.

Cette dernière est en effet très présente en Europe, principalement en France, en Allemagne, en Belgique ou encore aux Pays-Bas, et majoritairement pro-Erdoğan. L’influence du gouvernement est d’ailleurs établie et prouvée par les chiffres. En effet, lors du premier tour des élections présidentielles de 2023, les citoyens franco-turcs ont accordé près de 65 % de leurs voix au président Erdoğan. La diaspora turque est ainsi majoritairement acquise à la cause de l’AKP. Elle reste cependant à dissocier de l’immigration d’origine kurde, qui fait preuve d’un militantisme fort, notamment en cohésion avec la diaspora arménienne, fréquemment opposée aux pro-Erdoğan qui soutiennent le régime azerbaïdjanais, grand rival dans la région.

Cette diaspora turque est utilisée par Ankara, voire financée dans le cas de certains groupes. Une enquête du Journal du Dimanche révèle ainsi que l’organisation YTB, le Yurtdisi Türkler, soit la Présidence des Turcs de l’étranger et des communautés affiliées, souhaiterait « créer un vote turc », selon la DGSI, pour influencer les politiques en France. Il s’agit pour les services français d’un groupe qui « défend l’identité nationale turque et les droits des Turcs expatriés, ses membres étant particulièrement attachés à la pratique d’un islam rigoriste et à une vision communautariste de la société, rejetant toute assimilation identitaire ou culturelle ». Ce groupe, nommé/surnommé les Loups Gris, sont des Turcs ultra-nationalistes. Le groupe est certes dissous en France depuis un décret du Conseil des ministres datant de 2020, mais il reste cependant actif dans certains réseaux clandestins.

L’un des autres appareils importants sur lequel se repose l’État turc pour asseoir son influence est le Diyanet İşleri Başkanlığı, soit le département officiel de gestion des affaires religieuses. Ses principales missions sont la gestion des mosquées et le choix et le paiement des salaires des imams. L’institution à l’image de la France laïque est censée être soumise au contrôle de l’État. Mais, depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP, elle a vu son pouvoir augmenter grandement, de par son budget, ses positions de plus en plus conservatrices et l’accroissement de ses filiales internationales. Aujourd’hui, la Turquie fournit près de la moitié des « imams détachés », censés encadrer la communauté musulmane et pallier le manque d’imams formés en France.

L’objectif semble ainsi de mettre la France devant ses propres problèmes et conflits internes en exploitant des tensions déjà existantes sur la laïcité et l’islamophobie. Ces groupes et ces discours viennent instrumentaliser des débats sur le séparatisme et les discriminations, transformant les critiques humanistes de la France en une sorte d’hypocrisie occidentale. 

Des appels à projets en Turquie à portée idéologique

La France use également de son appareil diplomatique pour faire parvenir en Turquie certains idéaux propres à ses valeurs nationales. Elle dispose d’écoles hautement qualifiées et fréquentées par les élites locales, comme le lycée Charles de Gaulles d’Ankara ou encore le lycée Pierre Loti à Istanbul. Surtout, la France a contribué à la création de l’Université francophone Galatasaray, l’un des meilleurs établissements d’enseignement universitaire de Turquie, établie par un traité international totalement unique entre les deux pays en 1992. Économiquement, la France est présente via diverses entreprises, et possède un relais de Business France dans la capitale venant promouvoir l’internationalisation de ses marchés. Mais Paris agit aussi par le biais de l’Agence française du développement, et en particulier l’Institut Français, présent à Istanbul, Ankara et Izmir, en mettant en œuvre des appels à projets.

Ces projets, respectant toutes les normes et lois du pays, viennent discrètement  critiquer la situation actuelle du pays, en particulier en ce qui concerne les droits de l’Homme, régulièrement pointés du doigt dans les rapports d’Amnesty International. L’Institut Français en Turquie, en partenariat avec l’ambassade, fait ainsi campagne chaque année pour promouvoir des appels à projets engagés politiquement. Principalement concernant la défense de l’environnement, la lutte contre les discriminations et la promotion des droits humains.

Des communiqués de presse partagent la nomination de plusieurs lauréats, dont la majorité partage des valeurs progressistes. Comme dernièrement en mai 2024, l’association BoMoVu, pour le projet « Critical Body », consistant à encourager les femmes et les personnes LGBTQ+ à « pratiquer une activité sportive et à établir une relation saine et positive avec leurs propres corps. ». Ou encore l’association féministe Local Democracy Agency Edremit, pour le projet « strengthening women’s decisionmaking power and effective political participation in local governance ». Celle-ci critiquant le manque de représentation et de participation des femmes à la vie politique en Turquie, essentiellement gérée par des hommes.

Ces critiques peuvent être ramenées à l’annulation d’un symposium organisé par les ONG LGBT « Siyah Pembe Üçgen » et « Kaos GL » par l’État turc, à l’occasion de la journée internationale des droits de l’Homme en décembre 2017. Celui-ci fut en grande partie soutenu financièrement par le ministère des Affaires étrangères, qui put ensuite le reprogrammer à Izmir. L’objectif étant de « former des fonctionnaires des municipalités de Çankaya (Ankara), d’Istanbul et d’Izmir aux questions d’égalité des genres et de LGBTQI. » On peut comparer ses effets à l’Agence des États-Unis pour le développement international, aujourd’hui critiquée par le gouvernement américain pour financer des groupes minoritaires. Ceux-ci seraient impuissants dans leurs propres pays, agissant ainsi contre les pouvoirs locaux en place. Bien que peu visible, le financement de ces associations invisibilisées constitue une réelle stratégie d’influence visant la population du pays, une influence toutefois difficile à mesurer.

Une défiance continue envers la France à des fins électorales

Ainsi, dans ce conflit plus rhétorique que pratique, la France ne cherche pas à répondre de façon brutale et conflictuelle. Des actions furent prises comme le rappel immédiat de l’ambassadeur de France à Ankara après les premières insultes du président Erdoğan à l’encontre de son homologue français. Mais l’action française peut se résumer par ces paroles de Franck Riester, alors ministre délégué chargé du Commerce extérieur entre 2020 et 2022 : « On laisse l’agressivité au président turc et on souhaite absolument le dialogue. La Turquie est dans un état d’esprit unilatéral de provocation. » Ou encore selon Emmanuel Macron : « On doit réussir à clarifier les choses avec la Turquie, parce que le projet turc tel qu’il est aujourd’hui est un projet politico-religieux. ». Cette critique vient rappeler celle d’une Turquie héritière d’une forme de « néo-ottomanisme », soit d’une politique qui viserait à recomposer une influence impériale perdue depuis les débuts du 20ème siècle, comme le définit le professeur Jean Marcou. Un terme controversé qui se traduirait par un retour vers l’Orient, en contraste d’une critique et d’une fuite de l’Occident, un sentiment de rupture identitaire qui se nourrit largement du refus européen de l’intégration de la Turquie à l’Union.

L’une des erreurs de Paris fut de participer au succès de la rhétorique victimaire du président turc en répondant à ses  provocations. Lors des élections présidentielles en Turquie, il a en effet été constaté que la France avait choisi de réduire ses relations avec la Turquie au maximum pour éviter les polémiques. Ce qui n’a pas empêché les conservateurs turcs de continué d’utiliser l’État français comme l’exemple à ne pas suivre pour achever le Siècle de la Turquie. Une vision politique symbolisée par des objectifs économiques dont la plupart ne furent pas atteints. La Turquie avait pour volonté d’être parmi les 10 premières grandes puissances mondiales en termes de PIB, elle n’est aujourd’hui que 20ème, son chômage était quant à lui de 8,5 % en 2024. Elle avait pour objectif d’avoir un PIB par habitant de 25 000 dollars, il n’était que de 15 666 dollars en 2024. Un échec aussi concernant sa volonté d’aller jusqu’à 500 milliards de dollars en volume des exportations, il n’était que de 254,2 milliards de dollars en 2022. La consommation énergétique, qui devait diminuer de 20 % entre 2011 et 2023, a finalement crû de près de 49,6 %. 

Les raisons de cet échec sont toutes trouvées pour le gouvernement, Erdoğan soutient l’existence d’un « esprit supérieur » dont le but serait de nuire à la Turquie. Un sondage, réalisé par l’institut Ankariote Metropoll Araştırma en avril 2018 révèle que 59 % des électeurs de l’AKP attribuaient cette crise économique et sociale à une ingérence étrangère.  Qu’elle vienne de l’Occident, du FETÖ responsable du coup d’État de 2016, ou encore du PKK, véritable argument rhétoriquement irréfutable des débats politiques. La France, de par sa politique laïque, son histoire coloniale, et ses nombreuses prises de positions sur les divergences internationales en essayant de prendre le premier rôle, peut incarner ce « mouton noir », facilement critiquable pour la Turquie, accusant l’Occident d’hypocrisie et d’ingérence dans les affaires des autres pays.

Ainsi, les médias occidentaux et français, dans leur quasi-totalité, ont milité en grande partie pour la défaite d’Erdoğan aux élection. Avec des Unes choc et des analyses prédisant un futur sombre pour la Turquie en cas de réélection du président en exercice. Pour autant, en prenant l’exemple de la Une de The Economist vilipendant le régime d’Erdoğan, grandement partagée par le pouvoir, ces prises de position vont dans leur sens. En utilisant la rhétorique de l’ennemi extérieur, des USA et de l’UE souhaitant mettre leur pion au pouvoir pour contrer l’indépendance turque voulue par l’AKP. Comme en témoigne dans Yeni Şafak, Mahmut Osmanoğlu, accusant la presse occidentale : « Le fait que les termes utilisés soient très similaires ne soulève pas la question de savoir s’ils travaillent en coordination […] ils désinforment l’Europe et le monde anglophone avec de fausses informations, affectant ainsi leur propre opinion publique ».

Un conflit d’usure nuisant aux relations bilatérales

En effet, le pouvoir français a vite compris qu’il ne gagnerait rien à participer à des joutes verbales avec le pouvoir turc. Ce fut le cas avec le véto turc aux volontés suédoise et finlandaise d’adhérer à l’OTAN, où la France fut l’un des rares pays à ne pas critiquer de vive voix la décision turque. Pour autant, nous aurions pu penser que l’ambition française d’une Europe autonome, voyant son avenir hors du parapluie américain en s’affranchissant de toutes les décisions des États-Unis, auraient pu plaire à la Turquie, qui milite notamment pour la fin du statut de membre permanent au Conseil de Sécurité.

Toutefois, la perception de la France est si négative dans les milieux conservateurs en Turquie que les discours qualifiés par  certains d’anti-américains sont vus avec méfiance.  Comme avec cette interview dans Politico du président Macron le 9 avril 2023, revenant d’un voyage en Chine, où il affirma que : « le grand risque auquel l’Europe est confrontée est qu’elle se retrouve prise dans des crises qui ne sont pas les nôtres, ce qui l’empêche de construire son autonomie stratégique […] L’Europe doit résister aux pressions exercées sur elle pour qu’elle ne devienne pas le « suiveur de l’Amérique ». En effet, en réaction, le président Erdoğan avait proclamé en direct lors de l’émission conjointe de CNN Türk et Kanal D : « L’Occident a un compte à régler à notre sujet. Quelles sont les coulisses du voyage de Macron en Chine ? Pourquoi Macron est-il allé en Chine ? A-t-il beaucoup bavardé ? Il faut analyser en profondeur et voir les réponses à ces points d’interrogation ou ce qu’il y a dans les feuilles de la visite. ». 

La défiance subsiste donc, et ce, malgré les opportunités de rapprochement qui seraient bénéfiques aux deux pays, autant commerciale que politique, alors que l’avenir de l’OTAN sous la seconde présidence de Donald Trump paraît de plus en plus sombre.

Léonard Oger pour le club Influence de l’AEGE

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