Le 24 octobre dernier, le ministère des Armées révélait avoir retenu l’américain Hewlett Packard et Orange pour son supercalculateur de la Défense, au détriment du groupe français Atos. C’est un aveu de faiblesse pour la filière française des centres de données spécialisés en IA, face à des entreprises américaines déjà omniprésentes dans le secteur. Cela pose la question de leur influence dans l’écosystème français de l’intelligence artificielle. Les GAMAM sont-ils des leviers de croissance pour les entreprises françaises ou une menace souveraine pour tout l’écosystème ?
Le marché mondial du cloud computing est largement porté par les hyperscalers américains (soit les plus grands fournisseurs de services de calcul et de stockage de données au monde). C’est encore plus le cas depuis l’explosion de l’intelligence artificielle. D’après Synergy Research Group, 3 hyperscalers américains se partageaient en 2022 66% du marché mondial du cloud. Amazon est le plus gros acteur avec sa filiale AWS, qui capte à elle seule 31% de parts de marché. Microsoft Azure suit avec 21% et Google clôt le podium avec sa suite Google Cloud Plateform (11% de parts de marché).Cette concentration est également physique, avec 2 109 centres de données hébergés aux Etats-Unis en mars 2023, soit une part mondiale de 37,8 %. L’Union européenne en compte de son côté 1 244 (22,3 %), dont environ 250 en France.
Un besoin français qui ne cesse d’augmenter
En France, la demande ne cesse d’augmenter. La croissance des recours aux services bancaires en ligne et mobiles est un exemple de l’augmentation des besoins en infrastructures cloud. Entre 2017 et 2021, l’utilisation des services bancaires en ligne a bondi de 10%, passant de 62% à 72%. De plus, la sensibilité des données bancaires et les besoins de rapidité et de fiabilité exigent l’hébergement des données dans des centres fiables et modernes.
C’est aussi le cas pour les acteurs de l’intelligence artificielle (IA), qui ont besoin d’infrastructures performantes et fiables pour l’entraînement de leurs grands modèles de langage. Et si l’écosystème français de l’IA est très dynamique, avec près de 600 startups de l’IA en 2023, l’offre de cloud computing a bien du mal à suivre le besoin. Ainsi, près de 80% des datacenters seraient inutilisables pour entraîner les modèles d’IA car trop anciens ou peu adaptés aux nouvelles normes et usages.
L’IA, comme les services bancaires, requiert en effet des centres de données modernes, de Tier III et IV, qui ont la particularité d’avoir des temps d’arrêts extrêmement faibles, de l’ordre de 1,6 heure par an, par opposition à ceux de Tier I et II, plus anciens. Ils se distinguent aussi par un taux de redondance plus élevé, ce qui permet d’avoir une infrastructure plus sécurisée et plus fiable. Selon Fabrice Coquio, président de Digital Realty France, « Il faudrait les détruire et tout reconstruire ».
Des investissements américains bienvenus
Dans ce contexte tendu, les capacités d’investissement et d’innovation des hyperscalers leur permettent de se positionner sur ce marché florissant, estimé en 2024 à 5 milliards d’euros, avec une croissance 7 fois supérieure au reste de l’économie. D’autant plus que de nombreuses organisations cessent de gérer leurs infrastructures en interne en basculant vers le cloud computing, constate Alexis Jouan, directeur d’études chez Xerfi. Il poursuit : « En clair, la croissance exponentielle de la demande n’est pas près de s’arrêter. Le parc français de datacenters devrait ainsi augmenter de 20 % d’ici 2026 pour dépasser les 320 unités, selon nos prévisions ».
L’expertise et l’omniprésence des hyperscalers dans toute la chaîne de valeur du cloud leur permet également de proposer des services variés avec des offres complètes et packagées qui vont des simples infrastructures physiques (IAAS pour Infastructure as a Service), aux plateformes cloud (PAAS pour Plateform as a Service) jusqu’aux offres de services (SAAS pour Software as a service).
Lors du sommet Choose France en mai 2024, Microsoft a ainsi annoncé un investissement de plus de 4 milliards d’euros pour renforcer son infrastructure cloud dans l’IA. Cela comprend la création d’un centre de données près de Mulhouse ainsi que l’extension de ceux existants, avec une capacité de 25 000 GPU. Cet investissement s’inscrit dans la volonté de Microsoft de se placer comme un partenaire de référence pour les entreprises françaises en mettant à disposition de nouvelles capacités de calcul. Comme l’indique Brad Smith, « ce dont la France a besoin, c’est d’infrastructures ». Amazon semble du même avis, avec un investissement annoncé à cette occasion d’1,2 milliards d’euros dans l’IA, répartis entre son activité e-commerce et AWS. L’américain Equinix, premier opérateur mondial de datacenter, s’est également engagé à investir 630 millions d’euros pour ouvrir son 11e datacenter en France.
L’omniprésence américaine
La stratégie française pour l’IA prend le parti de se tourner vers les acteurs internationaux pour les infrastructures et de se concentrer sur la partie aval de la chaîne de valeur de l’IA, notamment la recherche sur les technologies algorithmiques. Cette approche s’inscrit dans la lignée des recommandations de la Commission de l’Intelligence Artificielle, qui s’incarne dans des évènements comme Choose France. Le problème de cette stratégie est qu’elle laisse la porte grande ouverte aux GAMAM pour s’imposer sur toute la partie amont de la chaîne de valeur : les infrastructures physiques et le cloud.
Au total, Amazon, Microsoft et Google détiendraient à eux trois au moins 70 % du marché du cloud en France (clients publics et privés confondus), selon le cabinet Markess by Exægises. Les champions français de l’IA n’échappent pas à cette influence, à l’image de Mistral AI qui a signé, en février 2024, un partenariat commercial avec Microsoft. Celui-ci prévoit notamment un contrat d’exclusivité pour Azure, la plateforme cloud de Microsoft. L’entreprise est d’ailleurs dans le viseur de la Federal Trade Commision, qui enquête sur les pratiques concurrentielles des géants du secteur. Cette concentration d’acteurs inquiète également l’Autorité de la concurrence française, qui s’intéresse en particulier aux stratégies mises en œuvre par les entreprises du cloud pour consolider leur oligopole. En voulant accélérer l’émergence d’un écosystème français de l’IA, on se retrouve face au risque de le rendre complètement dépendant des GAMAM et autres entreprises américaines.
Et si cette tendance a été accélérée par l’IA, elle concerne désormais toute la filière des centres de données. En 2023, Morgan Stanley a ainsi racheté UltraEgde, la filiale de SFR qui gère ses datacenters pour un montant de 764 M€. Avec ce rachat, Morgan Stanley se positionne sur le marché européen du cloud computing qu’il souhaite développer, notamment en se spécialisant dans l’edge computing (infrastructures cloud de proximité, particulièrement utiles pour les objets connectés). Le CNRS a également collaboré avec Nvidia et Hewlett Packard pour la construction du supercalculateur Jean Zay, entré en fonction en 2019.
Quelle est la réponse française ?
La réponse française repose sur l’établissement d’une législation stricte, notamment pour le cloud de Défense. Actuellement, le visa SecNumCloud français est la seule réelle certification de « cloud de confiance », car elle protège de l’extraterritorialité des droits étrangers, et notamment du droit américain depuis le célèbre Cloud Act. Plusieurs offres hybrides portées par des duos franco-américains sont toutefois candidates, comme « Bleu » portée par Orange, Google et Microsoft ou « S3NS » par Thales et Google.
L’avenir du SecNumCloud est également menacé par la dernière version de la certification cloud européenne EUCS (European Union Cybersecurity Certification Scheme for Cloud Services). Si elle venait à être adoptée, cette certification à l’échelle de l’UE supplanterait naturellement le SecNumCloud. Le problème étant, comme le note la CNIL, que la dernière version de la certification EUCS ne couvre pas les exigences de souveraineté à la hauteur du SecNumCloud en matière de protection des données personnelles. Autrement dit, elle ne protégerait plus de l’extraterritorialité des droits étrangers.
De leur côté, les fournisseurs français tentent de se démarquer sur le marché en proposant des offres de cloud souverain et de confiance, à destination des entreprises qui traitent des données critiques. Ainsi, Outscale, filiale de Dassault, propose une offre de cloud souverain à destination des industriels et services critiques. Elle a été la première à décrocher la certification SecNumCloud 3.2 de l’ANSSI l’année dernière. C’est également un axe différenciant que met largement en avant OVH Cloud, le champion français du cloud. Son offre Bare Metal Cloud, sortie en octobre 2024, se présente comme une plateforme cloud de confiance, basée nativement sur une isolation physique et logicielle et hébergée dans les datacenters du fournisseur. De son côté, Scaleway tente de se démarquer avec une approche responsable sur le plan environnemental et une offre centrée sur l’intelligence artificielle. L’entreprise a également ajouté l’assistant vocal Moshi à sa plateforme.
Les entreprises françaises de la filière du cloud computing tentent donc de s’adapter, mais ces initiatives restent malgré tout marginales face à la domination américaine sur le marché française, et plus globalement sur le marché européen, voire mondial. Cette situation d’oligopole représente un risque pour les entreprises françaises de l’intelligence artificielle, dont certaines restent pour l’instant compétitives sur la scène internationale, bien qu’elles soient déjà fortement dépendantes des technologies étrangères. L’hégémonie des géants américains, nés de la révolution du numérique, est loin d’être menacée. Et dans la révolution des technologies algorithmiques à laquelle nous assistons, la maîtrise des infrastructures est un avantage clef, que les américains continuent aujourd’hui de posséder.
Arthur Dulcire
Pour aller plus loin :
- Le cloud français peine à raccrocher les wagons de la souveraineté numérique – Portail de l’IE
- EUCS : l’Europe sur le point de renoncer à la protection juridique des données numériques les plus sensibles – Portail de l’IE
- Les GAFAM et la stratégie du cloud de confiance : quid de la souveraineté numérique française ? – Portail de l’IE