Guerre hybride en mer Noire : les ondes au coeur de la stratégie russe 

La mer Noire est devenue un terrain clé de la guerre hybride menée par la Russie, où les ondes jouent un rôle stratégique central. Entre brouillage GPS, émissions radio illégitimes et manipulation cartographique, Moscou s’emploie à redessiner les frontières maritimes. Cette guerre des signaux s’accompagne d’une flotte fantôme qui contourne les sanctions et met en péril les écosystèmes, faisant envisager la pollution comme une nouvelle arme de guerre. 

Plusieurs médias, journaux et revues spécialisées titraient de manière prédictive que 2025 se jouera, d’un point de vue géopolitique, en mer. Entre le sabotage de câbles sous-marins en Baltique, les enjeux liés aux mines dérivantes en Mer Noire, l’exploitation des fonds sous-marins au large de la Papouasie ou encore la flotte fantôme russe qui sillonne le globe, tous les indicateurs semblent pointer vers les eaux. La Russie n’a pas attendu 2025 pour faire de ces dernières une priorité nationale. Depuis Pierre le Grand, elles sont devenues une obsession étatique, pour un pays  grand mais presque dépourvu, en proportion, d’accès à la Mer. 

Guerre des ondes et guerre des cartes : le laboratoire criméen 

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie tente par tous les moyens de légitimer son autorité sur cette région. L’une de ses tentatives de légitimation prend une forme technique, et consiste en l’émission de signaux radio d’avertissements aux navires en Mer Noire, plus précisément sur la NAVAREA III, zone C. Les eaux maritimes mondiales sont divisées en vingt-et-une NAVAREAS (comprendre NAVigation Areas). Ce sont les zones géographiques maritimes dans lesquelles différents pays sont responsables des avertissements de navigation. Plusieurs informations clés peuvent être transmises par les autorités en charge de la NAVAREA. Cela concerne entre autres les risques de mine dérivante, le déploiement des navires dans le cadre d’exercices militaires, les fermetures de zones, ou encore les marées noires.

Les premières NAVAREAS datent de 1974 et sont issues de la volonté de l’Organisation Hydrographique Internationale (International Hydrographic Organization – IHO) d’avoir un système international coordonné de transmission d’informations aux navires. Le but est d’éviter les accidents en mer. Considérant qu’à l’époque, chaque pays était strictement responsable de son domaine maritime national, les zones maritimes internationales étaient laissées de côté, et il n’y avait pas de standardisation de transmission des avertissements. La division actuelle des NAVAREAS date de novembre 1991, et a été établie par l’Organisation Maritime Internationale (International Maritime Organization – IMO). En l’espèce, l’Espagne, et son bureau hydrographique de la marine, a compétence sur la NAVAREA III, qui couvre la Méditerranée, la Mer Noire et la Mer d’Azov.

« NAVAREA Delimitation » United States Coast Guard 

Ces mêmes NAVAREAS sont re-divisées en zones plus petites, désignées par des lettres, impliquant le plus souvent les pays littoraux de la zone en question. En l’occurrence, la Mer Noire est partagée entre plusieurs pays, comme l’Ukraine et la Russie, ayant chacune compétence aussi sur une zone (Voir figure 1). C’est un système vertical, où les informations doivent passer par le pays qui a compétence sur la NAVAREA avant d’être retransmises à l’ensemble des navires sur les eaux de cette zone. Pour la Mer Noire donc, c’est le bureau hydrographique de la marine espagnole qui décide des stations responsables de quelle zone d’eau. Il publie ainsi les avertissements transmis par les différentes stations (elles-mêmes ayant une « zone de couverture NAVTEX »), choisissant des informations à publier. 

Figure 1 : « Répartition des zones de responsabilité entre les pays (stations NAVAREA) en mer Noire et en mer d’Azov », Black Sea News, 2021

Figure 2 : « Zone d’émission des avertissements russes ou propositions de la Fédération de Russie sur la redistribution des zones de responsabilité entre les pays (stations NAVAREA) dans la mer Noire et la mer d’Azov, en tenant compte de l’occupation de la péninsule de Crimée », International Hydrographic Organization,  2017

Comme indiqué sur la figure 1, la mer Noire autour de la Crimée est divisée entre la Russie, côté Est, et l’Ukraine, côté Ouest. Avant l’annexion de la Crimée, la station de Kertch (Ukraine, puis territoire annexé) était responsable de la communication de la navigation au large des côtes de la péninsule. Après l’annexion, une station à Berdiansk (Ukraine) est devenue responsable de zones proches de l’est de la Crimée. Tandis que la responsabilité des régions occidentales a incombé à la station d’Odessa. En analysant les zones sur lesquelles les autorités russes émettaient régulièrement des avertissements, on peut délimiter un nouveau périmètre, représenté sur la figure 2, qui montre le territoire marin sur lequel la Russie tentait d’avoir compétence. 

Jusqu’en 2021, le bureau de la marine espagnole ignorait les informations de la station de Novorossiysk (Russie) concernant les eaux ukrainiennes occupées par la Russie près de la Crimée, malgré les tentatives russes répétées. Toutefois, le 22 avril 2021, le bureau hydrographique espagnol publia pour la première fois un message russe sur la Crimée, concernant « la fermeture des eaux près de la Crimée d’ici la fin du mois d’octobre ». Le rapport du bureau hydrographique espagnol indiquait ainsi que le mouvement « dans les eaux de la Fédération de Russie » était interdit. Toutefois, les coordonnées géographiques transmises correspondaient à une zone située au large des côtes ukrainiennes et dont la station NAVTEX d’Odessa (Ukraine) avait la responsabilité. En somme, après de multiples tentatives russes, Cadiz diffusait enfin des avertissements russes concernant une zone ukrainienne, de jure

Dans l’environnement des experts de Kiev, la position du coordinateur espagnol NAVTEX avait été perçue comme scandaleuse. « À l’aide des pouvoirs conférés par la communauté maritime internationale, l’Institut Hydrographique Espagnol a diffusé un message de navigation russe concernant la restriction illégale de la navigation par la Russie à l’intérieur d’une mer territoriale ukrainienne, qui contribue en fait à la légalisation de l’occupation illégale des eaux de la mer ukrainienne (Crimée) par la Russie », déclarait Bogdan Ustimenko, directeur de lInstitut Ukrainien des Affaires Maritimes et de la Sécurité, à la suite de cet événement. Les experts s’inquétaient aussi du risque induit par l’émission d’informations différentes, voire contradictoires, entre les stations ukrainiennes et russes.  Le problème fut « réglé » en 2022, quand la Russie s’empara du territoire sur lequel se trouvait la station ukrainienne de Berdiansk. Désormais, la Russie domine, de facto, les eaux de la Mer d’Azov et de la Crimée à travers l’émission des avertissements par les stations de Kertch, Berdiansk, et Novorossiysk.

Le Kremlin ne s’est toutefois pas contenté d’émettre des avertissements sur des eaux qui n’étaient pas les siennes. L’autre tentative russe de légitimation de son autorité sur la Crimée, et traduisant la guerre hybride qu’a menée la Russie en Ukraine, concerne l’émission de cartes représentant ce territoire comme russe. Une insistance qui semble avoir fonctionné jusqu’au niveau international. En l’espèce, Google, dès 2014, choisissait de représenter la Crimée comme territoire russe, lorsque Google Maps était utilisé en Crimée et en Russie. Apple suivait en novembre 2019, représentant aussi la Crimée comme territoire russe. L’indication de la localisation des lieux dans l’application Weather se fait depuis sous la forme : [ville, région (Crimée), pays (Russie)]. Par ailleurs, la frontière entre la Russie et la Crimée n’est plus visible dans l’application Maps

Le spoofing, ou la déstabilisation par les ondes 

Les avertissements radio sur une zone maritime qui n’est pas la sienne, et les émissions de cartes, sont deux exemples des moyens cognitifs employés par la Russie dans ses logiques de conquête de territoires. Il convient également de parler du trucage de signaux GPS ou spoofing, qui est une autre composante de la technicité des moyens déployés par la Russie. Cela, dans le but de brouiller les pistes, créer des situations de tension, et continuer à servir ses intérêts économiques qui sont le nerf de la guerre. Tous les navires émettent normalement des signaux permettant de les identifier et de les localiser : c’est le Système Automatique d’Identification, ou AIS (Automatic Identification System). Leur localisation permet d’assurer la protection générale des navires sur les mers (risques de collision), de les informer de risques spécifiques ou d’indications météorologiques. C’est également un moyen de s’assurer que des navires militaires d’un pays ne rentrent pas, sans autorisation, dans la zone maritime d’un autre pays. 

Toutefois, des méthodes peuvent être utilisées pour dissimuler sa localisation réelle. Une première méthode consiste simplement à arrêter manuellement le transpondeur, et ainsi n’émettre ni recevoir aucun signal GPS. La deuxième méthode consiste à usurper ou délivrer de faux signaux GPS, afin de tromper l’utilisateur ou falsifier son propre historique de navigation. C’est cette dernière que l’on appelle spoofing, à ne pas confondre avec le jamming, qui est le brouillage des signaux GPS. Ce sont deux notions surtout utilisées du côté NAVWAR (Navigation Electronic Warfare) par les acteurs qui y sont confrontés et qui essayent de s’en prémunir. Dans le cas de la Russie, ce n’est pas un problème auquel sa marine est confrontée, mais une méthode employée pour créer des situations de tension, comme en juin 2021 en Mer Noire.

Un papier publié par les chercheurs Andriy Klymenko, Tetiana Gucakova et Olga Corbut a démontré que, dans la nuit du 29 au 30 juin 2021, le destroyer de la 6ème flotte américaine USS Ross pouvait être localisé près de Sevastopol. En réalité, au même moment, avec preuve caméra à l’appui, il était stationné dans le port d’Odessa. Son signal a été trafiqué pour le faire apparaître là où il n’était pas. De la même manière, une semaine plus tôt, le 18 juin 2021, le signal AIS du USS Laboon le montrait en train de passer le détroit de Kertch et d’arriver en mer d’Azov. 

Figure 3 : « Position et trajet de l’USS Laboon selon le signal AIS, au 18 juin 2021 », par Black Sea News, avec les données de Marine Traffic

À noter que deux jours plus tôt, le 16 juin 2021, les médias russes titraient que la marine américaine avait « l’intention » de passer sous le pont de Kertch, afin de rejoindre la mer d’Azov. Des informations non corrélées à la réalité, qui démontrent l’utilisation active du spoofing par les russes pour créer des situations de tensions afin de justifier leurs actions.

L’ubiquité programmée de la flotte russe : une manière de contourner les sanctions 

Le spoofing n’est pas utilisé uniquement pour créer des situations de tension en perturbant des navires de flotte étrangère, mais également, pour faire disparaître sa propre flotte des radars. La Russie exploite, depuis le début des sanctions, une « flotte fantôme »  estimée à environ 1400 tankers. Cette flotte fantôme possède plusieurs caractéristiques : navires vieillissants en très mauvaise condition sous pavillons complaisants, propriété d’armateurs peu scrupuleux, pas d’assurance, mais aussi et surtout, signaux GPS volontairement biaisés. Elle est utilisée en particulier pour continuer les exportations de pétrole russe. Toutefois, et depuis quelques mois, il semblerait qu’une flotte fantôme méthanière se développe également. Une enquête menée par Les Observateurs de France 24 révélait ainsi, en août 2024, que la Russie continuait d’exploiter ses sources de gaz naturel liquéfié en Sibérie occidentale, et d’exporter ce GNL. 

En effet, selon les images satellite fournies par Sentinel, un méthanier était observable les 1er et 2 août 2024, amarré au terminal du port Arctic LNG 2, un projet russe de gaz naturel liquéfié sanctionné par les États-Unis. Ce méthanier a été identifié par la suite comme étant le Pioneer 2 (IMO : 9256602), un méthanier d’environ 250 mètres sous pavillon des Palaos. Or, les données transmises entre le 23 juillet et le 6 août 2024 indiquent qu’il serait resté à plus de 1 200 kilomètres du projet Arctic LPG 2, dans la mer de Barents, en faisant des boucles d’une soixantaine de kilomètres en pleine mer. Une trajectoire qui n’a aucun sens, à moins que le signal soit falsifié. 

Deux autres méthaniers furent aperçus selon les mêmes schéma de spoofing, sur la même période : l’Asia Energy (IMO : 9606950) et l’Everest Energy, (IMO : 9243148). Afin de dissimuler l’origine de ce GNL, et le fait qu’il provient d’une exploitation dont la production est sous sanctions internationales, la Russie a utilisé là aussi le spoofing. Fin août 2024, ces trois méthaniers ont été inscrits sur la liste des actifs matériels sanctionnés par les États Unis. Depuis la date de parution de l’enquête, l’Asia Energy est passé sous pavillon des Bahamas, et l’Everest Energy a changé son nom pour Metagas Everest, désormais sous pavillon des Curaçao. Quant au Pionner 2, son signal AIS le localisait, le 11 mars 2025, près de Vladivostok, où il tourne en boucle, sur une surface d’à peu près 500 mètres ou 0.250 miles nautiques … (voir Figure 4). 

Figure 4 : « Trajectoire du Pioneer 2 au 11 mars 2025 », E.S avec les données de Vessel Finder, 2025.

L’expression « flotte fantôme » reste toutefois à relativiser, comme le précisait le docteur Andriy Klymenko dans une interview donnée au Ukrainian Week en février 2025. La grande majorité de la flotte exploitée par la Russie n’est pas fantôme, elle est connue, et visible, peut-être pas par les instances internationales, mais par les ukrainiens et les chercheurs qui travaillent sur ce sujet depuis plus d’une décennie. De plus, la flotte russe n’est qu’en petite partie, selon Andriy Klymenko, sous pavillon étranger complaisant. Dans les faits, et selon ses observations, une grande partie des navires serait en réalité sous pavillon grec, puis russe, et enfin, azéri.

En dehors du contournement des sanctions et de l’utilisation de sa flotte fantôme pour financer son effort de guerre, les navires vieillissants exploités par la Russie posent également un immense risque écologique et humain. Considérant leurs conditions d’utilisation, et le fait que la très grande majorité ne sont pas assurés, car ne répondant pas aux normes de sécurité, les risques d’accidents sont multiples et les solutions presque inexistantes. La pollution du milieu marin par les navires est réglementée par la Convention internationale pour la prévention de la pollution par les navires (MARPOL73-78), adoptée le 2 novembre 1973 à l’OMI. Tous les pays signataires de cette convention (dont la Russie) sont tenus de respecter les principes édictés, visant à limiter la pollution des eaux.  Il est fait mention dans cette charte de l’existence de « zones spéciales ». Au nombre de dix, ce sont des zones maritimes dans lesquelles des garanties supplémentaires doivent être prises, au vu de leur taux de fréquentation et de critères géographiques et économiques. La Mer Noire est l’une de ces zones spéciales.

Flotte fantôme et spoofing : la pollution comme nouvelle arme de guerre ? 

En décembre 2024, deux tankers russes (Volgoneft 212, IMO : 7024976 ; Volgoneft 239, IMO : 2373906) se sont échoués dans le détroit de Kertch, près du port de Taman. Ces derniers transportaient entre 8000 et 9000 tonnes de produits pétroliers (mazout), faisant de cette marée noire l’une des plus grosses catastrophes naturelles des dernières années. Quelques mois avant, le Volgoneft 239  avait été déclaré inapte au transport de marchandises dangereuses, après des tests techniques, il n’aurait donc jamais dû être en mer. Bien que les deux navires furent construits il y a plus de 50 ans, ils étaient donc toujours exploités par la Russie. Ces derniers faisaient probablement partie de la flotte fantôme russe. Avant l’invasion russe, un problème d’une telle envergure aurait pu être limité plus efficacement, par exemple avec un recours à l’aide internationale. Mais la fermeture de la Mer Noire aux navires étrangers par la Turquie conformément à la Convention de Montreux a rendu cette option délicate sinon impossible. Plusieurs observatoires commencent désormais à mesurer l’impact désastreux de cette marée noire sur les écosystèmes. 

Sur la combinaison spoofing et pollution maritime, on peut citer le cas du New Sunrise (IMO : 9234599), un tanker pétrochimique sous pavillon libérien exploité par une compagnie russe. Skytruth publiait en février 2025 une enquête menée par Bjorn Bergman et Kelly Franklin sur la manière dont la position transmise par l’AIS du New Sunrise avait été falsifiée. Entre le 14 et le 25 novembre 2024, ainsi qu’entre le 4 février 2025 et la date de la publication de l’enquête (19 février 2025), la position GPS du New Sunrise ne correspondait pas à sa localisation réelle. Sur ces périodes, l’AIS pointait respectivement en Mer Baltique, puis dans le Golfe Persique, en eaux irakiennes. De plus, la transmission AIS entre le 29 août et le 11 septembre 2024 avait été désactivée. 

L’enquête démontre, en se basant sur les données de la plate-forme de recherche de pollution marine par les hydrocarbures Cerulean, que le tanker New Sunrise fut très probablement à l’origine de trois marées noires observées en septembre et en novembre 2024 en mer Noire. Or, sur ces deux périodes, l’AIS du New Sunrise était soit inexistant (transpondeur désactivé volontairement), soit falsifié … Bien que ce ne soit peut-être pas l’intention première, la pollution pourrait, à terme, être utilisée comme une véritable arme. Provoquer volontairement des marées noires par exemple, à proximité de littoraux ennemis, pourrait entrer dans l’arsenal de la guerre hybride. Une évolution de pratiques à suivre, bien que l’usage de techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles est interdit par la Convention ENMOD de 1976. 

En conclusion, alors que les ondes étaient devenues un nouveau terrain d’affrontement entre l’Ukraine et la Russie depuis la Crimée, ces dernières sont désormais exploitées par le Kremlin dans des tactiques de guerre hybride particulièrement développées. Le législatif et le technique s’associent, le public et le privé se confondent, et toutes les zones grises moralement inacceptables mais physiquement exploitables sont maintenant creusées. 

E.S 

Pour aller plus loin :