L’ « arme du faible au fort », c’est ainsi qu’est désigné l’affrontement informationnel. Il permet de rééquilibrer un rapport de force asymétrique. Conscientes de cet enjeu, les organisations djihadistes ont fait de l’information un outil stratégique majeur.
La propagande djihadiste est devenue un outil redoutablement efficace pour les groupes terroristes, leur permettant de démultiplier leur force de frappe. Dans un monde de plus en plus numérique, Matthieu Creux et Antoine Violet-Surcouf, dans La fabrique de la propagande djihadiste, proposent une analyse approfondie des enjeux de cette propagande. L’ouvrage met en garde contre les capacités de résilience et d’adaptation des groupes « djihado-salafistes », qui s’approprient les outils modernes pour influencer, recruter et terroriser. Cette montée en puissance en termes de propagande leur permet notamment d’encourager l’action violente individuelle de « loups solitaires ».
Comprendre les propagandistes djihadistes
Professionnalisation de la propagande
Les auteurs commencent leur ouvrage en constatant la professionnalisation des stratégies de propagande terroriste. La communication n’est plus un simple outil accessoire mais une priorité stratégique, théorisée et structurée. Elle vise à atteindre des objectifs multiples : diffuser un message idéologique, rassembler une communauté de croyants et légitimer le recours à la violence. Ces objectifs, inhérents à la propagande djihadiste, se sont affinés avec le temps et les nouvelles technologies.
Dès les années 1980, l’utilisation d’Internet par plusieurs organisations djihadistes a jeté les bases d’une propagande numérique. Al-Qaïda a ainsi réussi à transformer Internet en un terrain de repli après le 11 septembre, tout en théorisant un « djihad d’atmosphère », favorisant les actions individuelles inspirées par une idéologie propagée en ligne. L’émergence de Daesh marque une nouvelle étape dans cette dynamique. L’organisation se distingue par une propagande centralisée, comparable à celle des grandes entreprises ou des partis politiques. Son objectif est à la fois de recruter et de légitimer l’instauration de son État. Ses structures médiatiques, telles qu’Amaq News Agency et Al-Hayat, ont permis de produire un contenu cohérent et percutant.
Forte capacité d’adaptation
L’efficacité de la propagande djihadiste tient à son adaptation aux évolutions technologiques. Si les premiers sites étaient rudimentaires et vulnérables, les réseaux sociaux et les messageries cryptées, comme Facebook, Twitter ou Telegram, offrent désormais des espaces d’expression accessibles et interactifs. Cette « horizontalité » de la culture Internet s’intègre aux stratégies terroristes, s’appuyant sur une multitude de sympathisants en ligne capables de relayer efficacement la propagande, témoignant d’une résilience collective.
Les groupes djihadistes ont su tirer parti de l’évolution des émetteurs de leur propagande. Les propagandistes djihadistes, devenus professionnels de la communication, maîtrisent les outils numériques et les codes visuels. Ces derniers jouent un rôle clé dans l’efficacité de leur message. Le drapeau noir de Daesh, par exemple, est devenu une marque de terreur mondiale, conçue pour évoquer des symboles religieux et historiques. De même, les choix de noms, slogans et apparences vestimentaires contribuent à forger une identité cohérente et reconnaissable, tout en exerçant une pression psychologique sur leurs adversaires.
Comprendre la propagande terroriste
Le narratif djihadiste
Dans leur ouvrage, Matthieu Creux et Antoine Violet-Surcouf rappellent la puissance du narratif djihadiste. Le récit djihadiste, arme idéologique redoutable, repose sur une narration puissante, complexe et structurée. En intégrant certains codes du nazisme, Daesh et d’autres groupes djihadistes construisent un récit mêlant histoire et religion, exaltant une époque passée idéalisée. Les auteurs soulignent également que la propagande djihadiste détourne des valeurs traditionnelles, telles que l’honneur, la solidarité et la prédestination, pour soutenir un projet idéologique radical.
Doublée d’une vision manichéenne du monde – opposant le Bien et le Mal, le califat et l’alliance des « Juifs et des Croisés » – cette narration légitime la violence tout en renforçant l’adhésion des sympathisants à un projet de société structuré face au chaos ambiant. Le sermon du Ramadan prononcé en 2014 par le fondateur de Daesh, Abou Bakr al-Baghdadi, qualifié par les auteurs de « I have a dream » djihadiste, incarne les fondements de ce narratif.
Afin de « terroriser, rassembler et recruter », les terroristes islamistes segmentent efficacement leur propagande en fonction de leur audience-cible. En effet, les groupes djihadistes sont capables de diffuser des messages spécifiques à des groupes variés, allant des jeunes défavorisés aux diplômés, en passant par les femmes. Ces dernières, longtemps sous-représentées dans la propagande djihadiste, constituent désormais une audience-cible majeure pour la propagande terroriste. L’organisation les incite à rejoindre la cause, souvent en mettant en avant leur rôle sacré de mère ou d’épouse, mais parfois aussi en tant que combattantes à part entière.
Les mécanismes de la propagande djihadiste
Afin de mettre en œuvre leur propagande, les organisations terroristes islamistes misent sur deux leviers puissants : les ressorts psychologiques et les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Concernant les opérations psychologiques (psyops), les « propagandistes de la terreur » possèdent un savoir-faire comparable à celui des lobbys ou des grandes puissances. Exploitant leviers émotionnels, techniques de manipulation et biais cognitifs, ils jouent sur la perception de leur audience. La peur, levier central, sert à inciter à la violence en alimentant le sentiment d’humiliation d’une oumma prétendument opprimée par une société occidentale jugée « islamophobe ».
Le cyber-espace, initialement terrain de repli face aux pertes territoriales et militaires, est devenu un espace d’expansion stratégique pour ces groupes. Cette stratégie s’appuie sur le concept de « nizam la tanzim » (par le bas et structuré) d’Abou Moussab al-Souri, qui prône un djihad décentralisé et local, adapté à la « nébuleuse informationnelle » de la propagande djihadiste. Cette stratégie de « cyber-califat » s’illustre par une forte capacité d’adaptation face aux politiques de modération et aux évolutions technologiques des plateformes numériques. Comme le déclare l’islamologue Gilles Kepel, « Al-Qaïda était l’enfant d’Internet et d’Al Jazeera, Daesh est l’enfant de Twitter, Facebook et YouTube ». Par ailleurs, l’usage de messageries cryptées, particulièrement Telegram, et du darkweb, permet aux djihadistes de fomenter des attaques et de poursuivre le recrutement d’individus radicalisés.
Lutter contre la propagande djihadiste
Les limites du dispositif français
Dans la dernière partie de La Fabrique de la Propagande djihadiste, les auteurs analysent les enjeux et les limites du dispositif français de lutte contre la propagande djihadiste. Les actions militaires et judiciaires, bien que nécessaires, s’avèrent insuffisantes pour endiguer le phénomène. Malgré des années de recours à ces moyens, les groupes djihadistes demeurent résilients et les attentats commis par des individus « inspirés » persistent.
L’objectif principal de la lutte contre la propagande terroriste est de contrer les intentions des propagandistes. Face à la terreur, la priorité est de rassurer les populations, tout en condamnant fermement les violences. En termes de prévention, le véritable défi consiste à prévenir la radicalisation, ce qui passe par un discours adapté aux différents publics cibles. Pour contrer efficacement la propagande terroriste, il est également crucial de détourner les audiences vulnérables et de les protéger des messages extrémistes.
Les autorités françaises ont mis en place plusieurs dispositifs pour contrer ce phénomène, mais des obstacles persistent. La jeunesse, par exemple, est particulièrement réticente à la communication institutionnelle. La lutte passe aussi par le blocage des vecteurs de diffusion. Si des lois ont été adoptées, telles que la loi du 13 novembre 2014 ou la loi infox de 2018 en France, l’effort reste encore dispersé. Le rôle des géants du web, comme Google, Meta et Telegram, est primordial, mais l’approche varie considérablement d’une entreprise à l’autre. Cela souligne l’urgence d’une coopération renforcée entre acteurs publics et privés.
L’approche de l’influence crafting
Face à ce constat, les auteurs mettent en avant l’approche de l’influence crafting comme solution prometteuse. Celle-ci peut se résumer aux étapes suivantes :
Le cycle de l’influence crafting énoncé dans La Fabrique de la Propagande djihadiste (source : Louis Quinet).
Pour contrer efficacement la propagande terroriste, l’influence crafting permet de cartographier précisément les audiences ciblées et de créer des contre-discours pertinents. Plutôt que de se limiter à des interdictions ou à la surveillance, Mathieu Creux et Antoine Violet-Surcouf préconisent de s’inspirer des stratégies psyops employées par des pays comme le Royaume-Uni, Israël ou les États-Unis. Cela inclut une analyse fine des tactiques terroristes, la définition de narratifs adaptés à chaque audience et le choix des vecteurs de diffusion appropriés.
Les contre-récits jouent un rôle clé en déconstruisant les incohérences idéologiques des discours djihadistes. Ils exposent les contradictions internes du djihadisme salafiste, comme la violence contre des innocents ou des pratiques contraires aux préceptes islamiques. La création d’organismes indépendants, à l’instar de Quilliam Foundation au Royaume-Uni, pour produire ces discours et intervenir dans les communautés musulmanes est une solution prometteuse. Toutefois, cet effort requiert une approche collective et pluridisciplinaire. Les auteurs suggèrent de créer un organe civilo-public – impliquant autorités, experts, chercheurs et acteurs privés – pour coordonner ces initiatives.
Louis Quinet
Pour aller plus loin :