Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, les sanctions occidentales cherchent à limiter les revenus énergétiques de la Russie, essentiels à son effort de guerre. Pourtant, malgré l’embargo et le plafonnement des prix, Moscou parvient toujours à exporter son pétrole grâce à un réseau opaque de navires. La « flotte fantôme », sans propriétaire identifiable ni assurance, représente aujourd’hui 17 % des pétroliers mondiaux.
Le pétrole et le gaz sont au cœur de l’économie russe, représentant une part essentielle de ses revenus. En 2021, les hydrocarbures ont contribué à hauteur de 45 % du budget de la Russie et plus de 60 % de ses exportations. Face à cette dépendance, l’Europe espérait, à travers ses sanctions économiques, infliger un coup dur à Moscou, son principal fournisseur énergétique. Pourtant, malgré l’instauration d’un embargo et l’imposition d’un prix plafond de 60 dollars par baril, la Russie demeure l’un des trois plus grands producteurs de pétrole au monde. Ses revenus pétroliers n’ont diminué que de 14 %, passant de 512 à 441 millions d’euros. Pour maintenir ses exportations, Moscou s’appuie sur une flotte vieillissante opérant hors des circuits traditionnels de certification et d’assurance. Transferts en haute mer, pavillons de complaisance et sociétés écrans sont autant de stratagèmes utilisés pour contourner les sanctions. Mais l’essor rapide de cette flotte clandestine soulève des inquiétudes économiques, environnementales et géopolitiques.
L’investissement russe de 10 milliards de dollars
Depuis 2022, la Russie aurait investi près de 10 milliards de dollars pour développer sa « flotte fantôme », un réseau de pétroliers vieillissants opérant sous pavillon de complaisance et appartenant à des entités opaques, étroitement liées à Moscou et basées principalement aux Émirats arabes unis, en Inde et en Asie. Ces navires, souvent mal ou non assurés, parviennent à échapper aux contrôles en modifiant fréquemment leur nom, leur pavillon et leur immatriculation. Ce dispositif n’est pas nouveau : des pays comme l’Iran, le Venezuela ou la Corée du Nord ont déjà utilisé des flottes fantômes. Cependant, Moscou se distingue par l’ampleur et la sophistication de ses opérations.
Plusieurs stratégies sont employées. D’abord, le transbordement en haute mer permet aux pétroliers russes de transférer leur cargaison à d’autres navires loin des eaux territoriales, compliquant leur traçabilité. Récemment, une telle opération a eu lieu au large du Maroc puisque, face au durcissement des restrictions en Grèce, la Russie utilise désormais le port de Nador comme point de transfert. De petits pétroliers russes y déchargent leur cargaison sur des navires plus imposants, facilitant ainsi son acheminement vers l’Asie tout en contournant les sanctions occidentales. Pour éviter d’être repérés, certains navires coupent leur transpondeur AIS, naviguant sans signal. D’autres s’appuient sur un réseau d’intermédiaires et de sociétés écrans basées dans des juridictions peu contraignantes, brouillant ainsi l’origine du pétrole. Enfin, une partie de ces cargaisons transite sur des ports situés hors du champ des sanctions, notamment en Chine, en Inde et au Moyen-Orient, où les contrôles sont moins stricts.
Aujourd’hui, environ 600 tankers assurent près de 70 % des exportations maritimes de pétrole russe, avec des volumes transportés ayant quadruplés depuis avril 2022. Ces navires opèrent principalement en mer Baltique et en mer Noire, avec pour principales destinations l’Inde, la Chine et la Turquie, où le pétrole est raffiné localement. Sous forme de produits dérivés, il peut ainsi parvenir en Europe, contournant les sanctions.
Des navires sans assurance
La « flotte fantôme » russe navigue sans assurance P&I (protection et indemnisation), pourtant obligatoire pour les navires commerciaux, couvrant des risques tels que les conflits, les collisions ou les dommages environnementaux comme les marées noires. En effet, 90 à 95 % de ce marché est dominé par des assureurs européens et britanniques, qui appliquent strictement les sanctions contre Moscou. Faute de cette couverture, ces navires se tournent vers des assurances russes, largement insuffisantes pour faire face aux risques du transport maritime, exposant ainsi les équipages à des conditions de travail dangereuses.
Lors d’une rencontre à Tallinn en décembre 2024, les dirigeants de la Force expéditionnaire conjointe, regroupant les pays scandinaves et baltes, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Pologne, ont donné pour instruction à leurs autorités maritimes de vérifier les documents d’assurance des navires suspects naviguant dans leurs eaux, notamment dans la Manche, les détroits danois et suédois, ainsi que le golfe de Finlande. Cette décision souligne la difficulté d’appliquer les sanctions contre Moscou et les risques croissants pour l’Europe : sans assurance adéquate, un accident impliquant un pétrolier russe pourrait entraîner une catastrophe environnementale, avec des coûts non couverts.
Des navires considérés comme de véritables menaces écologiques
L’assureur allemand Allianz met en garde contre les risques environnementaux et sécuritaires. En raison du mauvais état des navires et du manque de surveillance des opérations de transport et de transbordement, ces bateaux, souvent en fin de vie, continuent d’être exploités pour des activités à haut risque. En 2024, la collision entre le Volgoneft-212 et le Volgoneft-239, à l’origine d’une marée noire, est soupçonnée d’appartenir à cette « flotte clandestine ». Depuis mi-décembre, le détroit de Kertch, entre la Russie et la Crimée, est gravement pollué par le naufrage de ces navires. Les deux pétroliers transportaient 9 200 tonnes de mazout, un hydrocarbure qui ne flotte pas à la surface et pour lequel aucune technologie éprouvée ne permet une élimination efficace dans l’eau. Selon les autorités russes, au moins 26 % de la cargaison se serait déjà dispersée en mer. Ces pétroliers, véritables bombes à retardement, menacent gravement la sécurité maritime internationale.
Une flotte d’espionnage : Les câbles sous-marins de la mer du Nord, cible de ces navires fantômes
La marine suédoise rapporte que les navires fantômes opérant dans les eaux de sa zone économique exclusive ne se limitent pas à leurs activités habituelles : ils sont également équipés de dispositifs de communication que n’utilisent pas les navires marchands classiques, suggérant qu’ils jouent un rôle d’espionnage.
Elle semble également impliquée dans des actes de sabotage, comme l’a révélé un incident survenu fin 2024 en mer Baltique. Quatre câbles électriques vitaux, dont l’EstLink 2, ont été endommagés, perturbant les échanges énergétiques entre la Finlande et l’Estonie ainsi que les communications régionales. L’enquête finlandaise a désigné le pétrolier russe Eagle S, un navire enregistré sous le pavillon des îles Cook mais suspecté d’appartenir à un réseau de navires clandestins russe, comme étant responsable du sabotage. En provenance d’un port russe et transportant de l’essence sans plomb, il a été intercepté par la marine finlandaise et escorté par un patrouilleur pour un examen approfondi. Cette situation a conduit l’OTAN à renforcer sa présence en mer Baltique, en réponse à l’escalade des risques de nouvelles attaques.
Les États disposent de moyens d’action limités, car ils ne peuvent empêcher ces navires suspects de naviguer dans leurs eaux territoriales. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer leur garantit en effet un « droit de passage inoffensif ». De plus, une inspection systématique de ces navires n’est pas envisagée afin d’éviter toute escalade. Une intervention des garde-côtes pour examiner ces navires, pourtant déclarés civils, pourrait être interprétée comme une provocation par Moscou, avec un risque de tensions diplomatiques, voire militaires. L’Union européenne a cependant renforcé ses restrictions contre cette flotte clandestine avec le Règlement (UE) n° 2025/395 du 24 février 2025. Dans le cadre de son 16e train de sanctions, elle a ajouté 74 nouveaux navires à la liste de la « flotte fantôme », portant leur nombre à 153. Ces navires sont désormais interdits d’accès aux ports et services européens, entravant leur capacité à opérer légalement et à transporter du pétrole russe.
Exclure complètement le pétrole russe du marché : une solution plus efficace ?
Exclure complètement le pétrole russe du marché pourrait priver Moscou de ses ressources et affaiblir sa capacité à poursuivre la guerre. Cependant, cette option est rejetée par les pays occidentaux. Selon l’économiste Benjamin Hilgenstock, la stratégie des sanctions occidentales vise à maintenir les volumes d’exportation afin d’éviter une crise pétrolière qui, bien que dévastatrice pour l’économie russe, pourrait également entraîner un effondrement des économies européennes.
Selon lui, le principal problème réside dans le manque d’application stricte des règles du plafonnement des prix par les pays du G7. Il préconise des contrôles plus rigoureux pour limiter efficacement les revenus pétroliers de la Russie. Si le plafond était appliqué de manière stricte ou abaissé à 50 dollars le baril, les revenus pétroliers russes diminueraient considérablement. Une solution serait donc de renforcer l’application du plafonnement des prix, plutôt que d’opter pour une interdiction totale du pétrole russe. L’exclusion totale semble encore lointaine, car de nombreux États européens continuent d’acheter des produits pétroliers russes via des pays tiers. En 2023, l’Inde a enregistré des niveaux records d’importations de pétrole raffiné (+115 %), tandis que les importations de pétrole brut en provenance de Russie ont doublé. De plus, l’une des plus grandes raffineries indiennes, située à Vadinar, est détenue à 49 % par Rosneft, le géant russe de l’énergie.
Face à l’essor de la « flotte fantôme » russe, les sanctions internationales peinent à endiguer ce commerce clandestin, tandis que les tensions en mer Baltique ne cessent de croître. Malgré le renforcement du dispositif de surveillance de l’OTAN depuis le 14 janvier, Moscou poursuit ses manœuvres en exploitant les failles du système. Selon le ministre de la Défense néerlandais Ruben Brekelmans, les forces alliées mobilisent drones, avions de patrouille maritime, navires et imagerie satellitaire pour suivre ces pétroliers, qui s’éloignent dès qu’ils se savent repérés. Les tensions atteignent un niveau critique. Mi-janvier, le ministre des Armées Sébastien Lecornu a révélé que l’Atlantique 2 français avait été « illuminé » par des radars de défense sol-air russes, une étape précédant potentiellement un tir. Une manœuvre à la fois inhabituelle et menaçante, interprétée comme un avertissement direct. Cette flotte n’est plus seulement un enjeu économique ou environnemental : elle est devenue un outil stratégique, pouvant servir dans des opérations hybrides contre un État membre de l’Union européenne.
Tess Dublanche
Pour aller plus loin :
- Sanctions européennes contre la Russie : véritable entrave ou obstacle illusoire ?
- Les sanctions internationales, à l’origine d’un rejet des puissances occidentales
- L’industrie de défense iranienne, résiliente malgré les sanctions internationales