Les industriels de la défense sont « une composante clé de notre souveraineté », déclarait Emmanuel Macron le 20 janvier 2023 lors de ses vœux aux armées. Pourtant, cette souveraineté est fragilisée par la réglementation américaine ITAR, qui impose des contraintes strictes sur les exportations de matériels de guerre. Chaque année, les industriels du secteur déposent entre 800 et 1 000 demandes de licences auprès du Directorate of Defense Trade Controls (DDTC), souvent assorties de coûts supplémentaires, du retrait de certaines technologies, de retards ou même de l’abandon de projets.
L’ITAR (International Traffic in Arms Regulations) est une réglementation extraterritoriale qui contrôle l’exportation des matériels militaires inscrits sur la liste américaine (USML). Tout produit intégrant un composant soumis à cette réglementation devient « contaminé » et nécessite l’approbation du DDTC ou du Bureau of Industry and Security (BIS). Plus contraignante que les réglementations européennes, l’ITAR impose aux entreprises étrangères de se conformer aux exigences américaines sous peine de lourdes sanctions. En imposant aux industriels des procédures complexes et intrusives, cette réglementation devient un outil d’influence pour Washington, exposant leurs technologies sensibles à des inspections américaines, au risque de compromettre le secret des affaires. L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre coopération internationale et préservation de la souveraineté industrielle et militaire française.
ITAR, un instrument de contrôle et de domination économique des États-Unis
L’ITAR, bien plus qu’une simple réglementation sur les exportations, est un outil de domination économique qui pose plusieurs difficultés pour le ministère des Armées français. Si les États-Unis invoquent la nécessité d’assurer l’interopérabilité des équipements militaires entre alliés, cet argument masque souvent des motivations commerciales. Comme le rappelait Florence Parly, en 2020 : « sous couvert de considérations stratégiques, il s’agit en réalité de concurrence commerciale ». En limitant l’accès aux composants critiques, l’ITAR impose les technologies américaines et freine le développement d’alternatives souveraines.
Cette réglementation est d’autant plus complexe en raison de son adaptation aux priorités stratégiques des États-Unis. En 2015, la France, autorisée à exporter des F-16 à l’Egypte, s’est heurtée aux restrictions ITAR sur des composants sensibles d’origine américaine. Washington a finalement levé les restrictions en raison de son partenariat avec Le Caire dans la lutte contre le terrorisme. Cette flexibilité démontre comment les États-Unis utilisent l’ITAR comme levier d’influence, bloquant des exportations sans procédure pénale, tout en exerçant une pression directe sur les négociations entre la France et l’Égypte.
L’évolution constante de la liste des biens contrôlés par l’ITAR (USML) crée une incertitude pour les industriels. Les autorités américaines peuvent rendre rétroactives ces modifications, imposant de nouvelles restrictions ou modifiant les conditions d’exportation à tout moment. Ces changements entraînent des obligations de conformité supplémentaire et des sanctions en cas de non-respect. Ainsi, la réglementation ITAR constitue à la fois un levier stratégique et un risque pour la souveraineté industrielle des pays concernés.
Une menace pour la souveraineté de l’industrie de défense française ?
Face à des contraintes budgétaires et à la hausse des coûts de fabrication et de maintenance des équipements militaires, la France ne peut plus compter uniquement sur son marché domestique pour soutenir son industrie de défense. Les exportations d’armement sont devenues essentielles à la survie de sa BITD, enregistrant une hausse de 47 % entre 2019 et 2023. Cependant, cette dépendance aux exportations soumet davantage la France à la réglementation ITAR, l’exposant à plusieurs risques.
D’abord, le cadre juridique imposé par cette réglementation crée une forte dépendance. Les industriels doivent obtenir des autorisations préalables et attendre plusieurs mois pour les licences d’exportation. Ces contraintes entraînent des retards de livraison et un risque de perte de contrats, compromettant leur réputation à l’international et leur développement à l’export. Cette situation a déjà impacté des contrats stratégiques pour la France. Par exemple, en 2013, les États-Unis ont bloqué la réexportation de composants américains essentiels à la fabrication des satellites espions Pléiades de Thales et Airbus, destinés aux Émirats arabes unis. Ce contrat de 700 millions d’euros n’a pu être conclu qu’après de longues négociations intergouvernementales, ce qui a entraîné plusieurs mois de retard.
Un autre risque réside dans l’ITARisation accidentelle, qui se produit lorsque des produits ou technologies, initialement non soumis à cette réglementation, se retrouvent, par erreur, sous son contrôle. Ce phénomène peut se propager rapidement en raison de mauvaises pratiques : échanges non sécurisés, mauvaise isolation des produits ITAR ou affectation incorrecte du personnel. La diversité des situations rend difficile le maintien, sur le long terme, d’une gamme de produits véritablement sans composants américains
ITAR-Free : la France cherche à limiter sa dépendance aux États-Unis
Pour contourner ces contraintes, la France et plusieurs pays européens adoptent une approche « ITAR free » dès la conception de leurs programmes d’armement, conformément à l’instruction 1618 de la DGA. L’objectif est de s’affranchir des composants non soumis aux réglementations américaines afin de garantir une plus grande liberté d’exportation. Les récents programmes d’armement intègrent cette logique. Le Système de Combat Aérien du Futur (SCAF), développé conjointement par la France, l’Allemagne et l’Espagne, ainsi que le char du futur MGCS, visent à garantir une autonomie stratégique européenne. De même, l’Eurodrone, projet mené par les mêmes pays et l’Italie, est conçu sans composants soumis aux régulations ITAR afin d’éviter toute restriction à l’exportation.
Cependant, malgré ces efforts, la dépendance aux technologies américaines demeure, notamment dans le secteur des semi-conducteurs, indispensables aux systèmes d’armes. Dans son rapport de janvier 2023, la Cour des comptes alerte sur cette vulnérabilité et préconise le développement de « solutions industrielles ITAR free », une orientation que le ministère des Armées poursuit depuis 2018. Cependant, en 2020, le ministère reconnaissait que « disposer de l’ensemble des filières stables et pérennes pour garantir une autonomie suffisante est inatteignable au niveau national ». De plus, la pénurie mondiale de semi-conducteurs, débutée la même année, complique encore cette transition et freine toute ambition d’indépendance totale. La réglementation américaine ITAR détourne l’objectif français initial au profit de stratégies politiques et économiques, compromettant la compétitivité des entreprises françaises du secteur de la défense. Les entreprises et leurs dirigeants se retrouvent ainsi exposés à une judiciarisation risquée pouvant entraîner des conséquences financières, perturber des contrats d’exportation ou des appels d’offres, et exposer des informations sensibles, parfois à travers des audits légaux.
Plusieurs initiatives, telles que la Loi de Programmation Militaire (LPM) et la création d’un fonds de soutien aux technologies critiques, visent à sécuriser les chaînes d’approvisionnement et financer des projets stratégiques. Dans ce contexte, NanoXplore, spécialiste français de l’électronique spatiale, a récemment étendu ses activités au secteur de la défense en s’associant à Thales Alenia Space (TAS) pour intégrer ses processeurs « NG Ultra », des puces électroniques, dans les nouveaux satellites Space Inspire. Cette collaboration participe à l’émergence d’une chaîne d’approvisionnement européenne autonome pour ces composants essentiels, appelés les « cerveaux » des satellites, marquant ainsi un progrès important vers une plus grande souveraineté technologique française.
Tess Dublanche
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