Le possible rachat d’Ubisoft par Tencent, le géant chinois des jeux vidéo 

L’entreprise Ubisoft, fondée par les frères Guillemot en 1986, est devenue une référence mondiale dans l’industrie du jeu vidéo. Après des difficultés financières et des crises internes, la société française envisagerait cependant de revendre la majorité de ses parts au géant chinois Tencent.

L’histoire d’Ubisoft : de la petite entreprise française à la multinationale incontournable du jeu vidéo 

Les frères Guillemot sont issus d’une famille française de commerçants spécialisés dans les produits agricoles. Au cours d’un voyage au Royaume-Uni, le fils aîné découvre un secteur qui lui semble prometteur : celui des jeux vidéo. Suivant son intuition, il crée la société de vente par correspondance Guillemot International en 1984. Deux ans plus tard, la fratrie décide de fonder Ubi-Soft pour produire et vendre des jeux vidéo dans le monde entier. En 1996, la société, nouvellement nommée Ubisoft Entertainment, entre en bourse et se transforme petit à petit en une multinationale. Elle ouvre studios, filiales et bureaux en Europe mais également en Asie. Pendant près de trente ans, Ubisoft s’étend et occupe une place de premier ordre sur le marché des œuvres multimédias grâce notamment à l’édition des célèbres jeux vidéo Prince of Persia, Les Lapins Crétins, Assassin’s Creed ou encore la série Just Dance

Ubisoft en difficulté 

À partir de 2015, et afin de s’adapter aux évolutions du marché, la société française de jeux vidéo change de stratégie. Elle diminue son flux de sorties annuelles et diversifie sa gamme de produits, allant des jeux à figurines ou au free-to-play, à la réalité virtuelle, en passant par le multijoueur. Pourtant, cette dynamique ne porte pas ses fruits sur le plan financier. L’acquisition par Vivendi de 25% des actions d’Ubisoft, entre octobre 2015 et décembre 2016, vient dégrader la situation. En effet, la famille Guillemot n’accepte pas cette entrée au capital de sa société, craignant pour son indépendance. En 2018, le groupe de Vincent Bolloré finit par revendre la majorité de ses parts aux Guillemot, et cède le reste à l’investisseur chinois Tencent

Si cet épisode trouve une issue favorable aux yeux du clan Guillemot, de nombreux événements viennent à nouveau fragiliser Ubisoft. À partir de 2020, l’image de la société est entachée par plusieurs révélations, ces dernières portant sur l’environnement de travail toxique au sein de studios de la firme, les reports de sorties de jeux, les grèves des équipes ou encore le résultat déficitaire pour l’année 2022-2023. De façon corollaire, le cours de l’action Ubisoft s’effondre. En septembre 2024, celui-ci atteint son niveau le plus bas, soit 9,01 euros par action, pour remonter légèrement au début du mois d’octobre. Aussi, au regard d’une telle situation, une rumeur de rachat semble tout à fait crédible. L’inquiétude vient toutefois de l’identité du potentiel investisseur, la société chinoise Tencent

Tencent, le géant chinois du numérique 

Fondée en 1998, cette entreprise est à l’origine spécialisée dans les services internet et mobiles ainsi que la publicité en ligne. Elle se fait notamment connaître grâce au développement des célèbres réseaux de messageries QQ et WeChat. Au fil des ans, la firme s’affirme sur le marché des jeux vidéo en créant son propre studio de développement. Elle diversifie les investissements auprès de sociétés d’édition d’œuvres multimédias étrangères telles que Activision, Paradox Entertainment, Sumo Digital ou encore Yager Development. Ce rayonnement international permet à Tencent de se hisser rapidement au sommet du classement des éditeurs mondiaux de jeux vidéo. 

Cependant, son expansion mondiale ne s’arrête pas à cette industrie. Tencent devient également actionnaire d’applications américaines comme Discord, plateforme de messagerie instantanée qui permet aux communautés de joueurs d’échanger en ligne. Or, cet actionnariat de la société chinoise fait naître des craintes. En effet, les conditions d’utilisation du site prévoient que Discord, dans le cadre de ses projets ou d’obligations légales, s’octroie le droit de partager les données à des tiers, tels que des partenaires. De plus, selon la loi nationale de renseignement chinoise, toutes les entreprises chinoises sont tenues à une obligation de fournir à leur gouvernement toute information jugée nécessaire pour l’aider à mener à bien sa politique étrangère.

La possibilité pour l’État français de s’opposer aux investissements étrangers 

En vertu de la législation française, l’État peut contrôler et mettre son veto à certains investissements étrangers. Pour ce faire, certaines conditions doivent être cumulativement remplies : l’investissement doit être initié par une entité étrangère, constituer une opération en tant que telle au sens de l’article R. 151-2 du code monétaire et financier et, enfin, porter sur une entité de droit français qui exerce une activité dite « sensible ». 

Dans le cas de l’éventuel rachat d’Ubisoft par Tencent, les deux premiers critères apparaissent réunis. Le troisième critère, en revanche, semble impossible à remplir. En effet, la lecture de l’article R. 151-3 du code monétaire et financier, qui liste les activités considérées comme sensibles, nous amène à penser que le secteur des jeux vidéo ne peut entrer dans le champ d’application de cette législation. Pourtant, il semble que le gouvernement ne pourrait rien faire pour empêcher Tencent d’acquérir la majeure partie des actions de l’entreprise familiale française. 

Néanmoins, il semble intéressant de réfléchir à une hypothèse où cette liste des activités sensibles ne serait pas exhaustive. Pour appuyer cette idée, il est nécessaire d’expliquer en quoi la société Ubisoft constitue un atout non négligeable pour la France, et sa prise de contrôle par un actionnaire majoritaire étranger une perte de puissance.  

Ubisoft, un réel atout pour la France

Ubisoft emploie près de 4000 personnes en France. Aussi, l’entrée au capital de Tencent fait courir le risque d’une délocalisation de l’activité et d’une suppression de nombreux postes, comme cela a pu être le cas avec la société d’aéronautique Latécoère. En effet, le rachat de ladite entreprise par le fonds d’investissement américain Searchlight Capital Partners en 2019 a entraîné le transfert d’une partie de la production vers le Mexique et la République tchèque pour bénéficier d’une main d’œuvre moins onéreuse. 

Ensuite, Ubisoft présente un intérêt certain pour la France en termes de soft power. L’entreprise française de jeux vidéo dispose d’un véritable rayonnement à l’international du fait de son implantation dans une trentaine de pays où elle est à la tête de plus de 45 studios. Ce positionnement physique et le succès de son activité, qui touche tout type de population, lui permettent de diffuser et de promouvoir la culture française au travers de ses œuvres interactives. 

Par ailleurs, l’industrie des jeux vidéo en France revêt une importance économique qui ne cesse d’augmenter. En effet, ce marché a généré, en 2023, un chiffre d’affaires total de 6,1 milliards d’euros, ce qui constitue une augmentation de 9,9% par rapport à l’année précédente et, sur l’exercice 2023-2024, le chiffre d’affaires d’Ubisoft était de 2,3 milliards d’euros. De plus, la politique publique s’investit dans ce secteur avec la mise en place d’aides à la création de jeux vidéo telles que le Fonds d’Aide au Jeu Vidéo, le Crédit d’Impôt Jeu Vidéo, le Fonds de Prêts participatif en faveur du Jeu Vidéo et également des dispositifs de financement public régionaux. 

Enfin, on pourrait tout simplement reprendre l’argument du professeur Arnaud de Nanteuil qui considère que l’activité du jeu vidéo « utilise des systèmes d’information et manipule des données, qui relèvent pour leur part des activités sensibles ». Il serait également possible d’étayer cette idée en ajoutant que les jeux vidéo sont composés de logiciels et possiblement de systèmes d’intelligence artificielle, ceux-ci constituant des actifs immatériels de l’entreprise pouvant être protégés par des droits de propriété intellectuelle, tels que le droit d’auteur et le brevet, ou encore le secret des affaires. De telles considérations semblent devoir être prises en compte particulièrement en raison de la politique appliquée par la Chine en matière d’accès aux informations détenues par ses entreprises. En outre, dans le contexte actuel de course à l’innovation, il apparaît fondamental pour la France de conserver les entreprises sources de création, surtout dans le domaine numérique. 

Une opposition au rachat réalisable ? 

Au regard de ces éléments, il peut être envisagé que l’Etat français ait une interprétation extensive du texte du code monétaire et financier pour faire entrer l’activité d’Ubisoft dans son champ d’application. Cela permettrait à la France de s’adapter à l’évolution de nos sociétés en reconnaissant que les nouveaux acteurs, moins conventionnels, sont tout autant des vecteurs de puissance nationale. Le gouvernement français voudrait-il empêcher cette opération de rachat par le géant chinois des jeux vidéo ? Rien n’est moins sûr. L’opposition aux investissements étrangers par le gouvernement reste une solution de dernier recours dans une optique de coopération commerciale internationale et de maintien des bonnes relations diplomatiques. En toute circonstance, les deux sociétés seraient liées jusqu’en 2030 par un accord bloquant les positions actuelles en termes d’actionnariat, sauf en cas d’OPA non désirée. 

Laure Michelot pour le club Asie-Pacifique

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