Le travail des prisonniers : une aubaine pour l’économie américaine ? 

Le 13 ème amendement de la Constitution, en autorisant la servitude involontaire comme peine légale, a permis l’intégration des détenus comme main-d’œuvre dans le système pénitentiaire américain. De l’entretien des établissements à la production pour des entreprises comme Sears, Target ou Starbucks, le travail carcéral génère plusieurs milliards de dollars chaque année.

Le travail des détenus aux États-Unis n’est pas nouveau. Il est en effet possible de retracer les origines des programmes de travail pénitentiaire modernes à partir de la fin de la guerre civile. En 1865, le 13 ème amendement de la Constitution abolit définitivement l’esclavage et la servitude involontaire, « sauf en tant que punition pour un crime dont la personne a été dûment condamnée ». Cette exception est essentielle puisqu’elle signifie qu’un criminel condamné ne peut refuser de travailler. Elle a notamment permis aux États-Unis de se tourner vers le travail des personnes incarcérées, alors même que le pays venait de perdre une main-d’œuvre gratuite que fournissaient jusqu’alors les esclaves. 160 ans plus tard, les États-Unis affichent le taux d’incarcération le plus élevé au monde avec un quart de la population carcérale mondiale. Parmi ces détenus, les deux tiers sont également des travailleurs, tant dans le secteur public que privé. Avec près de deux millions de personnes incarcérées, le système pénitentiaire américain constitue dès lors un secteur économique à part entière.

Une définition du travail forcé encadrée par l’OIT

Le travail forcé, ou obligatoire, est défini à l’article 2 de la Convention (CO29) sur le travail forcé de l’Organisation internationale du travail (OIT) comme suit : « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel cet individu ne s’est pas offert de plein gré ». Cette convention a été ratifiée par 179 des 187 membres de l’OIT, jouissant ainsi d’une acceptation quasi universelle. La Chine et les États-Unis ne l’ont cependant pas signée (les deux pays sont cependant liés par une déclaration connexe). En revanche, les États-Unis ont ratifié la Convention de l’OIT sur l’abolition du travail forcé (C105), qui vise à interdire le travail forcé exercé par l’État et exige des parties signataires qu’elles s’engagent à « supprimer et ne pas utiliser toute forme de travail forcé ou obligatoire (…) comme moyen de coercition ou d’éducation politique, ou comme punition pour avoir exprimé des opinions politiques ou des vues idéologiquement opposées au système politique, social ou économique établi ».

Cette position des États-Unis sur le travail forcé semble compromise par leur système pénitentiaire. En vertu du Treizième amendement de 1865, une peine de servitude involontaire peut effectivement être prononcée à la suite d’une infraction. Les prisonniers sont en réalité exclus du champ d’application des protections du droit du travail – y compris celles interdisant le travail forcé – car le travail pénitentiaire obligatoire est considéré comme une sanction légale plutôt que comme une activité économique. Bien que le droit international autorise le travail pénitentiaire obligatoire dans certaines conditions, il ne peut être utilisé au profit d’acteurs privés, sauf si des exigences supplémentaires sont respectées. Dans les faits, les détenus dans les prisons américaines – y compris ceux en détention provisoire ou les migrants dans les centres de rétention – sont contraints de travailler en échange d’un salaire presque inexistant, et parfois sous la menace de sanctions (interdiction de parloirs, envoi dans des prisons plus sécurisées, etc.)

L’organisation du travail dans les prisons américaines : un système économique rodé

La majorité des travailleurs (environ 80%) participent d’abord aux tâches collectives qui servent la prison dans laquelle ils se trouvent (prison work assignment). Selon l’ancien commissaire du comté de Gulf en Floride, il est en effet « impossible pour nous d’entretenir nos installations, nos routes, nos fossés, si nous n’avions pas la main-d’œuvre des détenus ». Or, moins de 1% des budgets correctionnels des États leur sont consacrés, alors que 68% sont dépensés en salaires et avantages sociaux pour le personnel qui opère dans les prisons et les  centres de détention.

En ce qui concerne les 20% restants,  7% du total des détenus travaillent pour les industries, via notamment UNICOR. Cet organisme, dépendant du Département de la Justice, met à disposition des entreprises privées les détenus de prisons fédérales. Ces derniers sont payés entre 0.23$ et 1.15$ de l’heure. Parmi les entreprises bénéficiant de cette main-d’œuvre bon marché figurent Sears, Target, Macy’s, Victoria’s Secret, Starbucks etc. De nombreux prisonniers vont travailler en dehors de leurs établissements, puis bénéficier de permissions pour le week-end. Ils peuvent alors rentrer chez eux sans aucune supervision ni surveillance électronique.

De son côté, l’agriculture ne représente qu’une petite fraction de la main-d’œuvre pénitentiaire globale. Cependant, une analyse des données recueillies par l’Associated Press auprès des établissements correctionnels à l’échelle nationale a révélé près de 200 millions de dollars de ventes de produits agricoles et de bétail à des entreprises au cours des six dernières années – un chiffre qui ne prend cependant pas en compte les ventes à des entités étatiques et gouvernementales. La majorité des revenus provient des exploitations du sud des États-Unis, avec la location de prisonniers à des entreprises privées. Ces produits se retrouvent par la suite dans les chaînes d’approvisionnement d’une myriade de produits comme les céréales Frosted Flakes, la farine Gold Medal, la boisson Coca-Cola ou encore le riz Riceland. Certains produits sont également exportés, y compris vers des pays dont les produits ont été interdits d’entrée aux États-Unis pour utilisation du travail forcé ou carcéral.

Prisons avec un programme agricole, APNEWS

Les prisonniers sont également employés dans la gestion des catastrophes et des urgences climatiques. La Californie utilise ainsi le travail des prisonniers par le biais de son programme Conservation Camp (CCP). Créé en 1915 et étendu pendant la Seconde Guerre mondiale, le CCP est géré par deux départements d’État — le Département californien des corrections et de la réhabilitation (CDCR) et le Département californien des forêts et de la protection contre les incendies (CAL FIRE) — qui sélectionnent, forment et emploient des personnes incarcérées pour les aider dans les travaux publics. Pour pouvoir participer, les volontaires doivent maintenir un statut de garde minimale et avoir moins de huit ans restants à purger de leur peine. Grâce à leur service, les prisonniers gagnent « entre 2,90 $ et 5 $ par jour » en plus « d’un supplément de 1 à 2 $ de l’heure lorsqu’ils sont en première ligne ».

Le business des pénitentiaires privés 

Si les personnes incarcérées dans les prisons publiques travaillent, une prison publique n’a pas pour vocation de générer des profits. Ce n’est pas le cas des prisons privées, qui sont gérées par des sociétés et dont l’objectif final est donc de réaliser des bénéfices. Aux États-Unis, les prisons à but lucratif ont incarcéré 90 873 résidents américains en 2022, soit 8 % de la population carcérale fédérale et d’État.  Depuis 2000, le nombre de personnes incarcérées dans des prisons privées a augmenté de 5 %. Un total de 27 états, ainsi que le gouvernement fédéral américain, font appel à des entreprises privées cotées en bourse telles que GEO Group et Core Civic.

Ces prisons privées sont particulièrement proches du pouvoir gouvernemental. Geo Group a ainsi dépensé plus de 6 millions de dollars en frais de lobbying auprès de l’État fédéral sous la première administration Trump. Les actions des deux grandes entreprises privées, GEO Group et de CoreCivic, ont augmenté le lendemain de l’annonce par Trump de la nomination de Tom Honan, qui a notamment géré l’application des lois sur l’immigration pendant le premier mandat de M. Trump.

Graphique provenant de CAP20, réalisé en 2019.

À qui bénéficie le travail des prisonniers ?

Les principaux bénéficiaires du travail carcéral sont le système pénitentiaire, les gouvernements locaux et fédéraux mais aussi  les entreprises privées. En 2021, la valeur des biens, services et marchandises produits par les 51 569 travailleurs incarcérés employés dans les programmes industriels carcéraux, qui ne représentent que 6,5 % du total des travailleurs, s’élevait à plus de 2 milliards de dollars. Cette même année, le programme industriel UNICOR a généré 404 millions de dollars de ventes nettes de biens et services. En Californie, le programme des industries correctionnelles a permis de vendre plus de 191 millions de dollars de produits manufacturés, de services et de produits agricoles produits par les détenus au cours de l’exercice fiscal 2020-2021.

Une illustration concrète du travail forcé des prisonniers aux États-Unis est celle du pénitencier d’État du Mississippi. Construit au début du XXe siècle, ce dernier a été conçu selon un modèle inspiré des plantations esclavagistes d’avant-guerre. Le gouverneur du Mississippi, à l’époque de son ouverture, affirmait même qu’il « fonctionnait comme une plantation d’esclaves efficace ». Aujourd’hui, cette prison s’étend sur 18 000 hectares et loue près de 8 000 hectares supplémentaires. Si les travailleurs incarcérés y cultivent la nourriture pour leur propre établissement ainsi que pour deux autres prisons, dix centres de travail communautaires et quatre centres de restitution, 98 % des terres cultivées sont destinées à des cultures commerciales.

L’exploitation des failles du système carcéral américain par ses détracteurs

Les débats concernant le système pénitentiaire aux États-Unis ont fréquemment été repris sur la scène internationale. Dès 1832, Alexis de Tocqueville préconisait l’adoption du système pénitentiaire de Philadelphie en France. Aujourd’hui, l’image des prisons américaines est devenue largement négative, notamment depuis la mutinerie de la prison d’Attica en septembre 1971. Le système carcéral américain est désormais l’un des plus critiqués au monde. Il est tout particulièrement pointé du doigt par la Chine, qui utilise la situation carcérale des États-Unis comme une réponse aux accusations concernant le travail forcé des Ouïghours. En effet, la Chine cite régulièrement l’exploitation du travail des prisonniers américains pour faire face aux critiques internationales qu’elle reçoit pour l’utilisation du travail forcé dans la région du Xinjiang.

Signée le 23 décembre 2021 par le président Joe Biden, la Uyghur Forced Labor Prevention Act est une réponse directe aux accusations de travail forcé dans cette région. Depuis le 21 juin 2022, la Customs and Border Protection (CBP) applique la présomption selon laquelle tous les biens extraits, produits ou fabriqués dans cette région sont interdits d’importation aux États-Unis, sauf si l’importateur peut prouver qu’ils ne sont pas liés à du travail forcé, conformément à l’article 19 U.S.C. § 1307. La Chine n’hésite pas à faire valoir que l’exploitation du travail pénitentiaire américain est un exemple d’esclavage moderne, une manière aussi de détourner les critiques qui lui sont adressées. En se rendant sur le site de l’ambassade chinoise en France, il est possible de trouver un article intitulé : la pratique du travail forcé aux États-Unis, dans le pays et à l’étranger. L’article contient le passage suivant, ici traduit en français :

« Au fil des années, les États-Unis ont inventé les plus grands mensonges du siècle, tels que le soi-disant génocide et le travail forcé au Xinjiang, dans une tentative de ternir l’image de la Chine et de la contenir. Ils ont adopté et mis en œuvre la loi sur la prévention du travail forcé des Ouïghours, dénigrant la situation des droits de l’homme au Xinjiang. En réalité, l’accusation de travail forcé ne s’applique absolument pas au Xinjiang. C’est en fait une maladie chronique des États-Unis qui remonte à la fondation du pays. »

En réalisant une simple recherche sur Baidu, il est également possible de trouver nombreux articles dénoncent les pratiques de travail forcé aux États-Unis. Le type de contenu est plus ou moins similaire, comme par exemple : 

私人监狱扩大的后果就是更多的犯人沦为奴隶,哪怕他们所犯的仅仅是某项轻罪。

Qui se traduit par : « l’expansion des prisons privées entraîne pour conséquence que davantage de prisonniers sont réduits en esclavage, même si leurs crimes ne sont que des infractions mineures. »

Ou encore :

如果不是已经知道了美国已经废弃了奴隶制,还以为美国的奴隶制一直延续到了今天。

Soit : « Si l’on ne savait pas déjà que l’esclavage avait été aboli aux États-Unis, on pourrait croire que l’esclavage s’y était poursuivi jusqu’à ce jour. »

L’image des prisons américaines est donc utilisée par la Chine pour dénoncer sur ce qu’elle perçoit comme un double standard imposé par les États-Unis en matière de droits humains. Le pays diffuse également des reportages visant à renforcer ce parallèle entre le travail des prisonniers américains et l’esclavage.

Extrait du journal CCTV, avec pour titre : L’esclavage moderne. 

La situation des prisons américaines dépasse ainsi le cadre du seul débat juridique ou moral puisqu’elle peut aussi devenir un instrument entre les mains des adversaires des États-Unis.

Qu’en est-il de la France ?

En France, le travail pénitentiaire n’est plus obligatoire depuis 1987. Avant cette réforme, les détenus étaient contraints de travailler, mais l’abolition de cette obligation visait à passer d’une logique purement punitive à une logique de réinsertion. Cependant, cette mesure répondait aussi à un changement structurel profond dans le marché du travail, marqué par la baisse de l’offre d’emplois dus à l’automatisation et à la délocalisation des activités industrielles. Depuis cette réforme, le travail en prison se fait sur la base du volontariat, selon un régime juridique spécifique, distinct du droit commun. Ce régime permet aux détenus de travailler, mais dans des conditions bien particulières et souvent moins favorables que celles du marché du travail extérieur. Toutefois, cette pratique reste peu attractive, et les volontaires se font de plus en plus rares. En 2001, près de 48 % des détenus étaient volontaires pour travailler, mais ce chiffre est tombé à 32,6 % en 2007.

Le travail pénitentiaire en France se décline selon trois modalités principales. Le service général, qui reste l’option la plus courante, est aussi la moins rémunérée : les détenus concernés touchent en moyenne 253 euros nets par mois. Vient ensuite le régime de la concession, où environ 30 % des détenus sont employés par des entreprises privées à travers des contrats passés avec l’administration pénitentiaire. Enfin, il y a les ateliers de la Régie industrielle des établissements pénitentiaires qui accueillent une proportion minime des détenus, soit seulement 4,8 % d’entre eux. Malgré cela, la réalité reste que seul un quart des détenus, soit moins de 20 000 personnes, ont une activité professionnelle en prison.

Le dilemme du travail carcéral

Faut-il obliger les prisonniers à travailler ? C’est finalement la question qui se pose en étudiant les différents systèmes carcéraux mondiaux. Si certains défendent le travail en prison comme un moyen de réhabilitation, d’autres y voient une forme d’exploitation. En réalité, le travail carcéral contemporain n’est pas une question aussi simple que le prétendent ses partisans ou ses détracteurs. Il n’est ni une réhabilitation absolue, ni un esclavage pur et simple.

En 1833, Alexis de Tocqueville célébrait le système carcéral américain dans lequel, « pour la majorité des détenus, l’emprisonnement, le travail et les rigueurs de la discipline ont eu des résultats salutaires ». Il semblerait bien difficile d’établir pareil constat aujourd’hui, le taux de récidive des condamnés américains s’élevant à 66%. Une chose est certaine, l’univers carcéral américain constitue un marché économique à part entière, où le nombre de prisonniers est proportionnel aux profits.

Lemkadmi Kenza

Pour aller plus loin :