La menace russe de réduire ses exportations de gaz vers l’Europe pour affaiblir le soutien à l’Ukraine renvoie à l’usage récurrent des ressources stratégiques comme levier géopolitique. Un précédent historique fut la restriction des exportations de coton par la Confédération durant la guerre de Sécession.
Le paradoxe de la guerre de la guerre civile américaine est qu’elle eut, dès ses premières heures, une dimension internationale. L’industrie du coton était alors l’une des plus grandes industries au monde, et la majeure partie de l’approvisionnement mondial en coton provenait du sud-américain. En 1860, à la veille de la guerre civile, le coton représentait près de 60 % des exportations américaines, soit une valeur totale de près de 300 millions de dollars par an. C’était de loin la principale exportation du pays, fournissant la matière première nécessaire au bon fonctionnement de l’industrie textile en Grande-Bretagne et en France. Concentrée dans les États du Sud, la production américaine de coton explose au XIXe siècle en passant de 720 000 à 2,8 millions de balles entre 1830 et 1850.
L’asymétrie économique entre les belligérants
Une fois les hostilités ouvertes entre le Sud et le Nord, l’Union comprit très vite que la Confédération ne pouvait se permettre de combattre pendant des mois étant donné son modèle économique. L’économie du Sud était alors totalement dépendante du commerce du coton, son premier secteur de production, dont la culture était facilitée par le climat idéal des états sudistes et la main d’oeuvre servile. Le Nord, avec ses 22 millions d’habitants, contre 9 millions pour le Sud (dont 4 millions d’esclaves) était bien plus industrialisé. La production totale de produits manufacturés du Sud ne représentait même pas le quart de celle de l’État de New York. Conscient de l’importance de l’exportation du coton pour l’économie sudiste, le président Lincoln ordonna le blocus maritime des ports du Sud six jours après l’attaque de Fort Sumter, le 19 avril 1861. Grâce à sa supériorité navale, l’Union réussit à maintenir un blocus efficace, empêchant la Confédération d’exporter son coton et d’importer des armes et des vivres en retour. Le blocus s’étendait le long des ports de la côte atlantique, au sud de Washington D.C., et couvrait également la côte du Golfe jusqu’à la frontière mexicaine.
Fondements et application de la Cotton Diplomacy
Fin 1861, le Congrès confédéré en vint à la conclusion que le meilleur moyen pour parvenir à lever le blocus de ses ports était d’appliquer la « diplomatie du coton ». L’objectif était de contraindre les Européens à intervenir en réduisant volontairement les exportations de coton brut. Cette politique reposait sur le concept du King Cotton. Pensée par les leaders sudistes, cette théorie suppute que le contrôle total des exportations de coton suffirait à garantir la prospérité économique de la Confédération, la ruine de l’Union et le soutien des Britanniques et Français dépendants du coton sudiste. Forts de cette dépendance, le président Jefferson Davis et la Confédération croyaient que la domination du King Cotton sur l’approvisionnement mondial en coton obligerait la Grande-Bretagne et la France à soutenir l’effort de guerre confédéré afin d’accéder au coton vital pour leurs industries textiles. Pour s’assurer un approvisionnement constant, les Européens seraient prêts à assister leur principal fournisseur, quitte à intervenir diplomatiquement, voire militairement, pour briser le blocus nordiste.
Le raisonnement sudiste était principalement basé sur la situation quasi monopolistique du coton sudiste sur le marché mondial, et sur la supposée dépendance des industries textiles britanniques et françaises. À la veille de la guerre de Sécession, les plantations du Sud fournissaient 75 % du coton mondial depuis la Nouvelle-Orléans, premier port cotonnier du monde, mais aussi depuis Houston, Charleston, Savannah etc. La production totale des ces États dépasse 5 millions de balles, les deux tiers de cette production étant destinés à la Grande-Bretagne, véritable atelier du monde. Ainsi, sur les 800 millions de livres ( environ 453,6 grammes ) de coton utilisées dans les filatures de Grande-Bretagne, 77 % sont d’origine américaine. En outre, puisqu’un Britannique sur cinq vivait directement ou indirectement de l’industrie textile, les Sudistes espéraient attiser les tensions sociales en Angleterre afin de forcer le gouvernement britannique à agir en faveur de la Confédération. Bien que les Britanniques aient tenté, au cours du XIXe siècle, de réduire leur dépendance au coton américain, ces tentatives ont été limitées pour diverses raisons, principalement de transport et de coûts. Avec la révolution industrielle, qui a permis la création de machines et d’usines transformant le coton brut en vêtements plus qualitatifs et moins chers que ceux fabriqués à la main, c’est en réalité toute l’Europe qui se fournit en coton américain. En France, 90 % du coton utilisé est ainsi sudiste.
Des conséquences économiques et industriels significatives
Pour démontrer le pouvoir présumé du King Cotton, les marchands de cotonont spontanément refusé d’expédier leur coton au début de 1861 sans attendre de décision officielle de la part du gouvernement de la Confédération ni même une déclaration de guerre officielle. Les mesures prises ne se limitaient pas à maintenir le coton dans les entrepôts du Sud mais incluaient également sa destruction, autorisée par le Congrès confédéré en 1862 en cas de risque que l’Union s’empare du territoire sudiste et du coton. Ainsi, près de 2,5 millions de balles de coton furent volontairement brûlées. Si les premiers effets de la diplomatie du coton ne se firent pas attendre, ils sont difficiles à évaluer en raison des effets du blocus maritime des ports sudistes par l’Union, et dont les répercussions furent économiquement très importantes pour les industries textiles européennes. La « famine du coton », qui résulte dans ces années 1861-1862 à la fois de la diplomatie du coton et du blocus unioniste, provoqua une augmentation du chômage dans les régions industrielles britanniques et françaises. Liverpool et Manchester, dans le Lancashire, étaient les principaux centres de l’industrie cotonnière au Royaume-Uni. Surnommée « Cottonopolis », Manchester employait environ 330 000 personnes dans ses manufactures, largement dépendantes du coton importé des États confédérés. La pénurie de coton dans le Lancashire provoqua une grave famine dans la région jusqu’en 1865, et aurait potentiellement pu faire vaciller l’industrie textile britannique toute entière.
La situation en France fut assez similaire. Par exemple, dans la région de Rouen, premier point de réception du coton sudiste débarqué du Havre, les nouvelles commandes ne peuvent plus être satisfaites dès août 1861 en raison des pénuries. Les 327 000 balles de coton encore en stock en avril 1861 sont presque épuisées en juin 1862. Dans les manufactures, les jours et les heures de travail diminuent. En janvier 1862, les tisserands normands ne travaillent plus que 8 à 10 jours par mois, pour un salaire de 1,5 franc par jour, qui chute à 1 franc quelques mois plus tard. Dans certaines fabriques, un ouvrier sur douze est au chômage, et la mendicité prend des proportions formidables en Normandie. Au Havre, où le trafic maritime a été divisé par deux, de nombreuses maisons de courtage ferment leurs portes.
L’inflexibilité politiques des nations européennes
Pour exploiter la situation qu’il avait lui-même orchestrée, le gouvernement confédéré envoya James Mason de Virginie et John Slidell de Louisiane en mission diplomatique en Angleterre et en France. Leur objectif était de prévenir ces puissances qu’elles ne recevraient plus de marchandises du Sud, à moins qu’elles n’accordent une reconnaissance internationale à la Confédération. Une fois arrivés en Europe, Mason et Slidell n’obtinrent aucune concession, ni en Angleterre, ni en France. En Grande-Bretagne, le Premier ministre refusa de les recevoir officiellement, se limitant à une audience informelle afin de maintenir sa politique de neutralité. C’est bien là une des nombreuses limites du raisonnement sudiste et des stratégies basées sur les ressources en général. La résistance morale et politique des nations européennes face aux pressions économiques exercées par le Sud ne permit pas à celui-ci d’obtenir les effets souhaités.
Bien qu’ils aient des intérêts liés au coton, et malgré les demandes pressantes de nombreux marchands britanniques et français auprès de leurs gouvernements pour reconnaître la Confédération et lever les restrictions, les deux nations ne cédèrent pas au chantage sudiste. Les mouvements abolitionnistes européens, particulièrement au Royaume-Uni, étant trop puissants pour que le fait de soutenir une Confédération fondée sur l’esclavage ne soit pas politiquement problématique.
De plus, les liens économiques entre l’Union et l’Europe ont été mal évalués par les leaders sudistes. Les relations commerciales avec le Nord étaient des plus fructueuses, et les grandes villes à la limite de la surpopulation constituaient un débouché important pour les produits manufacturés européens. En Europe, si les grands industriels du textile étaient plutôt favorables à une intervention aux côtés du Sud, les capitalistes et les grands banquiers, qui ont beaucoup investi outre-Atlantique, y furent farouchement hostiles. In fine la Confédération ne fut jamais reconnue par la Grande-Bretagne et la France, ce qui constitua une grande victoire pour le président Lincoln, pour qui il était impératif d’empêcher des puissances étrangères de s’immiscer dans une « querelle de famille » en reconnaissant la Confédération.
Erreurs de calcul sudistes, blocus unioniste et paralysie économique
En 1862, l’échec de la diplomatie du coton devint évident, et les Confédérés durent en reconnaître les conséquences. Misant sur une pénurie rapide en Europe et sur une intervention européenne motivée par l’importance du coton pour l’économie du Vieux Continent, le Sud s’était rendu coupable d’une grave erreur de calcul. En prévision d’un éventuel conflit en Amérique et en raison des récoltes record dans le Sud dans les trois années précédents la guerre, les Britanniques avaient prudemment accumulé d’importantes réserves de coton. Près d’un million de balles de coton garnissaient ainsi leurs réserves. Ce surplus a retardé la « famine du coton » en Grande-Bretagne et l’arrêt de l’industrie textile britannique jusqu’à la fin de 1862. Bien que les stocks de coton américain aient rapidement diminué en Grande-Bretagne et en Europe, passant de 3 039 350 balles à 337 700 balles et de 477 263 balles à 67 540 balles respectivement, le Sud fut le premier à céder dans ce véritable bras de fer économique.
Pour cause, le blocus maritime des ports confédérés par la marine de l’Union s’avéra extrêmement efficace. Bien que son application nécessitât un minimum de coopération des grandes puissances maritimes, les Britanniques, malgré les dommages subis et l’asymétrie de puissance entre la Royal Navy et la flotte de l’Union, évitèrent tout incident en réponse aux saisies et confiscations. Ce blocus entraîna un arrêt quasi total des exportations de coton vers l’Europe : 95 % du coton sudiste resta bloqué dans les entrepôts, malgré le recours aux blockade runners (entre 2 500 et 2 800 tentatives, avec un taux de réussite de 80 %) et la voie terrestre vers le Mexique. Les exportations chutèrent de 3,8 millions de balles en 1860 à presque rien en 1862, paralysant l’économie confédérée, qui continua d’être meurtrie par la capture de ses ports par les armées du Nord, notamment celui de la Nouvelle-Orléans en avril 1862.
Bien que l’arrêt soudain des exportations de coton puisse avoir de graves conséquences pour les Européens, le Sud négligea que cette dépendance était réciproque. Engagés dans une guerre nécessitant des devises, les Sudistes ne pouvaient se permettre de cesser simultanément leurs ventes de coton à la Grande-Bretagne et à la France, même dans l’espoir de forcer leur reconnaissance.
L’adaptabilité de l’économie cotonnière mondiale
Si les abondantes réserves préalablement constituées permirent aux industries textiles britanniques et françaises d’encaisser le choc des restrictions, leur capacité à diversifier leurs achats ruina tout autant les espoirs de la diplomatie confédérée. Le concept du King Cotton s’est avéré faux, dans le sens où la communauté internationale n’avait pas besoin de matières premières du Sud pour que son industrie manufacturière survive. Des marchés alternatifs ont été trouvés sans que ces pays entrent dans le conflit ou ne reconnaissent la souveraineté aux États confédérés, réorganisant partiellement le commerce mondial du coton et actant un déplacement temporaire des principales zones de production.
L’Égypte et l’Inde, alors sous domination britannique, en profitèrent pour devenir des producteurs de premier ordre. Pour le cas indien, les exportations vers l’Europe passent de 560.000 balles environ en 1861 à plus de 11 millions en 1865. Quatre ans durant, Bombay devient ainsi la plaque tournante du coton mondial. La consommation européenne de coton des Indes orientales est passée de 742 390 balles à 1 034 865 balles pour aider à atténuer la pénurie de coton. En ce qui concerne l’Egypte, entre 1861 et 1864, les exportations passent de 10 à 56 millions de dollars, tandis que les surfaces cultivées, mises en valeur avec l’aide de capitaux européens, sont multipliées par quatre. Le Brésil a également su tirer parti de ces événements, avec une augmentation de ses exportations annuelles de coton de 400 %, passant de 12 000 à 60 000 tonnes entre 1860 et 1870. À partir de 1862, l’Union commença à exporter vers l’Europe le coton confisqué lors de ses avancées dans les territoires sudistes. Ainsi, et de manière assez paradoxale, les actions entreprises dans le cadre de la diplomatie du coton contribuèrent à réduire, pour la première fois, la dépendance britannique envers le coton du sud, malgré leur position de principal client de cette production.
La diplomatie du coton a donc complètement échoué car elle reposait sur une vision biaisée de la réalité de l’économie mondiale du coton, avec entre autres une surestimation de l’influence du coton sudiste sur le marché mondial. Les institutions sociales et économiques sudistes reposaient sur le coton : à l’étranger, sa diplomatie était centrée sur la dépendance européenne. Le Sud s’est trompé en s’appuyant trop longtemps sur sa théorie du King Cotton, qui se révéla même néfaste pour l’économie confédérée en se transformant en auto-embargo. Après avoir dans un premier temps interdit l’exportation des balles de coton vers l’Europe, la Confédération s’est vu empêchée de le faire par le blocus efficace de ses ports par la marine de l’Union. En fin de compte, la diplomatie du coton était une rêverie qui a conduit le Sud dans un vicieux engrenage économique et dans une guerre sans espoir, qu’elle a fini par perdre.
Mathéo Colinet
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