Lundi 20 janvier, le Club Humint et négociation a accueilli Yves Plumey Bobo, un journaliste d’investigation chez Jeune Afrique pour une conférence. Celle-ci a porté sur le recrutement de combattants africains dans la guerre en Ukraine. L’enquête, cosignée par Mathieu Olivier, met en lumière l’enrôlement de combattants africains sous des prétextes souvent trompeurs, envoyés en première ligne dans le conflit ukrainien.
Des mercenaires africains pour pallier les pertes russes
Alors que le conflit en Ukraine dure depuis plus de trois ans, la Russie est confrontée à un déficit démographique. Le taux de fécondité des femmes russes est de 1,47 enfant par femme, ce qui inférieur au seuil de remplacement des générations fixé à 2,1. Quant au taux de natalité russe, celui-ci est de 9,2 soit 5,5 points de moins que le taux de mortalité. La Russie cherche donc à combler sa population vieillissante et ses pertes humaines en recrutant des combattants étrangers. Ainsi, des milliers de sri lankais, yéménites, nord-coréens et désormais africains sont partis combattre en Ukraine.
Ces recrutements font partie de la stratégie de Wagner, bras armé officieux du Kremlin. Le groupe paramilitaire utilise les ressources humaines des pays africains, majoritairement en Centrafrique, Mali et Burkina Faso, pour renforcer les troupes russes. L’Afrique centrale, particulièrement la Centrafrique, est devenue un vivier pour ces recrutements, facilités par l’influence croissante de Moscou dans la région. Le nombre de soldats enrôlés est difficile à estimer précisément, il était à 1500 soldats maliens en 2022. Ce sont donc probablement plusieurs milliers de soldats qui sont concernés par ces recrutements.
Promesses d’or et de sang : les méthodes de recrutement
Les raisons qui poussent ces hommes à rejoindre les rangs de Wagner sont multiples, et varient selon leur situation personnelle. Pour certains, l’élément déclencheur est l’appât du gain. Attirés par des promesses de rémunérations attractives, ils s’engagent en espérant améliorer leur condition de vie. D’autres voient dans ce contrat une opportunité administrative. Pour les migrants en quête de régularisation, l’intégration au sein de Wagner peut représenter une solution pour obtenir des documents de séjour.
Dans certains cas, ce choix s’explique par la contrainte judiciaire. Il s’agit ou bien de se résoudre à purger sa peine et rester en prison, ou bien à s’engager militairement pour la Russie en échange d’une remise de peine. D’autres sont confrontés à un dilemme économique : l’engagement ou la perte de leur bourse et de leur droit de séjour. À cela s’ajoute une dimension idéologique. Une campagne de recrutement massif, en particulier sur les réseaux sociaux, dépeint la Russie comme une terre d’opportunités, proposant une alternative à l’Occident et à ses désillusions. Ce narratif séduit certains jeunes en quête d’un avenir meilleur ou d’une cause à défendre.
Si ces recrutements ne relèvent pas toujours de l’embrigadement, le décalage entre les promesses faites et la réalité du terrain est souvent considérable. Les conditions de vie et les risques encourus sur le front sont souvent moindres que ce qui est annoncé.
Des origines de l’enquête à la rencontre avec Alain
Le 28 mars 2024, le journal Jeune Afrique publie un article traitant de l’enrôlement de camerounais par Wagner. Suite à la publication de cet article, Yves Plumey Bobo entame une phase de pré-collecte pour vérifier la fiabilité des informations. Il obtient ensuite de ses supérieurs l’approbation afin de pousser l’enquête plus loin. Après une phase d’OSINT (Open Source Intelligence) de quatre mois, le journaliste commence une phase d’HUMINT (Human Intelligence), qui le pousse à rencontrer un homme ayant vécu l’enrôlement de l’intérieur.
Ainsi, Yves Plumey Bobo entre en contact avec Alain. Le premier échange se fait sur TikTok, où le journaliste utilise un avatar pour masquer son identité. Il engage la conversation avec prudence, posant des questions sur la localisation d’Alain et son expérience dans l’armée. Le journaliste se confronte à la méfiance de ce dernier et parvient à la surmonter. Pour cela, il dévoile son identité et prouve sa véracité, lui permettant ainsi de tisser un lien de confiance avec celui-ci. Grâce à celle-ci, il obtient une rencontre avec l’ancien combattant à l’aéroport de Riga en Lettonie.
Du commissariat de Bangui à la fuite, en passant par le front ukrainien
L’embrigadement d’Alain débute mi-2023, à Bangui, lorsqu’il est accusé du vol d’une moto, avant d’être arrêté puis emprisonné. Au commissariat, il reçoit la visite d’un homme d’origine russe, qui lui propose un contrat. Si Alain veut sortir de prison, il doit accepter de s’engager dans ce qui lui est présenté comme une société de gardiennage. Alain accepte et signe un contrat au sein même du commissariat. Dans le cadre d’une soi-disant formation pour devenir agent de sécurité, il est envoyé à Moscou via Dubaï, avec 300 à 400 autres jeunes Africains. Une fois arrivé à Moscou, Alain se voit proposer un nouveau contrat, rédigé en russe. Il comprend qu’il s’agit de s’engager avec Wagner, et signe. Après avoir combattu en Ukraine, Alain parvient à s’enfuir, mais est désormais traqué par Wagner. En guise de représailles, sa sœur, restée en Centrafrique, a été enlevée et détenue plusieurs jours par un commando, tandis que son frère a été contraint à la fuite.
Le journalisme à la frontière du renseignement
L’enquête d’Yves Plumey Bobo met en lumière les défis du renseignement humain (HUMINT) dans le journalisme d’investigation. Sans formation spécialisée, il a dû apprendre sur le terrain à distinguer les informations crédibles des tentatives de manipulation, chaque témoignage soulevant des doutes quant à la fiabilité des informations. Malgré ces zones d’incertitude, sa priorité restait d’assurer la sécurité de ses sources.
Au-delà de cette rencontre, l’expérience du journaliste met en avant les dilemmes éthiques auxquels sont confrontés les journalistes. Rémunérer une source est contraire à la déontologie mais, sur le terrain, certaines personnes refusent de parler sans compensation. Tandis que d’autres, à l’instar d’Alain, souhaitent simplement transmettre leur histoire. Le défi majeur reste cependant de préserver un lien de confiance avec des sources réticentes, inquiètes que la diffusion de leur histoire compromette leurs chances d’obtenir un visa.
Une neutralité africaine mise à l’épreuve
Face à ces enrôlements, plusieurs gouvernements africains observent une certaine prudence diplomatique. Nombre d’entre eux ont adopté une position neutre vis-à-vis du conflit en Ukraine, refusant de condamner Moscou. Cependant, dans des pays comme la Centrafrique, où Wagner est très influent, le phénomène est particulièrement important. L’État, en grande partie dépendant du soutien russe, ferme les yeux sur ces recrutements.
Pendant ce temps, des centaines de jeunes Africains rejoignent toujours le front en Ukraine, attirés par des promesses qui ne correspondent pas toujours à la réalité du terrain. L’enquête d’Yves Plumey Bobo, en exposant ces récits, ne fait pas que lever le voile sur les méthodes de Wagner. Il met aussi en lumière les risques et les limites d’un journalisme quand il s’aventure aux frontières du renseignement humain.
Alban de Soos pour le Club humint et négociation de l’AEGE
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