Afghanistan : où est passé l’équipement abandonné ? [2/2]

Les préoccupations en matière de sécurité en Afghanistan sont alimentées par le flou entourant la localisation et l’état de l’arsenal laissé par les Américains, la part qui appartient désormais aux talibans et celle qui reste introuvable. Cette incertitude soulève des interrogations sur l’utilisation de ces armes, notamment sur leur contribution à l’essor du marché des armes en Afghanistan, à la prolifération dans les conflits des régions périphériques et à leur rôle dans le financement des talibans.

L’Afghanistan dispose d’une capacité limitée en matière de fabrication d’armes et a historiquement dépendu des importations d’armement étrangères. Cependant, le pays en est saturé. Avec les talibans de nouveau au pouvoir, de grandes quantités d’armes et d’accessoires militaires américains sont désormais ouvertement vendues dans les grands bazars du pays.

Prolifération et essor du marché des armes en Afghanistan depuis août 2021

Par le biais d’enquêtes de terrain menées fin 2022 dans trois provinces afghanes (Helmand, Kandahar, Nangarhar), l’Afghan Peace Watch et le Small Arms Survey mettent en évidence une intensification des trafics d’armes depuis le retrait américain, particulièrement dans le sud et l’est de l’Afghanistan ainsi qu’au Pakistan. Les résultats de ces recherches confirment la présence de marchés spécifiques dans les zones frontalières qui fonctionnent avec le consentement des responsables talibans locaux, comme en témoignent les permis d’armes et les licences obtenus par l’APW. L’équipement américain est exposé aux côtés de matériel russe, chinois ou indien, et les armes à feu, comme leurs munitions, s’échangent contre des afghanis, des roupies pakistanaises ou des dollars américains. Selon les marchands d’armes approchés par le New York Times et l’APW, il est désormais possible de se procurer tout l’attirail du soldat américain : du pistolet au canon anti-aérien, en passant par les lunettes de vision nocturne et les gilets tactiques de fabrication américaine.

Initialement, les plus gros clients étaient les talibans, mais leur demande en matière d’armes s’est estompée avec la fin des combats. Dorénavant, ceux qui cherchent à se procurer de l’armement sont principalement des entrepreneurs afghans ou des citoyens ordinaires. Ces gens achètent soit pour les revendre au Pakistan, soit pour se défendre, soit pour régler des querelles personnelles ou tribales de longue date. En cette période de transition du pouvoir, il est facile d’acheter de se procurer de nouvelles armes. Au cours de la guerre, les talibans ont cherché avec empressement les armes fournies par les Américains. Elles sont très demandées en raison de leur efficacité, de leur fiabilité et de leur ergonomie, qui rend leur utilisation facile même pour un non-initié. Alors qu’une réplique d’AK-47 peut partir à partir de 150 dollars, il faut débourser entre 500 et 1000 dollars pour des lunettes de vision nocturne, tandis qu’une carabine M4 se vend environ 4000 dollars, surtout si elle est équipée d’un viseur laser ou d’un lance-grenade. En ce qui concerne les armes de poings, les pistolets autrefois destinés aux policiers afghans, fournis par l’OTAN, se vendent pour environ 350 dollars pièce

Une volonté talibane de contrôler le marché interne

L’augmentation des prix des armes  souligne le sens des affaires des talibans, un des cartels les plus riches du monde, et qui semble conserver un contrôle étroit sur le marché des armes en Afghanistan. Les talibans n’hésitent pas à réprimer les contrebandes à petite échelle, effectuées par des trafiquants non autorisés. Les marchands d’armes qui osent témoigner auprès des journalistes le font la plupart du temps sous couvert d’anonymat.

Dans une interview accordée au New York Times, un porte-parole des talibans, Bilal Karimi, a déclaré que les armes n’étaient pas à vendre, et que « nos combattants ne peuvent être aussi négligents pour vendre une balle ou la faire passer en contrebande ». Il a par ailleurs ajouté que les armes de fabrication américaine capturées « sont toutes répertoriées, vérifiées, toutes sauvegardées et sécurisées pour la future armée de l’Émirat islamique d’Afghanistan ». Selon d’autres sources, des patrouilles sont régulièrement menées dans les zones frontalières avec le Pakistan, avec à la clé des arrestations et la saisie des armes et des munitions associées. Les talibans auraient même interdit de manière temporaire le commerce des armes en Afghanistan. Peu après leur retour au pouvoir, ils ont commencé à collecter des armes auprès des civils à Kaboul et Kandahar, ce qui démontre en plus une véritable volonté de s’octroyer le monopole de la violence. Paradoxalement, les talibans ont permis à leurs combattants de vendre certaines des armes légères dont ils s’étaient saisis lorsque les forces afghanes gouvernementales se sont rendues.

Une division interne

Cette approche incohérente s’explique par la division entre le leadership central et les commandants militaires à travers le pays et leur manque de contrôle sur les combattants insubordonnés. Bien que le contrôle de l’appareil d’État puisse directement fournir aux dirigeants talibans des possibilités de financement supplémentaires, notamment en termes d’impôts, les commandants locaux peuvent chercher à conserver une certaine autonomie financière, en utilisant les armes acquises pour continuer à tirer profit de la drogue, des minéraux et d’autres biens. Quoi qu’il en soit, la présence de marchés d’armes dans les zones frontalières indique une contrebande transfrontalière continue d’armes, et ce malgré une recrudescence des saisies d’armes par les talibans auprès des vendeurs non autorisées. 

Les liens bien établis entre le régime taliban et les groupes terroristes régionaux, parmi lesquels sont présents un grand nombre de leurs alliés, sont une plus grande préoccupation. Selon la plateforme pakistanaise Khorasan Diary, les talibans ont interdit l’exportation des armes en dehors de l’Afghanistan. Cependant, de nombreux éléments laissent penser que, depuis l’automne 2021, le Pakistan est inondé d’armes occidentales en provenance du marché noir. De nombreux marchands d’armes à feu font passer en contrebande les armes au Pakistan, où la demande d’armes de fabrication américaine est forte. Certaines villes, comme Dara Adamkhel et Peshawar, jouent un rôle de points d’entrée pour ces armes qui se répandent dans les zones frontalières entre le Pakistan et l’Afghanistan, en particulier dans les provinces pakistanaises de Khyber Pakhtunkhwa et du Baloutchistan, où la situation sécuritaire demeure fortement instable. Il n’est donc pas exagéré de dire que les armes américaines abandonnées en Afghanistan réapparaissent dans d’autres conflits.

L’afflux d’armes américaines a renforcé les capacités militaires du groupe militant Tehreek-e-Taliban (TTP) et des groupes séparatistes ethniques baloutches qui mènent des insurrections contre le gouvernement pakistanais, en ajoutant de la létalité à ces groupes. Depuis le retrait américain, et particulièrement au cours des deux dernières années, la violence a augmenté dans cette région du monde. Selon l’Institut pakistanais d’études sur la paix (PIPS), un groupe de réflexion basé à Islamabad, le nombre d’attaques terroristes dans le pays a augmenté, en 2022, de 27 % par rapport à l’année précédente

Trafic vers des groupes armés étrangers et menace pour la sécurité régionale

Tehreek-e-Taliban, principale faction talibane du Pakistan et en conflit ouvert avec le gouvernement local, a désormais accès à des armes de combat sophistiquées. Cette situation affecte particulièrement les forces armées pakistanaises, qui se trouvent parfois moins bien équipées. Dans certaines vidéos diffusées en ligne, les militants du TTP sont montrés « armés de fusils de précision M24, de fusils M4 et M16 avec lunettes thermiques et lunettes ACOG et de mitrailleuses M249. » Quant aux équipements de vision nocturnes, ils sont apparemment très utilisés lors des attaques quotidiennes contre la police pakistanaise et les avant-postes de l’armée dans les zones frontalières. Le 15 janvier 2023, trois policiers pakistanais ont été tués à longue distance par un tireur embusqué dotée d’équipements de visée thermique. De nombreuses attaques similaires sont menées, et des vidéos sont régulièrement publiées par le TTP sur les réseaux sociaux. Le Premier ministre pakistanais, Anwaar-ul-Haq Kakar, a déclaré en septembre 2023 que « l’équipement militaire américain laissé lors du retrait américain d’Afghanistan apparaît comme un nouveau défi » pour Islamabad, car il « améliorait les capacités de combat » du groupe Tehreek-e-Taliban.

Le cas de l’Inde

Des armes américaines sont également utilisées au Cachemire, une région de l’Himalaya marquée par une insurrection séparatiste dans la zone contrôlée par l’Inde. Ce conflit, qui a provoqué des dizaines de milliers de morts depuis les années 1990, reste une source permanente de tensions entre les puissances nucléaires indienne et pakistanaise. Deux groupes militaires basés au Pakistan et désignés comme des organisations terroristes par les États-Unis, Jaish-e-Mohammad (JeM) et Lashkar-e-Taiba (LeT), sont les principaux responsables de l’augmentation des attaques contre les forces gouvernementales indiennes. Régulièrement, des assauts contre des villages et des attentats dans les villes du Jammu-et-Cachemire sont menés, avec un sanglant succès. Des armes américaines, qui jusqu’à maintenant avaient été quasiment absente du conflit, sont désormais entre les mains de ces groupes et ont été utilisées dans des attaques terroristes dans la région de Billawar ( Cachemire ), ainsi qu’à Doda, Poonch et Rajouri. La police du Cachemire affirme avoir récupéré des M4 sur des combattants du JeM tués lors d’une attaque.

Cependant, sans armes plus avancées, mais plus compliquées à faire passer en contrebande, ces groupes auront du mal à prendre le dessus sur les forces gouvernementales pakistanaises et indiennes. Bien qu’il soit peu probable que les armes fabriquées aux États-Unis modifient l’équilibre des pouvoirs dans les conflits du Cachemire et du Baloutchistan, elles donnent aux talibans un pouvoir de soutien en matière d’armement pour ceux qui souhaitent et sont capables de se l’offrir. De leur côté, les talibans réfutent les accusations à leur encontre en ce qui concerne la fourniture d’armes aux organisations non étatiques de la région. Ils minimisent leur rôle au sein du marché noir par la voix de Zabihullah Mujahid, un de leur porte-parole, qui déclarait en mars 2023 : « Si certaines armes sont passées en contrebande, elles sont beaucoup moins nombreuses et peu préoccupantes ». En revanche, les talibans mettent en cause les anciens membres des forces armées afghanes qui auraient vendu leurs armes après la chute du gouvernement afghan.

Un important réseau mondial de contrebande

Dans un tout autre contexte régional, et selon l’agence de presse Sama, des armes légères occidentales ont été introduites en contrebande vers les factions palestiniennes dans la bande de Gaza, une information confirmée par un haut responsable militaire israélien. Dans le même registre, en septembre 2023, le Tadjikistan a annoncé avoir récupéré des armes américaines lors d’une opération dans sa zone frontalière.

Au centre d’un réseau mondial de contrebande qui rapporte des milliards grâce à la drogue, les talibans sont également impliqués dans diverses activités criminelles, notamment l’exploitation illégale des ressources naturelles et minières. Bien que difficile à déterminer, leur revenu annuel pourrait se situer entre 300 millions et 1,5 milliard de dollars par an, ce qui en fait l’un des groupes terroristes les plus riches du monde. En ce qui concerne le marché des armes, dont les retombées économiques sont difficiles à quantifier, il n’est pas étonnant de voir les talibans vendre leurs équipements excédentaires pour générer des revenus. Cependant, la quantité d’argent générée par d’autres activités illicites semblent si importante que les accords d’armement avec leurs alliés ne représentent qu’une part marginale de leurs nombreuses sources de financement.

L’incertitude autour de l’avenir de ces armes

Le grand nombre d’armes fournies aux forces afghanes, non seulement par les États-Unis mais aussi par l’OTAN au cours des vingt dernières années, combiné à celles laissées sur place par les forces américaines elles-mêmes, contribue à la prolifération des armes dans un pays extrêmement instable, où sévit l’un des groupes terroristes les plus meurtriers au monde. Combiné au besoin d’argent des talibans et aux réseaux de contrebande existants, ce réservoir d’armes prolongera l’insécurité pour le peuple afghan et constitue une menace substantielle pour la stabilité de la région pour les années à venir. Il existe de nombreuses preuves suggérant que ces armes continueront de sortir de l’Afghanistan, ce qui rendra plus difficile la lutte contre les acteurs non étatiques. Désormais se pose la question du contrôle des flux d’armes légères et de petits calibres ( ALPC ). 

L’armée américaine affirme de manière régulière qu’elle n’a pas l’intention de récupérer ou de détruire le matériel « étant donné que les États-Unis ne reconnaissent pas les talibans en tant que gouvernement ». Ces propos alimentent les polémiques entretenues par certains états, comme la Russie, qui accuse les Américains d’avoir volontairement abandonné les armes dans le but de provoquer le chaos dans la région après leur campagne militaire ratée. Quoi qu’il en soit, le flux d’ALPC ne pourra pas être facilement inversé et, dans une certaine mesure, des schémas similaires peuvent être observés à la fois dans les conflits précédents, comme au Vietnam et en Irak, et dans les conflits actuels, comme en Libye, au Yémen et au Sahel.

Sur le plan géopolitique, les nouvelles capacités de combat des talibans pourraient pousser les pays d’Asie centrale, comme le Tadjikistan ou l’Ouzbékistan, à renforcer leurs liens bilatéraux de sécurité avec Moscou et Pékin. Le 27 mai 2023, des échanges de tirs ont eu lieu entre les gardes-frontières iraniens et les forces talibanes, faisant un mort de chaque côté. Cet affrontement a conduit à la fermeture temporaire de la frontière, perturbant les échanges commerciaux entre l’Iran et le Pakistan. Les états voisins de l’Afghanistan pourraient aussi se montrer plus ouverts à des négociations diplomatiques avec le régime taliban. De l’autre côté, la capacité de celui-ci à gérer cette situation est importante pour l’Occident, car les plus grandes préoccupations en matière de sécurité découlent du risque que ces armes tombent entre les mains d’un groupe terroriste à vocation mondiale comme l’État Islamique au Khorassan (ISK-P) ou Al-Qaida. Ce dernier a par ailleurs considérablement augmenté la fréquence de ses attaques en Afghanistan depuis la prise de pouvoir des talibans.

Mathéo Colinet

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