Turquie et Corée du Sud : analyse croisée des stratégies de défense

Positionnées au centre de régions stratégiques sous tension, la Turquie et la Corée du Sud apparaissent comme des acteurs incontournables dans leurs zones géographiques respectives. Bien qu’elles évoluent dans des environnements géopolitiques différents, ces deux nations aux spécificités culturelles et historiques distinctes, partagent un objectif commun : bâtir une industrie de défense autonome, capable de jouer un rôle central dans leurs stratégies nationales et internationales.

Des nations ambitieuses aux plans de développement structurés

Conscientes de leur rôle à jouer dans leurs régions respectives, la Corée du Sud et la Turquie ont élaboré des plans de développement ambitieux, mobilisant leurs ressources étatiques afin de renforcer leur position économique, technologique et militaire. Face à la menace récurrente que la Corée du Nord laisse planer sur la Corée du Sud, ou encore face à l’instabilité régnant au Moyen-Orient pour la Turquie, les deux nations ont su exploiter leur potentiel de puissance en mettant en place des stratégies multidimensionnelles. Qu’il s’agisse de la Defense Reform 2020 sud-coréen de 2006 ou du Tenth Development Plan (2014-2018) turc, les deux nations ont su restructurer leurs armées en misant sur la recherche et le développement, en orientant les investissements publics et privés et en repensant leur paradigme sécuritaire ainsi que leur vision stratégique. La Corée du Sud, en inaugurant une armée réduite mais professionnelle, a fait du développement d’équipements et de systèmes hautement technologiques sa priorité. Des technologies de quatrième génération, par la suite intégrées dans ses chars de combat principaux, les K2 Black Panther, ont pu être développées sous l’impulsion de la Defense Reform 2.0 de 2018 et de la Defense Innovation 4.0.

En Asie Mineure, la Turquie compte sur son industrie de défense pour réduire sa dépendance aux importations et ainsi assurer son autosuffisance. Les efforts de la Turquie, poursuivis par le Eleventh Development Plan (2019-2023) à l’aube du centenaire de la République, ont permis au pays de repenser son paradigme sécuritaire et de diversifier ses interlocuteurs internationaux, notamment en Afrique et en Asie centrale. Ce plan a également conduit à la création de deux industries de défense distinctes, tournées vers des marchés spécifiques : l’une orientée vers l’Ouest (Baykar) et l’autre vers l’Est (TAI). Ces programmes ont réaffirmé la priorité donnée par les dirigeants turcs à l’autonomie de la défense, et ont été accompagnés d’une augmentation exceptionnelle de 150 % du budget de la défense turque en un an.

Le développement d’une industrie de défense souveraine 

En quête d’autonomie stratégique, la Corée du Sud, comme la Turquie, cherchent à maîtriser davantage leur approvisionnement d’armements en se tournant vers des industriels locaux. Les deux pays cherchent donc à réduire leur dépendance aux importations de systèmes de défense, d’équipements et de matériaux étrangers, notamment américains. La Corée du Sud, qui possède des F-35A américains, développe en parallèle son propre avion multirôle en collaboration avec l’Indonésie, le KF-21 Boramae, en dépit d’une collaboration pour le moins difficile. La Turquie, exclue du programme F-35A, travaille quant à elle sur son projet d’avion de combat, le TAI TF Kaan. Ces initiatives s’inscrivent dans le cadre d’investissements massifs qui visent à booster la production d’armement à l’échelle nationale. En s’appuyant sur des industriels locaux tels que Hanwha et KAI en Corée du Sud, Baykar et TAI en Turquie, les deux pays ont réussi à acquérir un savoir-faire favorisant leur souveraineté technologique et industrielle. 

La Corée du Sud et la Turquie, pays innovateurs développant des technologies de pointe, continuent d’acquérir des capacités solides en aéronautique, à l’image de leurs missiles et drones. Face à la menace aérienne que fait peser son voisin du nord, la Corée du Sud peut compter sur ses missiles balistiques Hyunmoo et ses systèmes de défense antimissile KM-SAM II. De son côté, la Turquie se distingue par une industrie de drones performante, notamment portée par le Bayraktar TB2, et poursuit la mise au point de son missile balistique Tayfun. La production et l’exportation de technologies de défense, à l’instar des drones, permettent à la Turquie de soutenir son industrie grâce à l’augmentation des ventes de ses matériels, désormais compétitifs. Par ailleurs, Corée du Sud et la Turquie misent sur le renforcement de leurs capacités navales pour assurer leur protection en mer, en témoigne le lancement de projets de taille comme les destroyers KDDX, les sous-marins Jangbogo-III, l’arsenal Joint Firepower Ships et le porte-avion CVX pour la Corée du Sud. Ces projets, plus ou moins avancés, se développeront au gré des priorités données par le politique en fonction des besoins opérationnels et stratégiques. De son côté, la Marine turque s’est engagée dans un vaste programme de modernisation visant notamment à acquérir la plus grande flotte navale de méditerranée. Concrètement, le porte-aéronefs MUGEM, les destroyers de classe TF-2000 et les sous-marins MILDEN sont déjà en construction. En parallèle, la Turquie cherche à maîtriser les technologies de propulsion nucléaire, en particulier dans le but de développer, dans un premier temps, des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA).

Les progrès des industries de défense turques et sud-coréennes reposent sur des politiques gouvernementales structurées, soutenues par d’importants investissements publics et privés et par les agences d’acquisition, la DAPA en Corée et le SSB en Turquie. Ces agences, qui jouent un rôle important dans la coordination et le financement des projets d’armement, soutiennent également leurs entreprises en facilitant les transferts de technologies et la production locale dans le cas d’exportations. Forts d’appareils industriels développés, la Corée du Sud et la Turquie visent à devenir des exportateurs majeurs de matériel militaire, élargissant ainsi leur influence économique et géopolitique par des partenariats internationaux diversifiés. Face à des environnements sécuritaires complexes, à savoir les tensions avec la Corée du Nord et les velléités régionales pour la Turquie, ces initiatives permettent de renforcer leur autosuffisance stratégique et de répondre indépendamment aux menaces qui les guettent.

Un autonomie progressive vis à vis de l’influence américaine

La Corée du Sud et la Turquie, alliés des États-Unis pendant la guerre froide, ont par la suite bénéficié du soutien économique et militaire américain. Situées aux carrefours de l’Europe, du Moyen-Orient et de l’Asie, ces deux nations ont accepté de jouer un rôle central dans la lutte contre le communisme soviétique. Membre de l’OTAN depuis 1952, la Turquie a reçu des systèmes d’armement, notamment des F-16, et accepté que des forces américaines s’installent sur son sol, à l’image de la base d’Incirlik qui abrite entre autres des armes nucléaires. Avec une présence militaire américaine permanente depuis la Guerre de Corée (1950-1953), la Corée du Sud a construit ses forces sur des technologies américaines et a par la suite intégré des systèmes américains au cœur de sa doctrine de défense opérationnelle dite des trois axes.

Fonctionnement du système des Trois axes : Kill Chain, KAMD et KMPR

3 military systems to counter N. Korea: Kill Chain, KAMD, KMPR , 01/11/2016

La Corée du Sud et la Turquie, qui avaient bénéficié d’importants investissements américains, notamment par le Plan Marshall pour la Turquie et le United Nations Korean Reconstruction Agency de l’ONU pour la Corée du Sud, cherchent désormais à réduire leur dépendance vis-à-vis de Washington. Évoluant dans des environnements complexes, les deux nations n’ont d’autre choix que de multiplier leurs alliances si elles entendent peser sur l’équilibre de leurs régions respectives, en promouvant une approche stratégique plus équilibrée et indépendante des grandes puissances traditionnelles. La Corée du Sud, qui refuse pour le moment d’envoyer des hommes ou du matériel en Ukraine, compte maintenir son partenariat avec les États-Unis tout en diversifiant ses interlocuteurs internationaux. En s’appuyant sur ses propres capacités industrielles, le pays entend séduire les marchés d’Europe de l’Est et d’Asie du Sud-Est, à l’image de la Pologne et de l’Indonésie. Si le pays peut se targuer de succès commerciaux, à l’instar de la vente du KM-SAM Block II aux Émirats arabes unis en 2022 et à l’Arabie saoudite en 2024 pour environ 6,7 milliards de dollars, ces exportations, gages d’alliances économiques, ne se traduisent pas des alliances militaires pour autant. Séoul, qui a récemment collaboré avec son voisin japonais dans la foulée du lancement de missiles balistiques par Pyongyang, demeure isolée dans la péninsule coréenne. Les différents autour des questions mémorielles avec le Japon et la proximité de la Chine avec la Corée du Nord ne permettent pas pour le moment à la Corée du Sud de se passer d’une protection américaine.

Une diversification des partenariats par l’exportation

La Turquie, qui investit massivement dans son industrie de défense, exporte ses produits au delà des frontières de l’OTAN, à l’image de l’exportation de son drone Bayraktar TB2 en Afrique (Mali, Rwanda, Togo…) et dans des pays post-soviétiques et turciques (Azerbaïdjan, Turkménistan, Kirghizistan…). Motivée par ses propres intérêts politiques et militaires, la Turquie veille à maintenir ses relations et profite d’un accès au marché occidental tout en étendant son influence dans les pays musulmans. Par le moyen de l’exportation de systèmes de défense, elle séduit les marchés d’Asie centrale, d’Afrique et du Moyen-Orient, en témoigne la vente de Bayraktar TB2 au Koweït et Akıncı à l’Arabie saoudite. Pour exporter leurs produits, les deux pays s’appuient sur des technologies de pointe à forte valeur ajoutée. La Corée du Sud, avec ses systèmes militaires avancés et ses équipements électroniques, se positionne comme un fournisseur fiable sur des marchés exigeants. Elle mise sur la compétitivité technologique et la fiabilité de ses produits qui, tout en étant performants, demeurent compétitifs. La Turquie, quant à elle, offre un rapport qualité-prix attractif, à l’image du drone Bayraktar TB2 et des systèmes d’armement dont l’efficacité a été prouvée par les retex des champs de bataille, comme en Syrie, en Libye et en Ukraine.

Ces retours d’expérience ont renforcé la crédibilité de la Turquie à l’international, désormais reconnu comme fournisseur d’armement fiable. Ces arguments commerciaux ont permis aux deux pays d’acquérir des parts de marché non négligeables et de mettre en place un soft power économique. La Corée du Sud, grâce à ses systèmes de défense et ses technologies électroniques, s’impose comme un acteur fiable et innovant, consolidant ainsi ses relations économiques et diplomatiques. De même pour la Turquie, qui utilise ses exportations de drones militaires pour étendre son influence, notamment en Afrique et au Moyen-Orient. Ces exportations ne se limitent pas à des aspects économiques ; elles jouent aussi un rôle stratégique en matière de diplomatie, permettant aux deux états de renforcer leur position sur la scène internationale. Toutefois, la diversification des partenaires ne se fait pas sans en payer le prix. En dépit de son appartenance à l’OTAN, la Turquie, dont l’ambiguïté irrite les États-Unis, a été exclue du programme d’avion de combat F-35 après avoir commandé des systèmes de défense aérienne S-400 à la Russie.

Bien que la Corée du Sud et la Turquie suivent des trajectoires distinctes, leurs stratégies de défense partagent des objectifs communs : diversifier leurs partenariats internationaux, réduire leur dépendance aux grandes puissances et s’imposer comme des acteurs souverains dans l’industrie de la défense. À travers l’exportation de systèmes avancés, l’établissement de capacités de production et le soutien étatique, ces deux nations cherchent à maximiser leur influence géopolitique tout en consolidant leur souveraineté économique et stratégique. 

Club Défense de l’AEGE

Pour aller plus loin :