Uber Files : la tentation américaine

La révélation des Uber Files, en juillet 2022, a fait grand bruit en France. La fuite de milliers de documents internes à l’entreprise démontre en effet ses pratiques controversées pour s’implanter dans le pays, entre 2013 et 2017. Sont ainsi révélées les nombreuses tentatives d’influencer les responsables politiques, dont Emmanuel Macron, tout juste nommé ministre de l’Économie.

L’affaire est révélée à la suite d’une enquête menée par le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) suivant la fuite de près de 124 000 documents internes à l’entreprise américaine Uber, géant des véhicules de transport avec chauffeur (VTC). Parmi ces documents, des e-mails, des échanges de SMS ou encore des mémos détaillant les pratiques développées par Uber pour s’implanter à l’étranger. Ressort également la preuve que la société a bénéficié d’une aide financière estimée entre 250 et 300 millions de dollars de la part de Google. À cette aide substantielle s’ajoute également l’important carnet d’adresses du géant américain, expliquant la manière dont Uber est rentré en contact avec nombre de responsables politiques français pour faciliter son arrivée en France.

Uber et Emmanuel Macron : une mise en relation rapide aux effets presque immédiats

Parmi les contacts transmis par Google à la plateforme de VTC se trouve notamment le directeur de cabinet adjoint du ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Lacresse. Fin septembre 2014, le responsable des affaires publiques de Google France, Francis Donnat, le contacte pour le compte d’Uber. Les deux hommes se connaissent depuis longtemps déjà, tous deux ayant été membres de la promotion Valmy de l’ENA, en 1998. C’est par cette voie qu’Uber arrive aux oreilles d’Emmanuel Macron. Ce dernier fait preuve d’une certaine réceptivité à l’égard du modèle de l’entreprise américaine, notamment parce qu’elle entre en résonance avec les positions idéologiques de la « Start-up Nation » et de la fin du salariat qu’il défendra par la suite.

Cet accueil relativement favorable permet à Uber de mettre sur la table une question essentielle : comment accroître rapidement le nombre de ses chauffeurs ? En effet, il apparaît essentiel à l’entreprise d’opérer une véritable manipulation des esprits, à savoir de multiplier ses chauffeurs pour faire croire à leur omniprésence et, officieusement, de prendre des parts de marché aux taxis. Pour Uber, la loi Thévenoud (2014) – qui traite entre autres de la durée de formation des chauffeurs – représente un véritable frein à l’expansion de leur activité en France. Toutefois, les conditions de formation et d’examen des chauffeurs de plateformes VTC – et donc notamment d’Uber – ne sont pas définitivement tranchées. C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Macron viendrait en aide à Uber pour lui permettre de contourner la loi en question. Cet accord secret consiste à mettre fin au service « UberPop » de la plateforme, devenu illégal avec l’entrée en vigueur de la loi Thévenoud. En contrepartie, Emmanuel Macron ferait en sorte que les conditions de formation imposées aux chauffeurs VTC passent de 250 à 7 heures. Une modification rendue effective avec l’arrêté du 2 février 2016.

Uber sur Internet

Uber déploie une stratégie de lobbying intense en France et investit massivement dans le monde, avec un budget global estimé à 90 millions de dollars. Pour mettre en œuvre son lobbying, l’entreprise aurait recruté d’anciens fonctionnaires français. Elle aurait également offert des avantages à certaines personnalités politiques, dans la perspective d’influencer les décideurs et donc, d’orienter les législations relatives à son marché.

Un élément clé de cette stratégie d’influence est le recrutement du cabinet iStrat (devenu Avisa Partners), qui a été sollicité pour mener une campagne de communication plutôt « agressive ». Entre novembre et décembre 2014, l’agence publie en effet 19 articles en faveur de l’entreprise Uber sur 13 sites d’information différents, dont des médias reconnus. Ces articles, rédigés sous de fausses identités, s’appuient notamment sur une étude commandée par Uber au cabinet Asterès, intitulée « Uber : une innovation au service de la croissance ». Elle présente des chiffres impressionnants sur la création d’emplois et le potentiel économique d’Uber. Elle fournit également une base « scientifique » aux arguments déployés par iStrat dans sa campagne médiatique.

iStrat est aussi chargé de manipuler plusieurs pages Wikipédia liées à Uber et au secteur des taxis en France, et d’optimiser le référencement Google en faveur d’Uber. Arnaud Dassier, alors codirecteur d’iStrat, publie une tribune en faveur de la plateforme dans L’Express, sans mentionner ses liens avec l’agence. Cette campagne de communication se déroule dans un contexte tendu pour la société américaine. À l’époque, le tribunal de commerce de Paris doit en effet se prononcer sur la légalité de son service « UberPop ». De plus, le bras de fer avec les taxis traditionnels s’intensifie, en témoignent les nombreuses (et parfois violentes) manifestations qui ont lieu à Paris à cette période. Mais Uber exploite habilement ces tensions, se présentant comme victime d’un système archaïque résistant au changement. La campagne menée par iStrat ne fait que renforcer cette image.

Discussions de couloir à l’Assemblée nationale

En parallèle de ces efforts de communication, Uber cherche à influencer directement le processus législatif. En témoigne la relation que l’entreprise développe avec Luc Belot, député socialiste du Maine-et-Loire. En janvier 2015, Uber lui fait parvenir des propositions d’amendement, qu’il modifie substantiellement avant de les déposer. Ces amendements visent à assouplir la réglementation du secteur des VTC, illustrant la manière dont Uber tente à l’époque de façonner à son avantage la législation française.

 Bien qu’Uber ait réussi à s’implanter durablement en France, ses méthodes « agressives » ont toutefois également conduit à une régulation plus stricte du secteur. La loi Grandguillaume de 2016 a ainsi cherché à pacifier les relations entre taxis et VTC tout en imposant des contraintes à Uber. De plus, la jurisprudence a évolué vers une possible requalification des contrats des chauffeurs Uber en contrats de travail, remettant en question le modèle économique de l’entreprise.

Uber et l’influence américaine

Cherchant à assouplir des politiques jugées trop restrictives et contraignantes pour son activité, Uber a intensifié son lobbying auprès des autorités françaises. Un message de Quintard Kaigre – lobbyiste français recruté par l’entreprise – envoyé à Mark MacGann – ancien chargé des affaires publiques chez Uber – le 24 octobre 2015, révèle que la société envisage de solliciter Jane Hartley, alors ambassadrice des États-Unis en France, afin qu’elle adresse une lettre au président français. Cette lettre aurait pour objectif de dénoncer « le harcèlement policier et administratif » dont Uber se dit victime en France, ainsi que les obstacles juridiques et politiques freinant son expansion. Par cette lettre, Uber entend également souligner son potentiel économique, estimant pouvoir créer jusqu’à 150 000 emplois en France, sous réserve de la levée de ces freins. L’ambassadrice aurait pu, en outre, insister sur « l’exception française », dans la mesure où l’État français est le seul pays en Europe où le ministère de l’Intérieur est chargé des questions liées aux taxis et VTC. Enfin, le message suggère de valoriser la France comme champion de l’innovation et des startups, illustrant une énième tentative de l’entreprise américaine d’influencer les pouvoirs publics français à son profit.

Un lobbying agressif au bilan mitigé

Suite à la diffusion de dizaines de milliers de documents internes, une commission d’enquête de l’Assemblée nationale participe à la mise au clair de cette affaire. Sa rapporteure, Danielle Simonnet – députée LFI ayant initié la commission – déplore toutefois n’avoir pu auditionner aucun des anciens membres du ministère de l’Économie. Il est probable que cette impossibilité relève du président de la commission, le député Renaissance Benjamin Haddad. Ce dernier est en effet proche du président de la République et bien qu’il la considère comme « un rapport complotiste et partisan », cette enquête révèle tout de même l’ampleur d’un lobbying qualifié d’« agressif » jusqu’au plus haut sommet de l’État.

L’issue demeure cependant mitigée car même si Uber a réussi à s’imposer en France au mépris de ses lois, il n’est pas possible de nier la discorde que ce scandale a entraînée dans le pays à cette époque, reflétant ainsi les désaccords profonds sur ce que doit être l’économie française. Définie comme un système « qui permet une plus grande souplesse [et] introduit l’innovation », l’uberisation est aussi synonyme de précarisation des indépendants « uberisés » qui ne bénéficient pas des protections liées au statut de salarié. Tout cela révèle enfin « l’incapacité de notre système pour mesurer et prévenir l’influence des intérêts privés sur la décision publique ». Ces excès ont cependant mis en lumière la nécessité d’une amélioration de la transparence et de la réglementation du lobbying en France, dans la mesure où ils ont montré les limites de certains dispositifs, comme le registre des représentants d’intérêts instauré par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). La commission d’enquête parlementaire mise en place en 2023 a notamment formulé plusieurs recommandations à ce sujet, ce qui présage un encadrement plus strict des relations entre représentants d’intérêts et les décideurs publics.

 Paul-Alexandre Vix et Grégoire Aubry pour le club Influence de l’AEGE

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