30 ans après le rapport Martre,  les pionniers de l’IE en France témoignent pour demain [Colloque de l’IE]

Trente ans après le rapport Martre et vingt ans après le rapport Carayon, le Colloque de l’Intelligence économique fait le bilan des avancées de la discipline aujourd’hui forte d’un nouvel élan étatique. Les fondateurs et experts de l’IE des quatre tables rondes sont revenus sur les difficultés majeures rencontrées ces dernières années autour de la gestion de l’information stratégique entre les acteurs économiques. Repoussant la logique de sécurité et de protection à la promotion des intérêts français, les réflexions et débats du 8 avril 2024 ont brossé une vision pragmatique du monde de compétition contestation affrontement actuel, proposant des stratégies concrètes pour une politique nationale d’intelligence économique propice à la compétitivité et la souveraineté de la France.

Que doit-on retenir des rapports Martre et Carayon ? Quelles leçons les États et entreprises ont-ils tirées des recommandations préconisées ? Quelles propositions pour demain ? D’une main de maître, Nicolas Moinet a animé la première table du Colloque de l’IE regroupant les pionniers de l’intelligence économique française. Christian Harbulot, Alain Juillet et Bernard Carayon sont revenus sur leurs rôles dans l’émergence de cette discipline stratégique, insistant fortement sur la nécessité d’adopter aujourd’hui une démarche offensive pour survivre aux enjeux contemporains.

Naissance de l’intelligence économique et de l’extraterritorialité du droit américain

Un État peut-il imposer ses lois hors de son territoire, lequel constitue la limite “naturelle” de sa souveraineté ? Les États-Unis ont répondu à cette question par la promulgation d’un panel de lois à portée extraterritoriale, permettant à leurs autorités d’enquêter, de poursuivre et de condamner tout État, entreprise ou individu ayant directement ou indirectement un lien commercial avec eux. Cet arsenal législatif leur permet de fragiliser leurs adversaires dans la compétition internationale dans de nombreux domaines tels que la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers, les embargos ou autres sanctions économiques.

Bernard Carayon nous rappelle que l’extraterritorialité du droit naît dans un contexte de compétition internationale exacerbée. En 1994, les accords de Marrakech instituent la création de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui institutionnalise une vision globalisée du monde et du commerce. C’est aussi à cette période que F. Fukuyama affirme que les modèles démocratique et libéral ont triomphé sur les autres modèles instaurant ainsi une “paix” durable entre les États. Dans ce contexte ambigu émerge une compétition internationale de plus en plus féroce en même temps qu’une vision “idéalisée” des échanges et des relations économiques.

Réception des rapports Martre et Carayon : ostracisation de l’intelligence économique.

Malgré la publication et la résonance dans des cercles avertis des rapports Martre puis Carayon, l’intelligence économique se confronte toujours à une certaine difficulté à se faire entendre et à s’imposer comme norme dans les pratiques des entreprises, autant que dans les politiques. Dans un contexte de mondialisation, exalté par les politiques et les entreprises au détriment de la souveraineté française, Bernard Carayon identifie cinq facteurs à l’origine de cette ostracisation qu’il appelle “les cinq tabous”.

  • La politique publique : bien que les dirigeants de grands groupes parlent de guerre économique sans dire son nom, l’absence de politique publique constitue un frein à l’émergence d’une culture d’intelligence économique nationale.
  • Le dogme de l’Union Européenne (UE) : à travers sa politique de concurrence, l’UE permet à des entreprises étrangères de profiter des avantages que le marché européen confère mais interdit ces mêmes avantages aux entreprises européennes. Bernard Carayon dénonce à ce sujet le manque de réciprocité.
  • La question des dépendances stratégiques : le concept de dépendance était exclu du débat, tant dans le public que dans le privé, et la notion d’entreprises nationales et stratégiques n’est apparue que récemment.
  • La politique industrielle : Bernard Carayon a dit “l’industrie est la clef soit du déclin soit de la puissance”. Les industries stratégiques sont des leviers et moteurs du développement économique d’un pays.
  • Le patriotisme économique : Bernard Carayon affirme que le patriotisme économique est l’affaire de tous, et qu’il devrait exister sous un principe simple : “autorisez-moi ce que je vous autorise”.

Les trois intervenants sont revenus à plusieurs reprises sur le manque d’engagement des politiques et mêmes des entreprises, qui ne semblaient pas, au moment de la publication des deux rapports, prendre la mesure de l’ampleur de la menace. Edith Cresson figurait parmi les quelques figures averties dans ce domaine, mais sa politique n’a pas abouti à une réelle évolution. Ces difficultés semblent découler essentiellement du fort ancrage d’une culture publique et privée qui va à l’encontre du principe même d’intelligence économique et de ses origines.

Nécessité d’une doctrine de l’offensive

Manque de volonté politique

Alors que les États-Unis et la Chine mènent des stratégies agressives depuis des décennies, l’Europe, et particulièrement la France, semble désarmée et impuissante. La France doit la lenteur de sa réaction à une doctrine de mondialisation heureuse qui ne laisse pas la place à une volonté d’action. L’expression de la puissance d’un État n’est possible que dans un contexte d’hyper concurrence, au détriment des autres puissances. Le passage à une doctrine offensive est la seule réponse possible face aux enjeux actuels.

Toute stratégie offensive doit s’appuyer sur une volonté politique forte. L’engagement de l’exécutif est la clef de voûte de toute politique d’intelligence économique. L’action au niveau local et national nécessite une coordination de tous les acteurs publics. L’organisation jacobiniste française est un levier d’action qui peut dynamiser ou bloquer complètement toutes les initiatives prises par des acteurs autres que l’État.

Fonds souverain

La création d’un fond souverain français revêt un caractère stratégique. Outil de projection de puissance, il peut autant s’insérer dans une politique offensive que défensive. Quand l’espace économique est plus vaste que l’espace politique, la prospérité économique se construit au travers des échanges avec l’extérieur, des investissements nationaux à l’étranger et des investissements étrangers sur le territoire. Dès lors, l’État doit se doter de moyens lui permettant de profiter des investissements étrangers et de rapatrier les bénéfices de ses investissements sans perdre sa souveraineté. Au-delà de l’intérêt économique, les fonds souverains revêtent une dimension stratégique telle que la défense nationale, l’influence, la souveraineté interne et externe ou encore la projection de puissance.

Droit pénal, arme de guerre économique au service de sa compétitivité

Le droit pénal américain tend à s’internationaliser et se mue en standard international. Devenu une arme de guerre au service de sa compétitivité, son caractère pénal et la sévérité de ses sanctions instaurent un climat de peur auprès des entreprises françaises et européennes. Paralysées par les amendes, l’obligation de monitoring ainsi que la perte d’accès au marché américain, les entreprises concurrentes n’osent pas se défendre. Préférant s’auto-incriminer – via les procédures de négociation Deferred Prosecution Agreement – plutôt que d’adopter une posture offensive, qui constitue pourtant l’unique moyen de défense. En effet, le DOJ ne représente pas directement la justice américaine ; il est, dans certaines conditions, possible de l’attaquer. Le droit pénal est une réponse nationale forte fondée sur la puissance économique des États. En dehors des circuits du droit international, il n’est pas privatisable et reste de ce fait un outil de souveraineté échappant directement à l’influence et aux lobbies internationaux.

L’urgence de réagir, et d’adopter une approche offensive de l’IE

En conclusion, il est impératif que la France et l’Europe prennent conscience de l’urgence de réagir face aux enjeux mondiaux en adoptant une approche offensive. Face aux stratégies agressives des États-Unis et de la Chine, la France doit abandonner sa doctrine de mondialisation heureuse et s’engager pleinement dans la défense de ses intérêts économiques et de sa souveraineté. Cela nécessite une volonté politique forte, une coordination efficace entre les acteurs publics et une adaptation des outils juridiques pour contrer l’extraterritorialité du droit américain. Seule une stratégie offensive, basée sur la défense de ses entreprises et de ses intérêts économiques, permettra à la France de se positionner en tant que puissance économique mondiale et de préserver son autonomie dans un environnement de plus en plus compétitif.

Chloé de Soyres et Tom Charpentier pour le Portail de l’IE

L’enregistrement complet de cette table ronde est disponible sur la chaîne Youtube du Portail de l’IE

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