Système financier national, production locale et stratégie exportatrice

« Produisons chez nous chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible, et surtout faisons en sorte que la finance soit nationale ». Keynes, 1993.

Commençons cet article par un exemple, sans doute surprenant pour certains. Au Japon, le caractère patriotique – sans sous-entendre un sens péjoratif – est inhérent à l’activité économique. Ainsi, suite à l’accident nucléaire de Fukushima, les besoins financiers de l’opérateur Tepco, afin de faire face à la catastrophe, sont satisfaits par Sumitomo Mitsui qui a mené le consortium bancaire national, en 2011, en charge de fournir près de 25 milliards de dollars à l’exploitant nucléaire. Ceux qui connaissent les liens forts existant entre les industriels et les banques japonaises ne peuvent s’étonner d’une telle initiative, de la part d’acteurs financiers privés. En effet, il faut se remémorer que, lors de la crise financière asiatique, en 1997, Tepco avait lui-même levé 2 milliards de dollars sur les marchés internationaux, et ce alors qu’il n’avait aucun besoin urgent. En effet, l’objectif était de mettre cette somme sur ses comptes tenus par la banque Sumitomo Mitsui et ainsi permettre à cette dernière de faire face à de graves problèmes de liquidité et d’éviter la faillite.

Débutée en 2007, la crise – d’abord financière, puis bancaire pour ensuite se propager à l’économie réelle – a mis en exergue le côté trouble du système financier. Sans garde-fous et régulations appropriés, celui-ci gangrène l’économie dans son ensemble, y compris les parties saines. Les systèmes bancaires nationaux ont été diversement frappés, relayant leurs faiblesses intrinsèques aux producteurs industriels. En Europe continentale, l’impact a été d’autant plus fort que les entreprises se financent majoritairement au travers des prêts bancaires et moins sur les marchés financiers, comme c’est le cas aux Etats-Unis. De même, les entreprises ont été diversement touchées. Les multinationales ont pu varier les canaux de financement et directement accéder aux investisseurs institutionnels. Quant aux petites et moyennes entreprises, le choc a été plutôt violent et elles continuent, encore aujourd’hui, à connaître des tensions et fragilités dommageables pour leurs activités.

Or, le levier financier est central dans le développement des entreprises, notamment dans la stratégie indispensable aujourd’hui de captation des marchés à l’exportation. En effet, ces derniers ne sont plus seulement un horizon stratégique pour les grandes entreprises mais également – voire surtout – pour les acteurs de taille moyenne. De fait, l’accès à des moyens financiers suffisamment importants et peu onéreux est une condition nécessaire – elle n’est certes pas la seule – au succès d’une stratégie nationale d’exportation.

Par exemple, les banques françaises restent un acteur important de l’activité aéronautique, y compris au niveau international avec le financement des achats d’avions commerciaux par les compagnies aériennes. Or, leurs fragilités, engendrées par la crise ainsi que les nouvelles obligations réglementaires internationales en termes de fonds propres (Bâle 3), les obligent à réduire de facto les crédits dédiés aux industriels, donc les capacités de développement des entreprises du secteur.

Ayant conscience de cette relation banque-industrie primordiale pour le devenir politique et économique d’une Nation, certains pays disposent d’un secteur financier orienté vers un objectif de conquête extérieure de part de marché ou, tout du moins, conscient de la nécessité d’être au service de l’économie réelle. Loin de se cantonner à des pays catalogués d’étatique, nationaliste ou de capitalisme d’Etat, la relation banque-industrie est en fait relativement variée, du fait d’une multiplicité d’acteurs financiers s’affirmant ces dernières années. Le point commun entre les exemples nationaux ci-dessous est une certaine cohésion et une conscientisation des enjeux nationaux et internationaux de la mondialisation, entre l’Etat et les acteurs publics et privés, financiers et industriels.

En Chine, les principales banques d’Etat – notamment China Development Bank (CDB), dont l’actionnaire est Central Huijin, filiale du fonds souverain China Investment Corp. – ont un rôle évident de promotion des intérêts nationaux à l’étranger, particulièrement au travers du financement d’infrastructures (aéro)portuaires, ferroviaires, énergétiques… La palette de leurs interventions est large, aussi bien auprès des industriels chinois que locaux : prêt, actionnariat, ligne de crédits, création de fonds spécifiques… Cela s’appuie sur une puissance de frappe financière, en dollar mais aussi graduellement en renminbi avec l’internationalisation de celui-ci, permettant de proposer des taux bonifiés et à longue durée, des remboursements échelonnés, parfois en nature (prêts contre pétrole par exemple). Le financement de grands projets à l’étranger est alors conditionné à leur réalisation par des entreprises chinoises.

Pour se faire une idée réaliste du « succès » chinois, l’exemple suivant est symptomatique de l’efficacité du système, y compris chez un concurrent stratégique. En octobre 2010, l’Indien Reliance Power signe un contrat de fourniture d’équipements électriques avec la compagnie publique Shanghai Electric. Face à General Electric, le concurrent américain, le Chinois a su proposer un équipement de qualité sensiblement équivalente, à un coût inférieur de 30-40 %, couplé avec des facilités de financement de la part de la CDB. La différence entre les deux offres était, au final, de 60 %. Les 30 000 mégawatts d’équipement seront fourni sur trois ans. De plus, là où les banques indiennes étaient réticentes à prêter sur une période supérieure à 5-7 ans, la China Development Bank permet à Reliance de rembourser sur 12 ans.

La Chine n’est pas le seul pays à développer ce genre d’initiative. En avril 2010, la compagnie énergétique américaine AES signe un contrat de 2 milliards de dollars afin de construire une centrale électrique de 1 200 mégawatts au Vietnam. Le financement de ce projet, en grande partie, provient de la banque publique Kexim (Export-Import Bank of Korea), le reste se partageant auprès d’acteurs variés : l’aciériste coréen Posco et le fonds souverain China Investment Corp. également actionnaire d’AES à 15 %. Or, la présence de la Kexim s’articule au rôle de fournisseur de Doosan Heavy Industries. Ainsi, une partie du financement de la Kexim revient à un industriel coréen, sur un projet à l’étranger.

Plus généralement, le financement des grands projets d’infrastructures permet de soutenir les industriels nationaux mais aussi de préétablir les marchés d’exportation : la compétition est exacerbée entre les acteurs mais souvent couplée à un foisonnement des relations politiques entre les différents pays afin de privilégier leurs entreprises. Les résultats sont tangibles, notamment pour des pays comme la Chine, la Corée ou encore le Japon. Ainsi, un double processus s’affirme : d’une part, le renforcement d’acteurs financiers (fonds souverains, banques publiques dédiées à l’exportation…) autres que ceux historiquement présents, comme les banques commerciales et/ou les agences internationales comme la Banque mondiale ou les banques de développement régional ; D’autre part, une certaine prédominance d’acteurs asiatiques, résultante d’un développement économique national soutenu et d’un système politique volontariste.

Un nouveau cadre politico-coopétitif apparaît, remettant en cause graduellement le dessein institutionnel mis en place par les Etats-Unis après 1945 et approfondi avec la chute de l’URSS. Or, les pays historiquement industrialisés et leurs acteurs économiques se retrouvent à agir de manière désuète. Par exemple, aux Etats-Unis, le Président Obama nouvellement élu a lancé une initiative sur cinq ans visant à doubler les exportations. Néanmoins, comme le reconnait lui-même Fred Hochberg, président de l’US Export-Import Bank, cela ne peut se réaliser uniquement avec de « meilleurs produits, de meilleurs prix et un meilleur marketing » que ceux des concurrents.

Selon lui, les entreprises américaines « se sont fait coincer » par les Etats étrangers. Pas spécialement via leurs industriels étatiques soutenus par un système financier national dédié à cet effet. Mais surtout parce que ces Etats impriment leurs méthodes au niveau mondial via des stratégies et partenariats avec d’autres pays en développement. Les règles commerciales et financières, fondées sur l’égalité de traitement, la transparence, leur caractère multilatéral… sont de plus en plus contournées par les puissances émergentes et leurs entreprises, sapant le cadre coopératif qui a préexisté tant bien que mal ces dernières décennies. En effet, ces nouveaux venus ne sont généralement pas membres de ces institutions internationales et/ou les règles ne s’appliquent pas à eux.

Face à cette réalité tangible, présentée comme un « nouveau Far west » par le président de l’US Export-Import Bank, celui-ci propose que les Etats-Unis redéfinissent de manière urgente des règles favorables à leurs entreprises sous peine de déclassement. Selon lui, le mandat de la banque qui soutient les exportations américaines doit être revu, pour faire face à la concurrence d’acteurs à la surface financière conséquente et aux prérogatives très élargies. Par exemple, aider financièrement une entreprise américaine seulement lorsque le contrat d’exportation est proche d’être signé ne suffit plus. Elles doivent également être soutenues dans la prospective commerciale, c’est-à-dire bien en amont de la signature du contrat mais qui suppose aussi un risque d’échec élevé. Or, cela est peu en rapport avec les objectifs financiers habituellement observés dans un établissement lambda.

De même, selon les règles d’exercice des Ex-Im Bank – il en existe soixante dans le monde –, une aide financière de l’une d’elles ne peut être conditionnée à l’octroi du contrat à des entreprises du pays de l’Ex-Im Bank. Le fait de financer un projet devrait, selon les règles, bénéficier au plus grand nombre de fournisseurs, au travers des appels d’offres publics, et non pas directement de manière bilatérale, avec les entreprises de même nationalité que l’Ex-Im Bank permettant le montage financier. Or, cette vision idéaliste ne s’applique plus dorénavant.

Ainsi, au début de la décennie 2000, au niveau mondial, les financements officiels réalisés en respectant les règles internationales représentaient les deux-tiers des financements totaux pour la promotion des exportations. Le chiffre est actuellement d’un tiers. Selon F. Hochberg, lorsque l’US Ex-Im Bank garantit 33 milliards de dollars en 2011 (donc selon les règles internationales), cela ne représente que 20 % des sommes allouées par d’autres Ex-Im Bank, celles-ci en contournant les règles.

Aussi, les Etats-Unis tentent de reprendre la main, notamment en actualisant les règles et en les faisant respecter par le plus d’acteurs possibles. De même, un groupe de travail sino-américain est mis en place en février 2012 dont l’objectif est d’améliorer la transparence des programmes nationaux d’aide à l’exportation.

Cette prise de conscience est relativement récente aux Etats-Unis, notamment avec l’arrivée de l’Administration Obama en 2008. Elle s’oppose à une pensée majoritaire chez les Républicains, noyautés par les mouvements Tea party et libertariens pour qui l’Etat fédéral a des pouvoirs exorbitants qu’il faut réduire à tout prix. Pour ce qui est des cercles universitaires et les think tank, les réflexions foisonnent concernant le devenir stratégique du pays. Par exemple, Ian Bremmer, Président d’Eurasia Group, parle de rivalité entre modèles institutionnels, le capitalisme d’Etat concurrençant les market-friendly states, avec, à terme, de possibles implications dirigistes dans une économie mondialisée. Il préconise ainsi la création, pour les Etats-Unis, d’un Ministère des affaires économiques (Department of Economic Statecraft) en lieu et place du Ministère du commerce, dont les prérogatives sont marginales et floues. Selon lui, le Ministère des affaires économiques pourrait être dirigé par des personnes du secteur privé, disposant de marges de manœuvre appropriées afin d’aider les entreprises, c’est-à-dire d’avoir un vrai pouvoir décisionnel et législatif.

Dans d’autres pays occidentaux, les actions prises restent généralement hétérogènes. Certains, dont la France, s’empêtrent dans leurs inerties alors que les savoir-faire existent, notamment au niveau régional. Dans cette voie, la fameuse banque d’investissement voulue par le gouvernement ne serait qu’une mutualisation des actions – et des volontés – déjà existantes : Caisse des dépôts, Oséo, FSI, banques commerciales… Et focalisée sur une seule cible : les PME et les ETI. Finalement, une proximité à renforcer entre des institutions parisiennes et des régions qui ne demandent qu’à disposer de prérogatives, donc de responsabilités, dans leur développement économique.

Rien n’est donc à créer mais à réunir, afin de peser à l’international. Et le point de départ essentiel est d’abord de changer de mentalité. Ce que Keynes disait déjà à son époque : « c’est un long processus, que celui de s’arracher à des modes de pensée qui étaient ceux d’avant la guerre, ceux du XIXème siècle. Il est surprenant de constater combien un esprit traîne d’oripeaux obsolètes même après avoir changé ses conceptions centrales ».

Pour aller plus loin

  • BREMMER Ian, The end of the free market. Who wins the war between states and corporations?, Portfolio Hardcover, New York, 2010, 230 pages.
  • BREMMER Ian, « Goodbye Department of Commerce, hello Department of Economic Statecraft », Reuters, 22 août 2012.
  • DYER Geoff, PILLING David et SENDER Henny, « China: A strategy to straddle the planet », Financial Times, 18 janvier 2010.
  • HOCHBERG Fred, « State capitalists map out a new wild west », Financial Times, 11 juillet 2012.
  • KEYNES John Maynard, « National Self-Sufficiency », The Yale Review, vol. 22, n˚ 4 (juin), 1933, pp. 755-769.
  • SENDER Henny, « CDB chief leads China’s thrust overseas », Financial Times, 23 août 2012.