Economie de la donnée et métiers de l’Information : Les perspectives du Big Data sont-elles vraiment favorables ?

Le numérique a transformé tant les activités, les habitudes, que les relations de travail et la vie privée.

Nous sommes devenus aujourd’hui totalement dépendants à la connectivité, avec une fracture numérique que déplore chacun des 36 millions d’utilisateurs fébriles de smartphones en France lorsqu’il se trouve dans une de ces fameuses « zones blanches » sur le territoire national.

Avec, pour chaque utilisateur de smartphone, en moyenne 12 heures passées quotidiennement en ligne et 160 connexions, on peut dire que le numérique est pour le moins intrusif : en permettant le bureau à domicile, il contribue ainsi à la déconstruction de la structure sociale, consécutive à la disparition de la notion de subordination hiérarchique dans l’entreprise.

Au nombre des disruptions majeures constatées aujourd’hui dans notre environnement socio-économique, il y a cette croissance quantitative et qualitative de l’information, sous la dénomination « Big Data », que les machines intelligentes et la baisse du coût du stockage de la donnée ont rendue beaucoup plus facile[1].

Chaque jour, chacun de nous en tant qu’ « homo numericus » laisse derrière lui des traces sous forme de données (plus particulièrement au travers des : réseaux sociaux sur Internet, achats en ligne, badges, titres de transport avec géolocalisation… et de plus en plus aujourd’hui, avec le développement de  l’Internet des Objets – IoT[2]) dans des conditions qui sont bien loin d’être sécurisées

Or, parmi les données qui fondent aujourd’hui la stratégie des entreprises, il y a aussi ces données personnelles, issues de la vie privée, que nous exportons sur les différentes plateformes (en accès gratuit) issues de l’économie collaborative, et qui sont susceptibles d’être utilisées, par exemple pour le marketing et la publicité, en particulier par le fameux GAFA qui se fonde sur ces données pour prescrire des choix ou faire des recommandations personnalisées.

Lorsque nous faisons le choix d’une liste de lecture (playlist) sur Spotify ou suivons les conseils avisés de Google quant à nos destinations de voyage, lorsqu’on suit quelqu’un sur les réseaux sociaux ou quand on y poste un statut, nous consentons en effet librement à la monétisation par un tiers-intermédiaire des données qui sont exportées de notre vie privée.  Pris sous cet angle, le Big Data est en quelque sorte un « focus group » qui permet au GAFA et assimilés de prendre en compte tous les nouveaux usages issus de l’expérience client, afin de produire un contenu « pertinent » pour le marketing, la publicité….

Nous devons donc faire très attention à l’information qu’on laisse derrière soi sans trop réfléchir, au prétexte d’un accès facilité à de nouveaux services (nous sommes en effet actuellement dans un process de « servicialisation » par l’apparition de nouvelles utilités), alors même que notre patrimoine numérique repose tout particulièrement sur : réseaux sociaux, blogs, annuaires et presse…. A noter que cette extrême négligence de notre part vis-à-vis de ces nouveaux intermédiaires, peut paraître tout à fait paradoxale, sachant que nous manifestons en même temps le souhait d’une plus grande proximité et d’une désintermédiation plus absolue (sachant que la Blockchain pourrait être la solution idoine de ce point de vue, mais c’est une autre histoire…)

Aussi, il faut prendre conscience que même ceux qui ont effectivement pensé à préserver leur anonymat doivent s’inquiéter, car il existe aujourd’hui des logiciels de désanonymisation permettant, par exemple, d’identifier les visiteurs d’un site web. A partir de cela, rien n’est plus aisé que de faire une analyse comportementale (par « scoring ») et de prévoir le nombre de visites par client pour ensuite aboutir à une meilleure segmentation de la clientèle, à un ciblage plus qualifié des prospects… Sachons-le bien, nous sommes tous devenus le produit !

Parallèlement, les systèmes d’information sont donc de plus en plus voués à s’ouvrir pour favoriser l’échange de la donnée qui est aujourd’hui la source essentielle de création de valeur, alors même que le travail en mode collaboratif va se développer avec l’entreprise étendue (les collaborateurs étant reliés en permanence à l’organisation qui les emploie : tablette, cloud et réseau social d’entreprise – RSE… la mobilité des données correspondant en fait à la mobilité des personnes) et également le recours plus systématique à des consultants externes, en free-lance. On parle ainsi d’organisation collaborative décentralisée, avec des personnels et des équipes de plus en plus autonomes et qui seront évaluées suivant une forme de scoring réputationnel.

Considérant ainsi que tout un chacun dans l’entreprise peut avoir un accès immédiat à l’information. on peut sans doute expliquer pour partie le glissement de la fonction traditionnelle de veilleur vers celle de community manager, chargé de retravailler l’information pour la faire passer en quelques mots sur smartphone ou tablette, ou bien sous format video, son…

Les professionnels de l’Information ne sont donc pas dans un simple process de production /  gestion de contenus. Ils doivent aussi particulièrement s’attacher à démontrer le bien-fondé de leur compétence, c’est-à-dire prouver qu’ils savent effectivement « poser la bonne question » : mise en œuvre de méthodes et pratiques professionnelles pour le choix des corpus (sources, y compris les réseaux sociaux…) et la fouille de texte, la recherche, ainsi que pour l’examen critique des « analytics » (pour le calcul des tendances et des comportements) et le tri intelligent, ainsi que l’analyse de la data pour écarter les données qui auront été embellies et également les informations falsifiées.

Concernant ce dernier aspect, il faut ainsi bien prendre en compte que les objets intelligents et interconnectés[3] qui nous entourent, produisent des données certes toujours plus abondantes, mais dont la fiabilité est très loin d’être assurée au regard des barrières techniques qui persistent encore aujourd’hui (qu’il s’agisse du stockage ou de la transmission, sans oublier les questions essentielles de sécurité).

Au-delà des failles dans la sécurité que la technologie Blockchain devrait paraît-il résoudre, il s’agit aussi d’éviter de se faire manipuler ou bien de se tromper en fonction des démarches disruptives de déstabilisation qui sont lancées par des concurrents.

Par ailleurs, en tout bout de chaîne, le professionnel qui sait utiliser la « grammaire de l’IE » pour gérer l’information déstructurée sur le « datalake »,  doit intervenir pour donner un aspect plus interactif à l’analyse de la donnée, grâce aux techniques de datavisualisation qui permettent notamment :

– Une sélection dynamique, c’est-à-dire la possibilité de regarder les données sous différents angles et d’agir sur les variables ;

– Un appui au conseil : soit une analyse prédictive pour l’optimisation du processus, de la stratégie, l’amélioration de la relation client, la génération de revenus supplémentaires.

– Un vecteur d’influence : autrement dit comment assurer la puissance de marché de l’entreprise (pour mémoire, en effet, on rappellera que: « qui tient la norme, tient le marché »).

Les compétences qui sont aujourd’hui requises dans un contexte de connaissance déstructurée, fragmentée, recouvrent ainsi tout ce qui concerne :

– La production de contenus pertinents, à partir de l’information massive disponible (y compris les documents internes qui font partie du patrimoine informationnel de l’entreprise),

–  L’organisation de l’information, en conservant toujours un œil critique sur son propre travail d’architecture,

– La bonne maîtrise du numérique (le digital nécessitant en particulier une réaction rapide, en « temps réel ») et de ses évolutions en accéléré (gestion de l’obsolescence des outils),

– La rentabilité de l’information ; les réponses données devant être d’une qualité régulière, et en même temps économes en ressources utilisées, pour viser des résultats opérationnels indiscutables comme : market intelligence, avec exploitation des « signaux faibles » (distincts du « mainstream ») : connaissance des clients (identification des tendances, compréhension de sattentes) et définition d’une stratégie commerciale (prédiction de vente de produits, analyse des forces et faiblesses de la concurrence…)

Au-delà de ces compétences Data + Market, le professionnel de l’information doit savoir aussi faire preuve:

– De créativité, ce qui suppose de sa part une de prise de risque intentionnelle, fondée sur son intuition,

– Et de stratégie, s’agissant plus particulièrement pour lui d’interagir efficacement avec les utilisateurs (management ou autre type de « client »).

Ainsi, à ce qu’il nous paraît, le facteur humain ou « HumInt » sera toujours nécessaire pour comprendre une information progressivement automatisée et de plus en plus massive, par exemple en reliant les données entre elles (confrontation des idées et des sources…), ce qui constitue somme toute la base même du métier d’analyste : rassemblement  / adaptation / synthèse / organisation d’informations hétérogènes au sein d’une connaissance fragmentée, pour pouvoir faire des propositions pertinentes (par exemple, pour un projet)….

Suivant la logique « better data, better decision », on veillera aussi à obtenir une « Smart Data » contribuant à un prédictif optimisé pour la stratégie, par croisement des données du « Big Data » (y compris les données structurées de l(INSEE, du BODACC, de l’INPI… mais également le « Big Text ») avec celles du  « Small Data » (données déclaratives issues de sondages).

Egalement, en prenant bien la mesure des enjeux de sécurité / fiabilité constitués par l’utilisation des outils nomades à basse consommation d’énergie –initiateurs de connexion, mais qui posent des problèmes de sécurité (sans oublier le fait que le temps de transfert de la donnée reste encore beaucoup trop important par rapport à des technologies en devenir comme la Google Car), parce qu’il s’agit d’objets bons marché- et des clouds qui constituent des gisements de données ; sachant qu’en pratique aujourd’hui la data (non structurée) appartient çà celui qui la récupère[4] dans le datalake (avec une valeur qui est extraite par les plateformes, et étant entendu que la valeur de la donnée augmente avec sa vulnérabilité).

Certes, on peut imaginer comme l’ARCEP l’envisage, une régulation par la Data, mais la question de la confiance peut se poser par rapport à une information issue de nouveaux intermédiaires qui n’ont pas toujours tendance à référencer leurs contenus, à vérifier effectivement les avis en ligne ou même tout simplement à diffuser une information claire, lisible et accessible.

Pour toutes ces bonnes (et mauvaises) raisons, nous devons encore nous interroger sur l’avenir des métiers de l’information. En effet, quels seront les nouveaux experts de l’intelligence en temps réel ?  S’agira-t-il de professionnels indépendants (free-lanceurs), de digital workers (comme les contributeurs sur Wikipédia…), ou bien de compétences  salariées ? Quelles seront les nouvelles expertises requises ? S’agira-t-il de spécialistes de la transition numérique, de l’agilité ? Ou bien de spécialistes de la recherche de nouveaux concepts, de nouvelles idées ?

Enfin, quelle carrière fragmentée pour ces professionnels qui doivent assurer une gestion de la connaissance de plus en plus déstructurée, avec des outils numériques évoluant de plus en plus rapidement ? L’objectif d’apprendre à apprendre, tout au long de sa carrière, devrait permettre, dans une certaine mesure, de faire face à l’obsolescence des outils, mais cela suffira-t-il… ?

Denis DESCHAMPS

CCI Paris Ile-de-France



[1] Même si le Cloud nécessite des infrastructures importantes (Data Centers) et très fortement consommatrices d’énergie.

[2] On évalue à 64% le nombre d’entreprises qui veulent utiliser l’IoT dans leur stratégie de développement, s’agissant pour elles d’améliorer leur efficacité, de réduire leurs coûts opérationnels ou d’optimiser l’utilisation de leurs actifs.

[3] Avec un système d’adressage IPV6 qui permet de référencer / identifier toutes les « choses » présentes sur terre …

[4] Le droit de propriété s’efface devant le droit d’usage.