La Silicon Valley appelée à coopérer dans la lutte contre Daesh

Les attentats de novembre à Paris et l’attaque de San Bernardino ont renforcé pour les Etats-Unis la volonté de mener une stratégie offensive contre Daesh qui passerait notamment par des moyens technologiques et numériques afin de contrer l’influence mondiale de l’organisation qui a recours à une propagande très élaborée.

Obligation sécuritaire de l’Etat américain contre Daesh

Suite aux attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont développé une politique étrangère essentiellement basée sur la guerre contre le terrorisme. Celle-ci s’est largement intensifiée depuis la création de l’Etat islamique (EI). La recrudescence de la menace et la sophistication des moyens employés par l’organisation terroriste, particulièrement avec l’utilisation du cyberespace à des fins de propagande, ont fait apparaitre la nécessité d’une réponse adaptée. En effet, les membres de l’EI ont bien su se saisir des outils médiatiques contemporains efficaces et peu couteux dans la diffusion de l’information afin de se donner une image de puissance, frapper les esprits, mais surtout pour recruter de nouveaux éléments.

Souvent dépassés par les armes nouvelles du terrorisme, nombreux gouvernements engagés contre l’EI se trouvent dans l’incapacité de répondre efficacement à cette forme de menace s’exprimant dans l’immatériel. Alors que des frappes ont été engagées sur les territoires du groupe djihadiste en Irak et en Syrie, celui-ci n’en continue pas moins d’accroitre sa puissance par une dynamique informationnelle qui lui permet de recruter un grand nombre de combattants. Cela est rendu possible grâce aux médias sociaux tels que Facebook, Twitter ou encore Youtube mais également grâce à de grands hébergeurs de contenus du Web américain tels que CloudFlare qui abritent la propagande de Daesh. Société créée en 2009 et implantée dans la Silicon Valley, CloudFlare est une sorte de bouclier numérique, une protection efficace contre les cyberattaques des sites, notamment celles par déni de services (d’énormes quantités d’informations sont envoyées sur un site pour l’engorger et le rendre indisponible). La société a été accusée par un collectif d’hackers affilié au groupe Anonymous, d’aider l’Etat islamique à prospérer sur la toile. En effet, quarante sites internet de l’organisation ont été répertoriés comme étant clients de CloudFlare.

Face à ces révélations, la classe politique américaine a exhorté les géants de la Silicon Valley à faire preuve de coopération dans l’intérêt commun de la lutte contre la menace djihadiste. Lors d’un discours à Washington le 6 décembre 2015, Hillary Clinton a affirmé que le gouvernement et la Silicon Valley se devait de coopérer pour anéantir l’EI : “We need to put the great disruptors to work in disrupting the terrorist organization“(« Nous devons faire travailler les grands “disrupteurs“ à détruire les organisations terroristes »).

Les entreprises concernées par ces sollicitations politiques et ces accusations se trouvent ainsi au centre d’une bataille numérique qui lance le débat sur le rôle que celles-ci doivent jouer dans la lutte contre le terrorisme.

La Silicon Valley pointée du doigt et appelée à la rescousse

Alors que certains réseaux sociaux comme Facebook ont été accusés par l’association Change.org d’inaction contre la propagande terroriste, certains élus suggèrent de forcer la coopération par le biais législatif. Une proposition de loi exhortant les réseaux sociaux à rapporter aux autorités toute publication jugée suspecte a été déposée début décembre 2015.

Concernant CloudFlare, nombreux élus dénoncent des pratiques illégales qui vont à l’encontre des valeurs et du droit des Etats-Unis. A ce titre, il est souvent fait référence au Patriot Act comme argument visant à condamner et sanctionner CloudFlare. Votée en 2001, cette loi d’exception imposait aux groupes privés de coopérer avec les services de sécurité notamment pour la transmission de données jugées suspectes. Le service d’optimisation du web est également accusé  par le groupe d’activistes patriotes de se faire de l’argent sur le dos du terrorisme, ce qui expliquerait la complaisance de la société.

Désireux de rendre les services de renseignements plus performants en matière de technologie numérique, la classe politique américaine a appelé les fleurons de l’industrie technologique américaine à mobiliser leurs aptitudes en la matière. Cela passe par une volonté d’accéder en cas de besoin aux données chiffrées détenues par les entreprises d’internet, mais cela est de plus en plus difficile depuis le scandale de l’affaire PRISM. Cette affaire dévoilée en 2013 avait révélé au grand jour la collaboration de plusieurs entreprises de la Silicon Valley avec la NSA dans le cadre de surveillance de masse. Affectées par cette affaire les entreprises ont, pour rétablir la confiance des utilisateurs du Web développé des techniques de communication mieux protégées. C’est le cas avec l’application de messagerie instantanée TELEGRAM qui offre un système de cryptage des communications grâce à des données chiffrées. Ces services sont suspectés d’être utilisés par les terroristes, précisément car ils sont difficilement détectables. Afin de contraindre la coopération, nombreux législateurs veulent faire passer une loi obligeant les entreprises à concevoir des « backdoors », portes dérobées, dans leurs appareils électroniques et applications multimédias  afin d’accéder aux données chiffrées.

La réticence de la Silicon Valley à coopérer

Les médias sociaux se sont défendus d’être déjà engagés à surveiller et dénoncer des publications potentiellement liées à la menace terroriste. Youtube a développé un programme de «Trusted Flagger» permettant à des ONG ou des unités de lutte anti-terroristes de signaler des vidéos considérées comme problématiques et de déclencher une action immédiate. Le problème réside toutefois dans le fait que l’information est diffusée en temps réel et libre d’accès. Il est donc facile d’y accéder et difficile d’exercer une surveillance pointilleuse. Le rôle des disséminateurs (propagateurs non affiliés au groupe terroriste mais sympathisants) dans l’interaction directe avec les cibles rend la lutte d’autant plus difficile.

De plus, affectées par l’affaire PRISM les entreprises, soucieuses de se refaire une image préfèrent ne pas trop s’engager sur le terrain de la lutte contre le terrorisme au côté des autorités. De notoriété internationale, elles ont intérêt à cultiver une image neutre pour ne pas perdre de clients par leur supposée prise de position en faveur du gouvernement.

Enfin, les entreprises sont réticentes à bannir d’elles-mêmes les contenus jugés suspects. D’un point de vue éthique la censure n’est jamais bien perçue. De plus, si elles acceptaient cela pourrait ouvrir la voie à d’autres demandes de censure de par le monde, ce qui n’est pas envisageable. La question de la lutte anti-terroriste n’est pas simple. Entre neutralité pour garantir la liberté d’expression et censure pour garantir le bien public, l’équilibre est difficile à atteindre.

Concernant les backdoor, les entreprises  de la Silicon Valley ne semblent pas disposées à coopérer sur ce sujet. Dans une lettre adressée au Président des Etats-Unis, entreprises, experts en cybersécurité et représentants d’organisations de la société civile ont exhorté Barack Obama à ne pas légiférer sur ce sujet. L’argument avancé est la défaillance sécuritaire qu’engendrerait une telle mesure sur leurs produits. Les signataires préviennent que la création de « backdoor » rendrait les données des citoyens américains mais aussi des citoyens du monde d’avantage vulnérables aux criminels et hackers et affaiblirait de ce fait la sécurité nationale et internationale. De plus, ce genre de vulnérabilités altérerait la sécurité économique des entreprises. Les compagnies américaines estiment qu’un tel projet renforcerait la volonté de leurs clients de se tourner vers d’autres produits et services provenant de firmes étrangères, ce qui affaiblirait leur position. La Silicon Valley invite au contraire l’exécutif à développer des mesures qui promeuvent l’adoption de fortes technologies de chiffrement. De telles mesures permettraient de renforcer la cybersécurité ainsi que le développement économique.

La défiance de CloudFlare

Le PDG, Matthew Prince se défend des accusations en défiant tout d’abord le gouvernement américain et sa politique post 9/11. Prince rétorque qu’il ne faut pas retomber dans les méandres du Patriot Act, à savoir des sociétés qui capitulent trop aisément devant les sollicitations des gouvernements au risque de perdre la confiance de leurs clients. Il provoque de surcroît ses détracteurs d’Anonymous en répliquant qu’ils utilisent également son service et ce malgré les pressions qu’il subit parfois afin de bloquer leur accès. Le PDG se justifie également sur la controverse pécuniaire en arguant de la gratuité de ses services. Il assure finalement qu’il ne refuserait pas de collaborer avec les autorités mais uniquement si celles-ci étaient en possession d’un mandat légal.

Gouvernement américain et Silicon Valley : des alliés de circonstances

Bien que saisies par l’enjeu de la lutte anti-terroriste, l’essentiel pour les entreprises de la Silicon Valley est de conserver leurs avantages concurrentiels. A cette fin, ces sociétés ont tout intérêt à rester modérées. Et, pour maintenir ces avantages, les entreprises se sont finalement résolues à une collaboration tacite avec l’appareil sécuritaire. En effet, elles ont de nombreux bénéfices à gagner d’une collaboration bien que timide avec le gouvernement américain. Tout d’abord, cela leur apporte un soutien diplomatique incontestable qui de surcroît engendre des répercussions positives sur la croissance économique américaine. Ensuite, cette collaboration leur permet d’avoir accès à une masse de renseignements importante sur la sécurité de leurs produits et sur leurs concurrents étrangers. Cela permet aux sociétés californiennes de garder le monopole dans leur domaine. Cette hybridation de circonstance entre les domaines publics et privés ne peut être que bénéfique afin de gagner en avantage comparatif face aux firmes étrangères. Toutefois, la menace d’une dérive orwellienne à laquelle ces entreprises prendraient part en coopérant explicitement avec les Etats affaiblirait leur position de leader.

Prépondérance de la conception libérale des entreprises

Afin d’accroître leur crédibilité et leur légitimité auprès des utilisateurs de leurs services, les entreprises de la Silicon Valley restent finalement retranchées sur leurs positions. Pourtant, le gouvernement américain pour mener à bien sa guerre contre l’Etat islamique est aussi dépendant de ces entreprises. Cette situation révèle un rapport de force déséquilibré. Ces entreprises se servent de l’Etat pour préserver leurs statuts monopolistiques et contrer la concurrence, sachant que cela permettra à celui-ci de gagner en influence et en puissance, mais sont en revanche extrêmement réticentes à l’idée de coopérer avec les politiques contre les terroristes. Les politiques sont d’ailleurs très souvent méprisés par ces entreprises à cause de leurs propositions estimées inadéquates. La proposition de Donald Trump de fermer internet les refreine dans l’idée de coopérer. Cette dépendance du secteur public vis-à-vis du secteur privé peut justifier l’incapacité des décideurs publics à encadrer les pratiques de ces sociétés.

Isabelle Simon