Le monde numérique dans lequel nous sommes désormais immergés après un quasi-saut quantique qui se prolonge toujours et encore… n’est pas pour autant aussi confortable qu’il paraît ; pour nous, comme pour les entreprises.
En échange de l’ensemble des services « gratuits » et conviviaux auxquels nous accédons aujourd’hui sur l’Internet, nous sommes devenus à la fois des produits marketing et des cibles directes pour la publicité. Nos traces numériques nous assurent ainsi une forme de postérité non désirée, sans même qu’il soit besoin pour les entreprises –qu’elles soient digitales ou non technologiques- d’avoir recours aux cookies ou bien à nos adresses mails.
Du côté des entreprises, toutes les positions chèrement acquises, toutes les rentes de situation sont, elles aussi, allègrement « uberisées » : grâce à la réduction des coûts générée par le développement de la nouvelle économie de plateforme, les petits mangent les gros, avec une valorisation qui leur est très largement supérieure ; les nouveaux tuent les anciens, dont le poids et le rôle historique n’ont plus guère d’importance, face au nouveau modèle économique.
Et ce qui vaut aujourd’hui pour les taxis avec Über, pour l’hôtellerie avec AirBnB, pour l’audiovisuel avec Netflix, et pour l’automobile avec Tesla, s’appliquera très bientôt aux notaires, à l’assurance et aux banques, grâce à la technologie Blockchain, qui devrait, semble-t-il, également révolutionner toutes les offres de services sur des plateformes numériques comme, par exemple, Uber, aussi nouvelles soient-elles et à peine celles-ci se seront-elles installées…
Le travail évolue avec le numérique ; le monde de l’entreprise et nous aussi.
D’une part, le Big Data (concept qui date de 2012) a accentué la révolution des données, en transformant celles-ci en information (c’est-à-dire un ensemble de données contextualisées, regroupées en différentes familles, et qui sont matérialisées par un support), puis en valorisant cette dernière en connaissance (soit l’optimisation de l’information fondée sur les données, grâce à la modélisation, la statistique). Aussi, le pouvoir des organisations sociales (dont les entreprises font partie) réside-t-il désormais dans l’exploitation « intelligente » de l’information, plutôt que dans sa simple détention ; et ce surtout lorsqu’on considère que plus l’entreprise échange et donne de l’information, plus elle en reçoit. C’est ainsi son utilisation qui rend l’information stratégique et lui permet de générer de la valeur pour l’entreprise. Or, parmi les données qui sont au départ de la stratégie des entreprises, il y a aussi les données personnelles, c’est-à-dire celles qui sont issues de la vie privée.
D’autre part, le développement des pratiques collaboratives / participatives a permis l’explosion d’une nouvelle économie de services centrée sur l’utlisateur, proposant des services supplémentaires, réels et immédiats, qui sont liés à tous types de biens. Cette économie de plateforme digitale, fondée sur la géolocalisation (GPS), la miniaturisation (smartphone) et surtout sur l’exploitation de l’effet de réseaux par des machines « intelligentes » (c’est-à-dire des machines qui apprennent, comprennent et appliquent des algorithmes de façon autonome, pour résoudre des situations complexes en les modélisant) a ainsi favorisé l’amélioration de l’offre de produits existants, en même temps qu’elle en changeait le business model (avec des tarifs rendus attractifs, grâce à la suppression des intermédiaires).
Or, tout ce mouvement de digitalisation n’est pas sans effet sur le travail, sur nous-mêmes, comme sur les entreprises qui nous emploient ou dont on peut être (mais plus rarement) le patron. Parmi les paramètres qui doivent être pris en compte avec le numérique, il faut ainsi considérer certains points importants :
– Il n’y aura plus d’activité à plein temps et on n’exercera pas le même travail toute sa vie durant (la notion de contrôle hiérarchique / vertical et « non partagé » va donc disparaître, de même que les objectifs « imposés », qui se révèlent toujours dépassés ou sinon rapidement inadaptés) ;
– Il n’est plus nécessaire de se retrouver tous au même endroit (le mode collaboratif / participatif est, de fait, plus aisé « on line », qui favorise l’organisation horizontale et permet un mode de production plus souple) et au même moment (autrement dit, il faut s’attendre à la disparition de la contrainte horaire, voire de la notion même de temps de travail, à laquelle se substituera celle de projet commun ou partagé, comme les « Bootcamps » ou « Hackatons »…) pour travailler « intelligemment » (la connaissance/data étant en effet accessible de partout, sur mobile, à partir de serveurs distants, et à très haute vélocité, grâce aux algorithmes qui assurent la convergence entre l’analyse de données et le calcul à très haute performance) ;
– Enfin, il n’y a plus de séparation entre sphères professionnelle et personnelle (toute la data « captée » -en particulier, par « l’Internet des objets (IoT) »- concernant un individu peut être stockée dans un même endroit), alors que chacun détient personnellement l’outil correspondant à son travail (PC, portable, smartphone ou tablette…) en contrepartie de l’abandon de toute sa data individuelle au GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon).
Pour favoriser une « micro-décision » sans effort (comme, par exemple, le choix d’une liste de lecture (playlist) sur Spotify ou les conseils avisés de Google quant à nos destinations de voyage…), nous avons alors librement « consenti » à une forme insidieuse d’exportation de notre vie privée (pour monétisation par un tiers). Ainsi, l’anonymat, censé être protégé par l’agrégation des données en masse (ou sinon, très hypothétiquement, par le process d’anonymisation engendré par le « secret statistique »…), est-il irrémédiablement voué à disparaître, si ce n’est déjà le cas[1].
Quelles conséquences pour nous, les humains ?
– D’une manière générale, tout d’abord, dans un monde contrôlé par des machines intelligentes qui dialoguent entre elles (M2M – machine to machine), quelle humanité active est encore vraiment nécessaire ? En dehors des coiffeurs, professeurs de danse… dont les activités ne sont a priori pas automatisables, comment allons-nous nous accommoder (en particulier, dans les métiers d’intermédiation et du conseil) de cette 4ème révolution industrielle qui permet, certes, une croissance de la valeur ajoutée industrielle, mais qui s’apparente surtout à une destruction nette de l’emploi (Selon le World Economic Forum, 5 millions d’emplois seront détruits d’ici 2020 à cause de l’automatisation)
– Ensuite, dans notre rapport quotidien au numérique (mail et réseaux sociaux, cloud…), quelle approche du réseau collaboratif et de communication partagée faut-il s’attacher à développer, pour évoluer en dehors de la logique strictement algorithmique (« if this, then that ») ? Comment faire, par ailleurs, pour récupérer des données qui sont associées à un compte utilisateur, y compris des données personnelles dans le cloud ?
– Dans le prolongement de cette question, quel est enfin le « propriétaire » d’une (méta)donnée élaborée par des algorithmes ; sachant que l’algorithme « crée » par hybridation, sans qu’on puisse définir l’auteur de la donnée ? A quel patrimoine en effet peut-on rattacher cette donnée, pour pouvoir, par exemple, organiser un droit d’accès aux archives ? Quelle est enfin la pérennité de la donnée ?
A titre d’illustration de ces interrogations, un simple constat : tout ce que l’on suit ou fait maintenant sur les réseaux sociaux définit très précisément ce que l’on est. Ainsi :
– Aujourd’hui comme hier, et très probablement demain, on meurt. Et pourtant, sur les réseaux sociaux, on persiste à être et ne pas être à la fois. Le profil correspondant à tout ce que l’on a « posté » ou ReTwitté… nous survivra bien au-delà de la simple fin de nos jours : Facebook (plus de 1,3 Milliard d’utilisateurs en 2015) tend ainsi progressivement à devenir un cimetière virtuel.
– Il faut donc impérativement prévoir de désigner un légataire universel pour l’ensemble des données que l’on aura postées de son vivant sur le réseau des « friends »… afin d’éviter d’être sollicité par des zombies qui voudront devenir votre « friend », vous « poker » ou bien vous avoir comme contact professionnel, cyber-compagne ou compagnon… compte tenu de vos paramètres et critères qui seront analysés par des moteurs « intelligents » (A noter que l’inverse est aussi possible : une fois mort, vous n’aurez pas la juste « Pace » à laquelle chacun aspire et serez certainement sollicités pour toutes ces bonnes raisons).
– Même si des réseaux sociaux ont finalement pris en compte cet aspect des choses, ils n’offrent pas encore une réponse unique et coordonnée (Désignation d’un légataire sur Facebook ; Testament numérique chez Google ; Possibilité de faire une demande de suppression de compte Twitter…). C’est pourquoi, d’ici à ce que la disposition de la loi Lemaire sur la mort numérique soit adoptée et entre en vigueur, il faut veiller à communiquer de son vivant (ou bien à un légataire post-mortem, expressément désigné) ses codes et identifiants à une personne digne de de confiance (Celle-ci pourrait accéder, par exemple, à votre compte Itunes ou Amazon / Kindle et récupérer en votre nom tous les achats d’œuvres dématérialisées qui auront été faits de votre vivant… ou bien disposer des sommes laissées sur un compte Paypal).
Dans l’attente des nouveaux « droits de l’homme augmenté » qui seront développés après la loi Lemaire, il faut faire très attention à l’information qu’on laisse derrière soi (pour mémoire, notre patrimoine numérique repose sur : réseaux sociaux, blogs, annuaires et presse…). Les machines intelligentes (avec l’ensemble des objets interconnectés qui constituent notre « intelligence ambiante ») n’ont en effet pas d’âme (et peuvent, de surcroît, s’avérer faillibles un jour); pas plus que de conscience ou de compassion pour la ressource humaine (avertie ou non) que nous sommes, et qui n’a pas d’autre solution que de tenter de prendre le contrôle de sa vie virtuelle en :
– Evitant toujours les posts « à chaud », qui sont toujours susceptibles d’être récupérés et de nuire à notre e-réputation, au-delà même de la mort ;
– Effaçant régulièrement et à la « mano » les publications anciennes qu’on ne veut plus voir apparaître (s’agissant de données à caractère personnel, qui ont été collectées dans le cadre d’un service numérique), sachant que la mise en œuvre du « droit à l’oubli » (y compris pour les mineurs) n’est certainement pas aussi aisée qu’on l’affirme (50 demandes qui sont adressées chaque jour à Google, mais dont 60% sont rejetées)
Quelles implications du développement de l’IA dans l’entreprise ?
Au-delà de tout ce qui est exposé plus haut, ces quelques repères (en espérant qu’ils seront utiles) :
– Dans la « société de la connaissance » (on se souviendra de l’objectif européen, dit « de Lisbonne », fixé en 2000…), la création de valeur découle indubitablement de la circulation de l’information : les systèmes d’information sont donc de plus en plus enclins à s’ouvrir pour favoriser l’échange de la donnée ; les données publiques sont censées être, par défaut, ouvertes… Des entreprises numériques ont alors été développées en tant que plateformes de services insérées dans une logique collaborative, pouvant certes être reliée au concept d’économie circulaire (par exemple, BlaBla Car applique le circuit court au domaine traditionnel du transport physique), mais qui permet surtout d’accroître la productivité par l’identification et la simulation d’axes de performance (ceux-ci visant à la réduction des coûts du travail, sinon des matières premières).
Les entreprises traditionnelles vont, elles aussi, rapidement s’insérer dans cette dynamique du travail en mode collaboratif ; la notion même d’entreprise étendue (avec des collaborateurs qui lui sont reliés en permanence : tablette, cloud et réseau social d’entreprise – RSE…) poussant à de nouvelles formes d’organisation du travail « fantôme », qui impacteront l’ensemble des métiers, dont ceux liés à l’information. Au-delà même de l’évolution do mode d’intervention des professionnels de l’information (par exemple, glissement de la fonction de veilleur vers le community management…), il faudra en effet aussi envisager, à côté du salariat classique, le recours à de nouvelles formes d’emploi, c’est à dire : d’une part, à la ressource du « digital labor », qui est fondé sur le bénévolat et la gratuité de l’accès à l’information (Wikipédia, OpenStreetmap, Assemblée virtuelle…), d’autre part, à des regroupements de « freelanceurs », qui travaillent à la commission (Hopwork, Digital village…)
– La transformation digitale et le développement des réseaux ont très considérablement accéléré la circulation de l’information, tout particulièrement lors de ces dernières années.
De ce fait, dans un environnement qui change en continu, le long terme n’existe plus : les outils (« disruptifs » ou pas) se succèdent ainsi de plus en plus rapidement pour faciliter l’accès à l’information. Les professionnels du secteur de l’intelligence Economique doivent alors bien démontrer leur valeur ajoutée face à cette autonomisation grandissante de tout un chacun par rapport à l’information : mise en œuvre de méthodes et pratiques professionnelles pour la fouille de texte, l’analyse critique des « analytics » et le tri de la data pour écarter les données qui auront été embellies et également les informations falsifiées.
– De même que l’on peut constater un tassement du volume des demandes de brevets par les entreprises (en raison, sans doute du fort décalage ressenti entre le monde numérique et la propriété intellectuelle), on peut craindre que le respect de la vie privée sera de moins en moins assuré par et pour les particuliers / salariés. Alors même que nous sommes entourés d’objets intelligents et interconnectés[2] (pour des aspects apparemment aussi positifs que la fluidification de la mobilité, la santé connectée et l’assurance personnalisée…), nous sommes ainsi confrontés à une porosité plus grande entre ce qui est interne et ce qui externe à l’entreprise, en même temps qu’à la possibilité de relier les données entre elles.
– Chacun de nous doit ainsi faire face à des risques majeurs tels que le piratage de ses données personnelles / professionnelles, complémentaires et imbriquées les unes aux autres. … quand bien même il existerait encore un droit à l’image et également un droit au respect de la personne privée (mais, rappelons-le, pour ce qui ne concerne pas la vie professionnelle).
L’ouverture « at large » du système d’information n’est ainsi pas sans susciter des interrogations quant à la sécurité de l’entreprise elle-même comme de ceux qui y travaillent…. étant entendu que toutes les malveillances possibles se trouvent dans tous les médias sociaux, y compris les réseaux des entreprises, qui peuvent toujours être captés par des tiers malicieux / malintentionnés grâce à :
– des spams, comme des invitations à un événement ;
– des applis qui demandent un accès à plus d’informations que nécessaire (et permettant ensuite des usurpations d’identité) ;
– des logiciels malveillant qui peuvent générer la fuite de données, la prise de contrôle du système pour une participation involontaire à une attaque de plus grande envergure…
« Big Data is full of individual people », telle est la leçon que tous les professionnels de l’Intelligence Economique doivent retenir aujourd’hui, au risque de devoir un jour « quitter l’histoire ». Au-delà de ceux qui interviennent dans les métiers de l’information, cela concerne aussi chacun de nous en tant que citoyen, membre d’une organisation sociale (comme l’entreprise). Plus rien en effet n’est innocent.
Denis DESCHAMPS
Responsable du pôle innovation/Intelligence économique
ARIST Paris IDF