La révolution quantique, facteur d’une transition dans la détention du pouvoir

« Dans cette société fébrile, obsédée par le court terme et les effets d’annonces médiatiques et dominée par l’écume des choses, nous devons comprendre qu’il existe un « temps long », qui est de l’ordre du quart du siècle, entre une avancée théorique fondamentale et sa traduction concrète pour le grand public, sous forme de produits, de systèmes ou de services nouveaux. Si l’aventure quantique nous prouve une chose à méditer, c’est qu’il n’existe pas, d’un côté, une Science « pure » et abstraite et de l’autre une Recherche uniquement orientée vers des applications concrètes. Le processus qui va de la découverte théorique à l’invention, l’innovation et la production industrielle de produits et services radicalement nouveaux est un long continuum qu’il faut préparer et alimenter en ayant une vision stratégique et prospective à très long terme de l’évolution scientifique, économique et sociale. » –
Citation de René Trégouët, sénateur honoraire, fondateur du Groupe de Prospective du Sénat.

« Apprenons à voir, et réalisons que toute chose est connectée à toutes les autres », exprimait Léonard de Vinci, dans un élan de clairvoyance qu’il n’aurait osé imaginer si pertinent 500 ans plus tard. En effet, la deuxième révolution quantique est en marche et elle entend profondément bouleverser notre système. Car c’est bien d’un changement systémique dont il s’agit : les avancées récentes de la physique quantique laissent présager une nouvelle course, celle de la connaissance et de l’exclusivité. Du reste, ces évolutions sont transversales et touchent plusieurs pans de la société, allant des relations interpersonnelles à la redéfinition des stratégies des plus puissants. L’étendue de cette échelle partant du plus petit (l’individu) au plus grand (grand groupe) n’est d’ailleurs pas anecdotique, car c’est dans un rapport de taille que la physique quantique puise ses origines.

 

Physique et mécanique quantiques, état des lieux

Qu’est-ce que la physique quantique ? À en croire Schrödinger, il s’agit de la source permettant d’entrevoir « l’unité fondamentale de l’univers ».

Sous l’impulsion de Max Planck en 1900, les conceptions de la physique changent. On passe alors de l’ère de la physique classique à celle d’une nouvelle physique, trop vaste et trop relative pour être clairement définie, que l’on appellera « quantique ». Il s’agit d’un tournant scientifique, moment à partir duquel on admet que le Monde ne peut être interprété en entités fragmentées et divisibles, mais doit être considéré dans son entièreté. Dans sa version la plus simplifiée, il s’agit donc d’accepter que le Monde soit un tout, composé d’éléments qui sont eux-mêmes un tout. L’homme est donc lui-même un écosystème à part entière, dont les plus petits composants interagissent pour le faire fonctionner. En d’autres termes, la physique quantique est l’explication de l’immensément grand (cosmologie quantique) par l’immensément petit (particules élémentaires) et vice-versa.[1]

              L’explication scientifique de la physique quantique est plus complexe à saisir. On peut la définir comme l’ensemble des théories apparues au début du XXème siècle, consacrant les travaux de nombreux hommes de science (Planck, Einstein, Heisenberg, Fermi, Schrödinger, Bohr, etc.). Les difficultés dans sa compréhension résident dans le fait qu’il s’agit d’une science inexacte, fondée sur les probabilités. Elle trouve ses fondements dans l’expérimentation autour des « corps noirs », soit un corps qui absorbe toute l’énergie électromagnétique qu’il reçoit (sans la réfléchir ni la diffuser). C’est lorsque des scientifiques ont décidé de chauffer ce « corps noir » qu’ils ont remarqué l’émission d’une radiation. Pour Max Planck, cela suggère que la matière est constituée d’un ensemble d’éléments dont l’énergie dégagée par leur interaction est quantifiable. Le 14 décembre 1900, il expose la « théorie des quantas » devant la Société de Physique de Berlin, selon laquelle la lumière ne constituerait pas un rayonnement continu mais un ensemble de particules qu’il appellera « quantas de lumière », rebaptisés plus tard par Einstein « photons » après qu’il ait réussi à quantifier ce rayonnement. Ces avancées permettent de définir deux choses :

  • Une « particule », aussi infime soit-elle, ne peut être perçue isolément. Elle apparaît comme un élément d’un ensemble plus grand « intriqué » lui-même dans l’Univers.
  • Cela permet de poser les bases de la mécanique quantique, selon laquelle on ne peut connaître avec précision et en simultané la position et la vitesse de cette « particule ». Si l’on connaît la position, on ne peut déterminer la vitesse, si l’on connaît la vitesse, on ne peut déterminer la position. Par conséquent, cela revient à admettre qu’un objet peut se trouver à deux endroits simultanément : c’est la superposition quantique.

Revenons sur Schrödinger pour détailler ce phénomène de superposition quantique, à travers sa célèbre expérience (qui reste de l’ordre de la pensée) du « Chat ». Le principe est très simple : on place un chat vivant dans une boîte, dans laquelle on place également un échantillon de substance radioactive ainsi qu’un agent hautement toxique. La boîte est ensuite scellée, et ne sera jamais ouverte, car c’est sur ce point que repose l’intégralité de l’expérimentation. La substance radioactive est telle qu’il y a une chance sur deux que, sur la première heure, l’un de ses atomes se désintègre (la désintégration est le processus selon lequel la matière se transforme en énergie). Cette désintégration permettra l’activation d’un marteau, via un compteur Geiger, qui brisera la fiole contenant la substance toxique et tuera le chat. Le point important de cette expérience réside dans le fait qu’au bout d’une heure, il y a 50% de probabilité que cet atome se désintègre et donc que le chat soit tué, et 50% de probabilité que l’atome ne se soit pas désintégré et donc que le chat soit toujours vivant. En d’autres termes, tant que personne n’ouvre la boîte, le chat se trouve dans un état de « superposition », à la fois « mort » et « vivant ».   

 

L’ordinateur quantique, base d’une nouvelle révolution industrielle

Le monde numérique est entré dans une phase de bouleversement. L’avènement du Big Data et de l’Intelligence artificielle implique de nouvelles conceptions, de nouvelles approches de la société et de nouvelles manières de produire. L’amplification et la croissance du nombre des données amènent dès lors à la création de technologies suffisamment puissantes pour pouvoir toutes les traiter. La Loi de Moore, qui explicite qu’il y a un doublement du nombre de transistors sur les circuits intégrés tous les deux ans, est dès lors largement remise en cause tant la création de donnée est exponentielle.

Une révolution est en marche et le quantique en est la clé.

De plus, l’aspect révolutionnaire de l’ordinateur quantique réside avant tout dans l’altération de son unité de base : si jusqu’ici les transistors constituaient le cœur de la machine, ce sont désormais des microparticules qui les remplacent (atomes, photons, électrons). C’est tout un paradigme qui change, puisque même la donnée de base d’un ordinateur, laquelle se mesurait en bit, se mesurera désormais en qubit. En d’autres termes, pour pouvoir accroître sa capacité de traitement de données, il faut disposer des outils et des ressources suffisantes pour les analyser.

Outre le traitement de la data, l’ordinateur quantique apparaît comme une véritable révolution puisque sa puissance et ses capacités devraient être capables d’améliorer considérablement les performances d’une entreprise. Détenir le plus puissant ordinateur revient à présent à posséder un avantage décisif sur ses concurrents. La course – ou la guerre, nous y reviendrons plus tard – est lancée et nombreux sont les compétiteurs. En tête de file : IBM, Google, Intel, D-wave, pour ne citer qu’eux, ainsi qu’une myriade de startups. IBM constitue l’acteur le plus engagé et le plus avancé en la matière, en témoigne la création d’un processeur de 50qubits. Microsoft n’est pas en reste non plus et a commencé à développer des outils innovants adaptés.

Une autre problématique liée à la révolution quantique réside dans la cryptographie, soit la « science qui s’attache à protéger la confidentialité de l’information en utilisant des problèmes mathématiques difficiles à résoudre, même pour les machines les plus puissantes ». Les nouvelles technologies qui découlent de l’explosion du quantique permettraient de contourner le logarithme discret, pourtant très complexe, ce qui constituerait dès lors une brèche dans la sécurité. Cette thématique est donc directement liée à celle de l’ordinateur : l’avènement du tout quantique mettrait en péril le système traditionnel de chiffrement et donc – entre autres – l’intégralité de notre système financier.   

« La nature est quantique. Si vous voulez la simuler, mieux vaut donc construire un ordinateur qui soit lui-même quantique », exprimait R. Feynman, en 1981, dans un élan visionnaire. Ainsi, au-delà de toute conception industrielle, l’élément quantique est avant tout représentatif de la nature elle-même.

 

Le biais cognitif du quantique, expression de la relativité humaine

La physique quantique, même si elle reste très théorique, séduit par sa transversalité. Au premier abord, elle semble réservée à une classe particulière de scientifiques que certains identifient facilement à des « adorateurs de l’abstrait », tant le quantique apparaît complexe aux néophytes. Pourtant, cette science appliquée ne saurait être plus concrète pour l’homme. De la même façon qu’elle s’intéresse à l’infiniment petit et à l’infiniment grand, elle porte également un regard vers « l’infiniment moyen ». « C’est à ce stade intermédiaire d’ « infiniment moyen » que se situe l’homme dans l’équation quantique. Ainsi, au même titre que l’infiniment grand est régi par une multitude d’interactions, l’être humain en tant qu’entité vitale est également régi par une infinité de réactions, qu’elles soient sociales ou biochimiques, rappelant que « chaque corps organique d’un vivant est une espèce d’automate naturel ».[2]

En effet, si d’apparence la physique quantique s’attache à penser les particules en interaction, à une autre échelle, cela revient à penser l’homme par ses interactions. Elle joue en effet un rôle invisible mais pourtant important : partant du constat que la société se construit à partir des interactions sociales et des relations humaines, l’apport de la physique quantique réside dans la possibilité d’en tirer une grille de lecture sociétale. Ainsi, de la même façon qu’en termes « quantiques », on interprète un sujet (inerte ou vivant) comme un amoncellement d’éléments connectés, la société peut être décryptée comme un amoncellement de connexions entre entités intermédiaires (les hommes). Précisons pourtant que s’il s’agit de la science du probable et du possible, il s’agit également de celle de l’inexactitude, soit de l’absence d’omniscience et d’omnipotence. C’est l’expression même de l’incapacité de l’Homme à maîtriser et connaître parfaitement son environnement à l’instant T. C’est aussi celle de l’acception que personne ne peut être appréhendé séparément des autres, soit que l’Homme ne peut être interprété qu’en prenant en compte le paramètre « instable » des relations sociales.

Pour comprendre et pallier cette imperfection, l’Homme fait ce qu’il sait faire de mieux : il cherche une explication. Un groupe composé de scientifiques « durs » – physiciens et mathématiciens – et de scientifiques « doux » – psychologues et économistes – a été créé afin de contribuer activement au développement d’une approche « quantique » dans les études et applications concernant la cognition humaine. L’objectif de ce groupe est notamment d’utiliser les mathématiques pour expliquer les capacités de jugement et de prise de décision humaines.

Cette proximité entre physique, mathématique et socio-psychologie n’a pourtant rien de neuf, puisque cela fait plusieurs années que des scientifiques établissent des parallèles entre le quantique et la célèbre « théorie des jeux » mathématiques. Cette dernière repose sur « la probabilité de chaque issue possible à une configuration faite de joueurs placés devant des choix ». Il s’agit donc d’un moyen d’expression d’un rapport de force entre deux joueurs : risquer l’affrontement pour maximiser ses gains ou collaborer pour s’assurer une victoire moins valorisante. C’est là tout l’art de l’intransigeance et du compromis.

En d’autres termes, l’approche quantique permet d’apporter une conception des relations humaines novatrice, fondée sur une fragile alchimie, c’est-à-dire que l’homme s’interprète avant tout par la relativité et l’instabilité de ses relations.

Au-delà de cet aspect purement comportemental, les avancées quantiques auront également un impact certain sur l’Homme en tant que consommateur. En effet, à l’image de start-up comme Ad Quantic, ces avancées permettent le développement de nouveaux algorithmes, lesquels ont une incidence considérable sur la production et la gestion des données privées, comme évoqué plus haut. En d’autres termes, le quantique enfonce un peu plus l’Humain au cœur du Big Data en le positionnant à la fois comme cible et comme consommateur.

 

Maîtriser le quantique, c’est maîtriser le monde

« Le premier qui maîtrise les photons devient le maître du monde », titrait fin 2017 la revue Sciences et Avenir.

Si le sujet a pris de l’ampleur depuis quelques années, il n’est pourtant pas récent car il est le fruit de véritables enjeux qui s’inscrivent sur le temps long. À la croisée du domaine industriel et de la cognition humaine se trouve la stratégie, mystérieux alliage de ce qui est rationnel et ce qui ne l’est pas. En effet, dans ce cas précis, la stratégie représente la combinaison entre la capacité à implémenter une nouvelle technologie à l’instant présent et la capacité de projection sur le temps long de l’esprit humain. Les États et les entreprises ont déjà commencé à s’affronter pour asseoir leur domination sur la technologie quantique, dans l’optique de construire durablement un véritable avantage concurrentiel. Ainsi, des alliances éclosent et prennent des formes aussi nombreuses que variées. On peut notamment citer l’association GoogleNASA-USRA, alliance de poids qui entend dominer le marché à long terme, ou encore le partenariat entre Accenture et 1Qbit, mis en place pour « permettre aux entreprises d’innover et de créer de nouvelles solutions intelligentes basées sur l’analyse quantique ».

Il ne faut pas se leurrer sur ce point, si la physique quantique intéresse et motive des investissements massifs, c’est avant tout parce qu’elle détient en son essence une haute valeur ajoutée. Elle constitue une avancée transversale et, en ce sens, son champ d’application n’a que très peu de limites. Ces avancées, in fine les ordinateurs quantiques et autres produits qui en découlent, auront donc une valeur importante pour des secteurs qui sont déjà stratégiques tels que la finance, la défense ou l’industrie énergétique. Ce progrès technologique pose donc une autre question : celle de la souveraineté économique. Alors que les entreprises semblent être en pole position dans cette course à la puissance, l’État semble avoir du mal à tenir la distance, figés par une rigueur administrative déconcertante et incapable de s’aligner sur les montants colossaux investis par des géants comme Google. Dès lors, qu’en est-il de l’avenir de l’État à l’ère du quantique, déjà vacillant à l’heure du tout numérique ? La souveraineté économique est-elle condamnée à transiter vers les multinationales technologiques ?

Des solutions doivent être apportées – et rapidement – car celui qui maîtrise l’avancement de la physique quantique sera le premier à maîtriser la technologie. Celui qui maîtrise la technologie est capable d’anticiper et prévoir les mouvements de ses adversaires. Somme toute, celui, qui à la fois détient les outils et la structure et est capable de lire ces interactions, maîtrise le monde. Si cette révolution s’inscrit dans le temps long, il est toutefois nécessaire de ne pas la laisser filer.

« La mécanique quantique est certainement impressionnante. Mais une voix intérieure me dit que ce n’est pas encore le mot de la fin. » – Albert Einstein

 

Léo COQUEBLIN

 

 


[1] Il est à noter que la physique quantique reste évolutive, et cette conception à essentiellement valeur de vulgarisation.

[2] Gottfried Wilhelm Leibniz, philosophe, scientifique et homme d’État allemand (entre autres) ; 1646 – 1716