Depuis le début de la décennie, le domaine de l’intelligence artificielle (IA) s’est grandement développé et perfectionné. La combinaison des facteurs entre la disponibilité de nouvelles capacités de calcul et des algorithmes d’apprentissage profonds a entraîné une augmentation de l’intérêt sur le domaine. L’IA n’est plus simplement une technologie en développement, mais devient un enjeu de puissance.
La Chine et les États-Unis ont énormément investi dans le secteur et ont ainsi créé un nouveau front dans leur rapport de force. L’enjeu de cette technologie est double : c’est un facteur de croissance économique important et un sujet critique pour la sécurité nationale. Le commentaire de Vladimir Poutine à ce propos en dit long : « celui qui deviendra le leader de cette sphère sera celui qui dominera le monde. »
De ce fait, de nombreux pans de l’économie sont en cours de révolution grâce à l’IA qui impacte le traitement automatique des images, de la voix ou encore les véhicules autonomes comme les drones ou les voitures.
La Chine est une superpuissance dite « émergente », à fort potentiel économique. Ayant pendant de nombreuses années essayé de rattraper son retard économique et industriel par une politique de raccourcis, elle est désormais en mesure de développer ses propres technologies. L’IA est l’une d’entre elles et se développe notamment grâce aux BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) qui sont un pilier de son économie numérique.
Les États-Unis sont présents sur le marché des nouvelles technologies depuis le début, c’est-à-dire depuis l’avènement d’Internet dont ils sont les créateurs. Le développement des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) et de la Silicon Valley en sont des illustrations incontestables. Ils ont également su attirer de nombreux talents au fil des années, notamment dans le domaine de l’IA : le français Yann LeCun, reconnu dans ce milieu et aujourd’hui directeur de l’IA chez Facebook, en est un bon exemple.
Pour ces raisons, ils sont habituellement considérés comme les leaders du marché. Or, la Chine y est de plus en plus présente et se pose ouvertement comme leur concurrente.
L’intelligence artificielle devient un sujet de sécurité nationale
L’automatisation du travail, qui est maintenant un sujet d’État, est grandement favorisée par l’intelligence artificielle. Cette dernière devient de facto un enjeu de souveraineté par son impact sur l’économie. Avec un marché estimé à 59,8 milliards de dollars en 2025 et qui devrait atteindre 15,7 mille milliards de dollars en 2030, la Chine et les États-Unis ambitionnent d’y imposer leur hégémonie, avec les retombées économiques que cela impliquera.
Mais l’enjeu de souveraineté est surtout visible sur le plan de la sécurité nationale. La Chine en fait d’ailleurs mention de manière très explicite dans son plan stratégique sur l’intelligence artificielle : « [il faut] renforcer la recherche et l'évaluation de l'influence de l'intelligence artificielle sur la sécurité nationale ». Les États-Unis, quant à eux, en font également mention mais sont moins explicites dans leur plan de développement stratégique.
Les types d’attaques impliquant l’IA sont variés. Sur le plan physique, on pourrait voir l’émergence de frappes automatiques par drones autonomes. Sur le plan immatériel, ce seraient des attaques informatiques de type APT (Advanced Persistent Threat), ou encore l’utilisation de techniques de désinformation pour créer de toute pièce des preuves vidéo ou audio. Cependant, l’IA peut également être mise à profit pour contrôler des populations comme le montre la tentative chinoise.
Les États-Unis et la Chine cherchent à se démarquer dans la course à l’IA
La stratégie officielle de la Chine sur l’IA a été publiée en juillet 2017 par le Conseil d’État chinois. Elle se décompose en 3 étapes, qui seront toutes mises en œuvre de 2020 à 2030.
Pour 2020, la Chine devrait avoir réalisé une découverte majeure dans le domaine de l’IA. Elle aura ainsi participé au développement des normes et des standards de cette technologie. Le secteur en Chine vaudra alors environ 23 milliards de dollars et les secteurs liés 156 milliards de dollars[1] .
Pour 2025, elle devra avoir créé une nouvelle théorie majeure dans le champ de recherche de l’intelligence artificielle. Mais la technologie sera déjà utilisée sur des sujets clés comme la santé, les villes intelligentes, etc. De nouvelles lois et normes seront votées ou adoptées pour le contrôle et la sécurité de l’utilisation de l’IA. Le secteur vaudra alors 63 milliards de dollars et les secteurs liés 781 milliards de dollars[1] .
Pour 2030, elle sera devenue le leader mondial. Elle aura fait une percée significative dans la recherche sur le cerveau et sera devenue une référence sur la réglementation des intelligences artificielles. L’industrie chinoise de ce secteur vaudra 156 milliards de dollars et 1 562 milliards de dollars[1] pour les secteurs liés.
La Chine affiche clairement une volonté de domination dans le secteur clé en devenir qu’est l’IA. Cela passe notamment par le nombre de publications sur le sujet, qui est en constante augmentation : entre 2001 et 2010, on comptabilisait 6 046 publications pour les États-Unis contre 554 pour la Chine, loin derrière. Entre 2011 et 2015, elle est passée devant les États-Unis, se plaçant en première position en termes de volume de publication, même si les chiffres laissent suggérer que la qualité des publications est toujours en faveur des États-Unis.
Pour le moment la stratégie des BATX se concentre sur le marché intérieur chinois, tout en s’ouvrant sur le monde de l’IA. Dans cette optique, ils travaillent aussi bien sur des sujets comme la reconnaissance faciale et vocale que sur des problématiques qui leur sont spécifiques. Ils se positionnent en compétiteurs directs des GAFA sur le sujet.
Néanmoins, le développement de l’IA en Chine passe aussi par le nombre de startups nationales qui y travaillent. Pour le moment, l’écosystème des startups chinoises n’est pas encore au point. Un rapport de McKinsey indique qu’en 2017 la Chine possédait 3 startups prometteuses contre 39 pour les États-Unis.
De l’autre côté, la stratégie – officielle – des États-Unis semble en apparence moins conquérante. Publiée en octobre 2016 par le Conseil National de la Science et de la Technologie (branche de l’exécutif américain), elle met surtout l’accent sur le renforcement des investissements sur les sujets associés à l’IA tout en lui créant un cadre éthique et légal.
Néanmoins, l’attitude des acteurs privés est plus agressive. Les avancées de la filiale de Google, DeepMind, en sont un bon exemple. Suite aux victoires de leur IA AlphaGo face à l’un des meilleurs joueurs de Go, Lee Sedol, leur nouveau défi est désormais le célèbre jeu de stratégie StarCraft II. Si essayer de maîtriser ce jeu peut paraître anecdotique, il s’agit bien de pouvoir résoudre des problèmes réels encore non résolus par des machines (la capacité de prise de risque entre autres).
L’affrontement direct des deux puissances est manifeste sur la question des circuits intégrés spécialisés, essentiels au développement de l’IA. En 2015, les États-Unis ont créé un embargo chinois sur les ventes de circuits intégrés venant des entreprises Intel, AMD et NVIDIA (leaders dans le domaine des microprocesseurs). Si cet embargo ne concerne que les superordinateurs, il a toutefois permis la mise en place d’une pression sur la Chine laquelle s’est vue obligée d’augmenter ses capacités de création de puces spécialisées.
Néanmoins, cela n’a pas empêché l’empire du Milieu de maintenir depuis 2013 sa position de leader dans le classement Top500 des superordinateurs les plus puissants du monde. En 2016, elle occupait encore les deux premières places du podium. Cette année-là, elle a même dévoilé Sunway TaihuLight, un superordinateur cinq fois plus puissant que le premier superordinateur états-unien (lui-même troisième du classement) et ce tout en restant très économe en énergie.
De plus, les entreprises chinoises investissent également dans les puces spécialisées. C’est le cas de la startup Cambricon Technologies Co spécialisée dans le développement de circuits intégrés pour l’IA, soutenue par Alibaba dont la valeur est estimée à 1 milliard de dollars. Elle souhaite que ses produits soient incorporés et utilisés dans près de un milliard d’appareils d’ici trois ans.
Un bras de fer qui ne fait que commencer
Le rapport de force sur l’intelligence artificielle n’est probablement pas près de s’estomper. Même si pour le moment la Chine est première en nombre de publications, les GAFA ne s’avouent pas vaincus face aux BATX encore très sino-centrés et disposent de nombreuses cartes et du soutien de l’État. Les Américains dominent toujours le secteur des puces spécialisées, en s’appuyant notamment sur leurs entreprises en avance sur ce domaine, mais on observe des avancées considérables de la part de la Chine.
D’une manière générale, il semble que celle-ci dispose de davantage de libertés de mouvement dans le développement de l’IA que les États-Unis parce que moins freinée par les débats éthiques et les tentatives de régulation. On peut alors croire qu’elle connaîtra une ascension plus rapide – et plus décisive – que son concurrent, notamment dans le domaine de la sécurité nationale et des armes autonomes.
Eric Schmidt, président exécutif d’Alphabet, alertait encore en novembre 2017 sur l’avancée chinoise dans l’IA. De son côté, le président chinois affichait deux livres sur l’IA lors de sa présentation des vœux de nouvelle année. Il est clair que le bras de fer ne fait que commencer.
Mathis Felardos