Avec l’alliance Ocean Three, la CMA-CGM met-elle le cap définitivement vers l’Est ?

Seulement trois mois après l’échec de l’alliance P3, qui devait réunir les trois leaders mondiaux du transport maritime par conteneur, la CMA-CGM a annoncé début septembre, son partenariat [i] avec China Shipping Container Lines (CSCL) et United Arab Shipping Company (UASC) [ii], preuve que les stratégies d’alliance sont devenues indispensables dans un secteur où la crise de 2009 a énormément impacté l’activité.

La CMA CGM n’a pas été épargnée par la crise. Elle a dû éponger des milliards de dettes en fermant certaines lignes, en cédant une série d’actifs (dont la Compagnie du Ponant), une participation dans le port de Malte et dans Terminal Link. Le groupe s’est résolu à ouvrir son capital à un nouvel investisseur, le groupe turc Yildirim. Cependant, dans un contexte ultra-concurrentiel, la CMA-CGM doit s’armer afin d’être compétitive face à ses concurrents pour naviguer de nouveau dans des eaux plus calmes.

 

La Chine, nouveau gendarme de la concurrence

Les alliances entre armateurs se calquent sur ce qui existe déjà dans le transport aérien. Pour surmonter la crise du transport maritime, les acteurs tentent de mutualiser leurs moyens à l’image de l’alliance G6 et CKYH. Le contexte d’avant crise avait vu la commande d’énormes portes conteneurs, battant des records de grandeur, afin de répondre à une demande qui était alors croissante. L’après 2009 a vu émerger la nécessité du partage des coûts dans un secteur qui est de plus en plus confronté à la surcapacité de ses vecteurs. C’est dans ce but que fut mis sur pied le projet d’alliance P3 en 2013, alliance regroupant les trois leaders mondiaux du transport maritime par conteneurs (Maersk, Mediterranean Shipping Company et CMA-CGM).

Regroupant environ 250 navires sur les liaisons Asie-Europe et Asie-Pacifique, cette alliance se voulait un moyen efficace de réduction des coûts d’exploitations des navires, ainsi qu’une opportunité de limiter la concurrence dans un contexte économique morose. Sauf qu’un coup de théâtre saborda les plans des trois armateurs : après avoir reçu le feu vert de Washington et de Bruxelles, la Chine apposa un veto à l’alliance entre les trois géants. En cause : la question de la concurrence. La Chine a vu une fusion entre les armateurs et non une alliance[iii]. Les trois alliés représentent 37% des capacités mondiales, avec des proportions encore plus fortes sur certaines lignes. Les membres de P3 se sont pourtant prémunis afin d’éviter cette accusation, en sous-traitant la gestion des navires à un centre opérationnel indépendant.

La Chine est le principal pays pourvoyeurs de conteneurs au monde, et elle dispose de deux grands armateurs, COSCO et China Shipping. Ainsi, la Chine connait l’importance stratégique des lignes maritimes Asie-Europe et Asie-États-Unis dans le développement de ses activités[iv]. Par ce veto, la Chine a ainsi envoyé un signal fort au monde entier : elle montre son rôle de nouveau gendarme de la concurrence. En effet, pour la première fois depuis l’instauration de la loi anti-monopole de 2008, elle bloque un rapprochement multinational ne concernant pas directement une entreprise chinoise.

Les structures opérationnelles indépendantes, une menace pour le secteur maritime chinois ?

Sous couvert de monopole, nous retrouvons d’autres facteurs d’explications au refus chinois. L’annonce du veto chinois a d’ailleurs été bien reçue par les autres armateurs asiatiques qui craignaient le monopole de cette alliance sur la route maritime Asie-Europe[v]. En effet, dès le début du projet P3, l’hostilité des armateurs chinois n’a cessé de croître face au risque de déclassement de ces derniers[vi]. La question des centres opérationnels est également au centre de la décision des autorités chinoises. En effet, l’alliance P3 prévoyait à l’origine la création de structures opérationnelles indépendantes basées à Londres et à Singapour. À cet égard, la Chine s’est montrée particulièrement préoccupée par la proposition de l’alliance P3 qui prévoyait de mutualiser les coûts à travers ces centres opérationnels indépendants qui auraient permis aux membres de P3 une concurrence efficace sur les prix pratiqués et l’instauration de barrières à l’entrée [vii]. Le manque de contrôle des autorités chinoises sur les parts de marchés de la P3 et ses structures opérationnelles a indéniablement constitué un frein à l’approbation du projet d’alliance par les autorités de la concurrence chinoise.

La réorientation stratégique de la CMA-CGM suite au veto chinois

La CMA-CGM se devait de rebondir rapidement suite à l’échec de la P3, d’autant plus que MSC et Maersk Line ont officialisé leur alliance en juillet dernier (alliance 2M). L’aspect politique de la décision chinoise ne laissait planer que peu de doute, le secteur maritime étant vital pour la Chine, premier exportateur mondial.

Le groupe français se retrouvait donc seul à quai, toutes les grandes compagnies ayant des accords de mutualisation de bâtiments sur cet axe maritime. Dans sa stratégie de se focaliser sur certaines lignes, notamment celle Europe-Asie, la compagnie devait trouver de nouveaux partenaires afin de pallier la surcapacité ambiante dans ce secteur. Début septembre, le groupe phocéen annonce la mise en place de l’alliance Ocean Three en partenariat avec le second armateur chinois, la China Shipping Containers Lines, et un groupe émirati détenu majoritairement par le Qatar, l’United Arab Shipping Compagny (UASC)[viii].

La CSCL, septième armateur mondial de transport de conteneurs, avait précédemment exprimé son inquiétude quant au projet européen, craignant une position monopolistique de ces derniers sur la ligne Asie-Europe. Face à la mainmise des alliances sur cette ligne stratégique, les trois armateurs « non alignés » ont décidé d’unir leurs efforts sur différentes lignes maritimes et en particulier celle Asie-Europe. De plus, ce regroupement n’aura pas besoin de l’aval des autorités de la concurrence car les trois partenaires représentent moins de 30% de la part de marché sur la route Asie-Europe.

Une stratégie non sans risque

Le but poursuivi par l’armateur phocéen est la recherche d’une rentabilité à tout prix ainsi qu’une optimisation du remplissage des porte-conteneurs. Dans cette logique de réduction des coûts, le groupe a choisi de se recentrer sur certaines lignes afin de poursuivre sa politique de redressement. La ligne Europe-Asie représente une ligne stratégique et incontournable pour le groupe, pour qui la Chine est un partenaire historique. En effet, la CMA fut une des premières compagnies maritimes à s’installer sur le territoire chinois dans les années 80. Avec Ocean Three, la CMA-CGM veut montrer son adaptation au rebondissement d’alliance de l’année 2014.

Il faut dire que la compagnie française a tout intérêt à montrer sa bonne adaptation et sa vitalité dans un secteur balbutiant. Sa base se doit de rester solide, surtout face à l’annonce quelque jours après l’annonce d’Ocean Three, du retrait du groupe Yildirim du capital de la CMA-CGM. Le désistement de l’actionnaire minoritaire de la compagnie pose clairement des questions sur l’avenir de la société et comment celle-ci devra remédier à cette annonce. Même s’il déplore un rôle secondaire dans la compagnie, Robert Yuksel Yildirim, le PDG du groupe, regrette principalement l’échec de la P3. L’officialisation de l’Ocean Three n’est pas anodine dans la stratégie de retrait du capital du géant français.

Le renforcement de sa structure financière devient une priorité pour 2015 pour la compagnie marseillaise. La participation turque s’était effectuée via des obligations remboursables en action d’une durée de 5 ans, arrivant à échéance fin 2015. L’entrée en bourse est une des solutions mises en avant et apparait comme la plus crédible. Celle-ci a déjà été plébiscitée par plusieurs cadres dirigeants de la CMA-CGM. Elle constituerait une réponse cohérente à la sortie du capital d’Yildirim, avec l’entrée d’actionnaire et la mise en avant du groupe sur les marchés financiers.

Dans les logiques d’économies actuelles, la coopétition entre armateurs apparait indispensable à la survie des acteurs du porte-conteneur. En misant sur la ligne Asie-Europe, la CMA-CGM souhaite garantir ses profils en rentabilisant au maximum ses navires. Ses dirigeants se veulent rassurants : ils prévoient des alliances avec des partenaires économiques sur d’autres lignes mondiales, notamment Nord-Sud afin de ne pas miser exclusivement sur la ligne Europe-Asie. Dans un monde où 90% des marchandises échangées le sont par voie maritime, la CMA-CGM se doit de rester un acteur de la mondialisation et se donne les moyens de son ambition.

Julien Randoin