L’Europe de l’Est n’est pas une zone prioritaire pour les entreprises énergétiques françaises

Aubry Springel, ingénieur économiste d’un grand groupe énergétique français, et Nicolas Mazzucchi, spécialiste de géoéconomie et des questions énergétiques, se sont prêtés à nos questions concernant le passif et les devenirs possibles des entreprises du domaine énergétique français dans la bande polono-balkanique. Un entretien riche en réflexion et fourni sur les enjeux de lutte dans cet espace souvent mal compris.

Si la question des énergies en Europe de l’Est est complexe, il convient cependant de rappeler qu’il existe deux aspects déterminants pour l’appréhender. La première est l’œil de l’expert : Aubry Springuel, ingénieur, nous rappelle que les logiques énergétiques répondent en premier lieu à des considérations entrepreneuriales, comme dans tout autre secteur. Il existe de fait des invariants dans les politiques énergétiques : la question du stockage de l’énergie oblige les pays sans grande production à recourir à des imports massifs. Bien que les problématiques des pays, en raison de leur contexte politique, de leur géographie, des normes etc., soient différentes, ces invariants s’y retrouvent. Les jeux d’acteurs sont donc différents suivant l’endroit où l’on se trouve.

Par exemple, Engie, quoique bien implanté en Roumanie, s’est considérablement désengagé du théâtre est-européen et s’est tourné vers des marchés au-delà de la zone balkanique. La raison première de ce « revirement » est la présence des acteurs nationaux qui, avec la résurgence des velléités nationales, ont repris du poids et maitrisent bien leur environnement local. Engie demeure sur place grâce à son positionnement historique.

Les aspects historiques, géoéconomiques et géopolitiques des pays de l’arc est-européen apportent un autre éclairage sur les politiques énergétiques locales. La Guerre Froide a ancré une participation de la Russie aux domaines énergétiques des pays de l’Est : l’empire énergétique qu’est la Russie fournit ainsi 100% de son gaz à la Slovaquie, à la Finlande, aux pays baltes, 98% à la Bulgarie, 68% à la Hongrie et fournit en combustible nucléaire la Slovaquie, la Slovénie, la Pologne ou encore la Hongrie. L’Union Européenne – comprendre les pays ouest-européens – n’y est que peu présente car les marchés de ces pays n’apparaissent pas assez intéressants économiquement. La directive européenne n° 2003/55/CE ouvre en effet les marchés gaziers nationaux à la concurrence ; depuis, trois entreprises se partagent majoritairement le marché en Europe : Engie, E.ON et ENI. Le modèle prévalent en Europe de l’Est se résume donc à un quasi-monopole de l’acteur national dans chaque pays épaulé ou approvisionné par une de ces trois entreprises, plus le russe Gazprom.

Qu’en est-il alors du mix énergétique et de la présence française en Europe de l’Est ? Comme l’expose Nicolas Mazzucchi, les politiques énergétiques sont souvent liées à un nationalisme exacerbé (en Hongrie, avec l’entreprise MOL) et les entreprises européennes suivent la logique des marchés et des contrats. Certains pays ouverts à l’Ouest ont permis l’entrée de groupes européens comme E.ON, mais cela reste assez marginal dans l’ensemble. En fait, nous explique Aubry Springuel, l’UE cherche à ne plus dépendre exclusivement ou presque du géant russe et à développer des relations avec d’autres fournisseurs d’hydrocarbures en Afrique ou au Moyen-Orient. La bataille des normes sur le carbone est engagée entre l’UE et les pays est-européens où le charbon reste la principale source d’énergie : le but est toujours la baisse de la dépendance vis-à-vis de la Russie, porté en cela par un contexte qui favorise l’union des entreprises européennes pour vaincre les entreprises russes ou, du moins, les prendre de vitesse.

Cependant pour les pays de l’arc polono-balkanique, les logiques européennes se heurtent à la réalité du terrain et aux sensibilités nationalistes : en Hongrie par exemple, la politique qui prime est celle de l’indépendance énergétique et peu importe que les instances européennes cherchent à l’écarter de la Russie. La seule concession est celle d’inscrire un pourcentage d’ENR dans le mix énergétique : mais à quel niveau ? Et dans quelle durée ? Chaque pays table sur ses propres avantages : l’hydraulique en Albanie, l’éolien dans les Balkans etc. Mais, surtout dans ces derniers pays, la mainmise de la mafia et la criminalité d’Etat impliquent que les entreprises rechignent à signer des contrats avec des acteurs dont ils ne connaissent pas le degré de transparence.

L’alternative du GNL semble être alors une bonne idée, mais demeurent encore de nombreux obstacles : le coût des méthaniers (dépendance vis-à-vis de la Corée du Sud, unique constructeur), le coût du transport, une chaine de valeur en croissance rapide, et un faible nombre d’acteurs capables de le traiter. La volonté de la Chine de se lancer dans la construction des méthaniers permettrait de réduire ce coût de manière drastique mais cette mesure reste encore à l’état de projet.

Quel est alors l’avenir des entreprises françaises en Europe de l’Est ? Manifestement les grands acteurs énergétiques tels qu’Engie et les autres énergéticiens français n’ont que peu de cartes à jouer dans les pays balkaniques, en Hongrie, ou en Pologne. L’opportunité majeure pour ces acteurs réside en fait dans la vétusté des infrastructures est-européennes qui devront être modernisées dans les années à venir ; la refonte d’un modèle énergétique est également un point dans lequel les acteurs français de l’énergie devraient s’investir, d’autant plus que les partenaires allemands ne semblent pas être à même de répondre à cette urgence.

En définitive, les entreprises françaises du domaine énergétique n’ont que peu de solutions pérennes en Europe de l’Est, dans un marché particulièrement refermé sur des acteurs nationaux ou historiquement implantés. C’est notamment vers l’Asie, terre d’élection en devenir du GNL, le Moyen-Orient et l’Amérique Latine que doivent regarder les grands acteurs énergétiques français. La nécessaire modernisation des infrastructures de l’Europe de l’Est doit permettre à nos entreprises d’y intervenir, mais cela ne pourra se faire si les marchés énergétiques se stabilisent et n’atteignent une sécurité indispensable à des acteurs reconnus, qui risqueraient de s’y brûler les ailes.

Propos recueillis par Paul Boone et Bruno Seguin