Leader européen jusqu’aux années 2000, l’élevage français est aujourd’hui dans le creux de la vague. Bousculé par des puissances agricoles émergentes (Brésil, Chine, etc.), mais aussi par ses voisins immédiats (Allemagne, Espagne), il ne gagne plus de parts de marchés à l’étranger et pire, en perd sur le marché domestique. Face à ce bilan, l’intelligence économique pourrait être utilisée pour sortir l’agriculture française de son marasme.
La production agricole nationale diminue en volume, les exploitations ferment les unes après les autres, et les industriels n’ont plus les moyens d’investir, entraînant un peu plus chaque jour l’ensemble des filières dans une crise de compétitivité.
Comment, en si peu de temps, en est-on arrivé là ? Trop sûre de sa suprématie, la France n’a pas su prendre le tournant de la compétition mondiale: elle n’a ainsi pas vu monter l’Allemagne et l’Espagne, qui grâce à des stratégies agricoles volontaristes lui ont damé le pion entre autres dans le porc, la volaille et le lait. De même, éparpillées et désorganisées, les filières françaises n’ont pas su adapter leur modèle économique à une compétition où les concurrents étrangers ne sont plus des PME mais de véritables multinationales agroalimentaires.
Il n’y a cependant pas lieu de baisser les bras. Il est possible de stopper le déclin de la puissance agricole française, et de repartir à la conquête des marchés internationaux. Le mal français ne provient en effet pas d’une infériorité rédhibitoire du savoir-faire ou des technologies, mais d’une absence préjudiciable de stratégie. En la matière, la mise en place d’une démarche d’intelligence économique constitue la meilleure thérapie.
Les raisons du décrochage français
Une majorité d’éleveurs, en particulier sous la bannière de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), pointent du doigt des facteurs tels que les contraintes réglementaires nationales et européennes, le poids des charges sociales et de la fiscalité, la voracité des industriels et des distributeurs, etc. Ces facteurs ont effectivement une part de responsabilité dans la crise française[1], mais y limiter l’analyse est réducteur : les raisons du déficit de compétitivité des filières d’élevage françaises sont avant tout liées au modèle productif lui-même.
En effet, comparé à ses homologues étrangers, l’élevage français est resté sur un modèle presque familial de PME, sous forme de coopératives ou de producteurs indépendants, très régionalisés. L’Allemagne ou l’Espagne de leur côté ont par exemple privilégié une logique de concentration qui a permis d’agrandir les fermes et de donner une dimension internationale à leur industrie d’abattage. Par ailleurs, les exploitations françaises et tout particulièrement bretonnes (première région productrice de porc en France) souffrent de leur trop grande spécialisation. La pluriactivité reste encore très marginale, contrairement aux fermes allemandes qui se tournent massivement vers la méthanisation ou les bio-carburants.
Enfin, plus préoccupant pour les éleveurs qui lui doivent leur grande vulnérabilité, la logique d’intégration a été négligée: celle-ci consiste à instituer un cadre de coopération avancée entre éleveurs et industriels au sein d’une entité commune (dans une logique de sous-traitance), qui permet de mutualiser les risques de la volatilité des cours et évite donc l’instabilité des prix dont souffrent les éleveurs français (en particulier avec le système d’enchères du Marché du Porc Breton de Plérin). L’élevage espagnol a mis en œuvre cette stratégie d’intégration, qui sécurise ses éleveurs et assure aux industriels une plus grande maîtrise des approvisionnements.
Redéfinir des stratégies intra-filières
La situation des filières est hétérogène : si la filière dinde semble s’être remise dans le sens de la marche, d’autres, comme le lait ou le porc, sont encore mal en point. Les acteurs de l’élevage au sein de ces filières n’ont pas de stratégie interprofessionnelle mais, plus grave, ne parviennent à communiquer entre eux. L’été 2015 a montré combien les tensions sont vives entre l’amont (les producteurs) et l’aval (les industriels et distributeurs), notamment dans le secteur porcin où les négociations autour des modalités de fixation du prix du porc sont encore à ce jour au point mort.
Pourtant, alors que l’ Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) prévoient la poursuite de la baisse des prix agricoles dans la décennie à venir[2], il est devenu vital de définir une stratégie commune. Parmi les chantiers pour réconcilier l’amont et l’aval, trois pistes sont à concrétiser.
La première est le système de contractualisation entre éleveurs et industriels, qui à l’image du modèle intégré espagnol permet de sécuriser les débouchés d’un côté et approvisionnements de l’autre, tout en mutualisant les risques liés à la variation des cours par un mécanisme appelé « swap ». Dans le Finistère, le salaisonnier Herta et le groupement de producteurs Syproporcs ont conclu un tel accord en juin 2015, qu’il sera intéressant d’observer.
La seconde piste consiste à améliorer l’adéquation entre l’offre de produits par l’amont et les besoins des distributeurs en aval. Actuellement, l’offre n’est pas tout à fait adaptée à certains besoins spécifiques des consommateurs, ce qui conduit la grande distribution à s’approvisionner à l’étranger[3].
Troisième chantier, sans doute le plus difficile : choisir le positionnement des filières de viande française vis-à-vis de l’offre étrangère. C’est là encore une question de choix. Soit l’élevage français se lance dans la bataille de la viande standard d’entrée de gamme et affronte sur le marché intérieur comme extérieur des concurrents avantagés par leurs faibles coûts salariaux et leur immense capacité de production (Allemagne, Brésil, etc.) ; soit il choisit de viser une production de milieu de gamme, en jouant sur la stratégie de marque (le marketing est très peu développé dans l’industrie de la viande, à l’exception notoire de Charal) et de labellisation (« produit en France », label rouge, bio, etc.), qui lui permettrait de gagner en valeur ajoutée et de se différencier (quitte à accepter que les produits d’entrée de gamme soient fournis par l’étranger).
Les clivages dans le monde du syndicalisme agricole se situent précisément sur cette question, entre les tenants de la productivité industrielle mesurée par le prix et ceux d’une certaine forme d’éthique de l’élevage (qui refuse les « fermes-usines » par exemple), signe de l’urgence de réconcilier quantité et qualité.
Déterminer une véritable stratégie d’export
Le déclin de la consommation de viande en France, conjugué à son augmentation massive dans les pays émergents (Asie, Afrique), dessine une tendance vers la recherche de débouchés à l’étranger. Or, face à des concurrents supérieurs en taille et au service de stratégies de puissances nationales, il est vain d’y aller en ordre dispersé et sans plan de bataille. On doit reconnaître au Ministère de l’Agriculture d’avoir saisi le besoin de définir une stratégie internationale claire à la faveur (ou plus précisément sous la pression) des développements estivaux de la crise. En juillet 2015 en effet, le ministre de l’Agriculture et son homologue du commerce extérieur lancent la plate-forme France Viande Export, destinée à coordonner la réponse des acteurs industriels de la viande aux appels d’offre internationaux. Cette structure composée des acteurs des filières viandes et dirigée par un fin connaisseur des marchés agricoles [QUI ?] est une réponse bienvenue des pouvoirs publics à l’éparpillement des industriels français face à leurs concurrents étrangers. Cette initiative s’est accompagnée d’une enveloppe de 15 millions d’euros destinée à la promotion de la viande produite en France à l’étranger.
Il existe un chantier assez peu exploré, quoique décisif : l’acquisition de connaissances sur les goûts et les modes de consommation des populations dans les pays émergents. Cette phase préalable est indispensable à l’élaboration d’une stratégie d’entrée sur les marchés internationaux. Par exemple, d’après le journal La France agricole, « les laits aromatisés représentent 65 % des ventes totales de lait en Indonésie »[4] ; il semble par ailleurs que les Chinois soient amateurs de fromage fondu à la fraise !
Les apports d’une démarche d’intelligence économique
Par son traitement systématique de l’information, grâce à des outils de veille et de cartographie, l’intelligence économique permettrait d’apporter une réelle connaissance des caractéristiques de la demande des consommateurs français et étrangers, ainsi que de l’environnement concurrentiel, ressource précieuse pour l’ensemble des filières. De plus, l’élevage a un réel besoin de structurer une politique de communication d’influence auprès des consommateurs français et étrangers afin de promouvoir le label « produit en France ». Renforcer le lobbying auprès de Bruxelles serait d’ailleurs utile pour que la Commission accepte de rendre obligatoire de mentionner la provenance des viandes dans les produits alimentaires transformés. Ces initiatives ne sont possibles qu’à condition que les filières parviennent à travailler de façon transversale de l’amont vers l’aval, en associant l’Etat à leurs stratégies. Près de 10% des exploitations seraient au bord du dépôt de bilan d’après le Ministre. Face à ce constat, il est plus que temps d’agir.
[1] Pour une analyse approfondie des freins à la compétitivité des filières viande et lait françaises, voir le rapport de Philippe Rouault « Analyse comparée de la compétitivité des industries agroalimentaires françaises par rapport à leurs concurrentes européennes », octobre 2010
[2] OCDE/Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (2015), « Perspectives agricoles de l’OCDE et de la FAO 2015-2024 », Editions OCDE, Paris
[3] Marie-Alix Roussillon, Vincent Legendre, Michel Rieu (IFIP/Institut du Porc), « Adaptation de l’offre à la demande des produits du porc en France. Quelles voies d’action pour les opérateurs de l’aval de la filière ? », 47e Journées de la Recherche Porcine, Paris 3 et 4 février 2015, Ed.IFIP, INRA.
Sur les discordances offre/demande, on se reportera également à : France AgriMer, « Réflexion stratégique sur les perspectives de la filière porcine à l’horizon 2025 », 18 décembre 2013
[4] http://www.lafranceagricole.fr/actualite-agricole/lait-de-consommation-trois-initiatives-pour-redynamiser-la-filiere-syndilait-104387.html#46afIC2olffe7S8G.99