L’un des impacts les plus spectaculaires de la révolution numérique se situe dans le domaine financier. Les « fintechs », ces start-ups porteuses de nouvelles technologies digitales appliquées à la finance, se sont multipliées d’abord aux Etats-Unis puis en Europe, bousculant un monopole des banques vieux de plusieurs siècles.
Succédant aux pionniers des innovations technologiques liées à la finance, dont on connaît surtout le crowdfunding (financement participatif), les « fintechs » dites de deuxième génération proposent des services infiniment plus variés. Contrairement à une idée reçue, la rupture apportée par ces start-ups n’est pas l’introduction des technologies digitales dans les services financiers : les cartes bancaires, les interfaces web et autres outils numériques sont depuis longtemps la base des services financiers. Ce qui est radicalement nouveau en revanche, c’est que la chaîne de valeur proposée par les fintechs n’intègre désormais plus les banques. Auparavant incontournable, le métier de banquier est en passe de devenir obsolète : les services qui faisaient le cœur de son expertise et sa « rente » de situation (prêts, épargne, garantie des transactions, etc.) peuvent désormais être effectués par des applications web… Face à ces bouleversements, la profession n’a d’autre choix que de rechercher la complémentarité avec les start-ups, sous peine d’être la prochaine victime de l’ « ubérisation ».
Les « fintechs », des start-ups en plein essor
De plus en plus utilisée, mais pas toujours à bon escient, l’expression « fintech » (abréviation de « finance » et « technologie ») désigne les nouvelles technologies numériques génératrices de changements dans l’organisation traditionnelle du secteur financier – et par extension les start-ups qui ont développé ces technologies. Pour être qualifiée de « fintech », une technologie doit donc être porteuse d’usages et de pratiques innovants – ce qui exclut les technologies développées dans le but d’améliorer le fonctionnement traditionnel du secteur bancaire.
Elles représentent un marché en très forte croissance puisque selon une étude d’Accenture, les investissements dans ces start-ups ont plus que triplé et dépassent les douze milliards de dollars en 2014. Née à la fin des années 2000, la première génération de « fintechs » proposait surtout des services de financement participatif (dit « crowdfunding »). Aujourd’hui, les progrès des technologies digitales et la prise en compte croissante de la désormais célèbre « expérience utilisateur » ont donné naissance à une deuxième génération de « fintechs » aux services très variés, tant à destination des particuliers (B to C) que des entreprises (B to B).
Ces start-ups mettent au point des technologies numériques de plus en plus fiables et rapides, qui ouvrent à la finance digitalisée des perspectives immenses. L’une de ces technologies, décrite comme une rupture radicale comparable à l’invention du web, est appelée « blockchain » : elle consiste en une nouvelle façon d’envisager la sécurisation des réseaux en les rendant quasiment inviolables, et est susceptible de fournir un système de transaction alternatif (le bitcoin en est un précurseur). Cela aura pour résultat de rendre obsolètes tant les interfaces bancaires que les monnaies nationales. Les enjeux sont donc immenses et celui qui le premier en maîtrisera la technologie dominera le marché des services financiers.
L’impact des « fintechs » sur le marché bancaire traditionnel
Contrairement à ce qui est parfois dit, les « fintechs » n’ont pas encore bouleversé le secteur des services financiers. Les banques gardent encore une domination écrasante, renforcée par un scepticisme réel des usagers vis-à-vis de la fiabilité des acteurs digitaux. Les start-ups de la première génération occupaient ainsi des secteurs de niche, insuffisamment ou pas du tout pourvus par les banques traditionnelles : financement de PME ou de particuliers notamment. Toutefois, la deuxième génération de « fintechs » propose des services qui entrent en concurrence directe avec les banques, adossés à des technologies qui augmentent la flexibilité et la rapidité, tout en diminuant les coûts. Il y a là un réel risque d’ « uberisation » pour les banques, autrement dit le danger d’être supplanté par des nouveaux venus aux business models bien plus souples et légers. Parmi ces services traditionnels aujourd’hui possibles depuis une application web, on peut citer le prêt et le prélèvement automatique, le transfert de fonds, le change, le trading, etc.
Ces nouveaux services ont deux points communs, caractéristiques de la révolution numériques. Le premier est qu’ils placent le consommateur au cœur du business model : la simplicité d’utilisation de l’application, la rapidité du service et la satisfaction de l’expérience utilisateurs sont les fondements de toute « fintech ». Or ces trois exigences – constitutives de l’innovation d’usage – font justement défaut aux acteurs traditionnels. Le deuxième point commun est de s’adosser à une technologie digitale dont les potentialités sont infinies et qui permet de diminuer les coûts.
L’impact le plus notable de ces nouveaux acteurs est d’accélérer le processus de « désintermédiation » du marché des services financiers. En d’autres termes, la mise à disposition d’interfaces web pour relier la demande à l’offre a pour résultat de fragiliser la position d’intermédiaire des banques, dont le capitalisme financier avait pourtant consacré le rôle central dans l’économie.
L’ « open innovation », choix des banques face au risque de disruption
Confronté à ces bouleversements, le secteur bancaire traditionnel a réagi de façon étonnamment pertinente. En effet, contrairement à d’autres professions qui pour se protéger ont tenté de verrouiller leur marché par des biais juridiques, la profession a fait preuve d’une ouverture notable aux nouveaux entrants, en s’attachant à « capter » la dynamique d’innovation qu’ils impulsent. Rien de philanthrope à cela : les grandes banques ont simplement compris assez vite que leur modèle organisationnel ne permettait pas de rivaliser avec les start-ups dans la course à l’innovation : trop verticales, trop lourdes, et dotées d’une culture professionnelle trop peu digitale, elles partaient battues d’avance. En conséquence, elles ont choisi de travailler en complémentarité sur des modèles dits d’ « open innovation ». En France, la BNP-Paribas, le Crédit Agricole et la Société Générale ont été aux avant-gardes de ce mouvement par la création de plates-formes d’incubation pour start-ups. Le modèle est simple mais efficace : la banque traditionnelle apporte les capitaux et les installations ; les start-ups fournissent leur créativité.
L’intérêt des industries classiques pour les start-ups n’est pas nouveau ; ce qui change dans le modèle de l’ « open innovation » c’est qu’au lieu de racheter une start-up pour l’intégrer dans la structure globale, avec un effet de dilution, les banques créent les conditions de sa croissance autonome, en milieu ouvert. Elles bénéficient ainsi du dynamisme de l’ « open innovation » tout en gardant un certain contrôle sur les inventeurs des technologies d’avenir du secteur. Cela est loin d’être anecdotique pour une industrie en danger réel d’ « ubérisation ».
L’attitude des banques vis-à-vis de la technologie « blockchain » est une autre illustration de leur volonté d’anticiper les effets économiques des ruptures technologiques. En effet, en 2015, un consortium de banques de niveau mondial a été créé pour travailler sur le développement de cette technologie d’avenir qui les concerne au premier plan. Toutes les grandes banques ont par ailleurs constitué des équipes internes pour se préparer à ces changements. Manifestement, le secteur bancaire traditionnel a décidé de ne pas se laisser distancer par l’accélération de la transformation digitale. En prenant les devants, il espère garder la maîtrise des standards de marché qui ne manqueront pas d’évoluer grâce à « blockchain ».
Comparées à d’autres professionnels en danger d’ « ubérisation », les banques traditionnelles ont démontré une compréhension plutôt fine des enjeux portés par la révolution numérique en choisissant la coopération avec les start-ups plutôt que la confrontation. La réticence de la population à basculer dans l’univers digital des « fintechs » leur offre un répit supplémentaire, mais nul ne sait pour combien de temps. Les dinosaures de la finance ont semble t-il compris qu’ils n’ont qu’une seule option : se disrupter eux-mêmes, pour ne pas qu’un autre s’en charge.
Nicolas Bouchaud