Le livre Heineken en Afrique : une multinationale décomplexée aux éditions La rue de l’échiquier, écrit par Olivier Van Beemen, met les projecteurs sur un marché opaque directement issu de la période coloniale en Afrique : celui de la bière.
On ne saurait aujourd’hui bien évaluer la part de marché mondial que représentera l’Afrique d’ici 50 ans. Mais il apparaît que la classe moyenne y sera majoritaire. Les grandes multinationales de la boisson mousseuse misent déjà sur ce pari, aux dépens de ce continent. Selon la Deutsh Bank le continent africain représentera 37% du volume mondial de la bière en 2025. A l’aune des affiches passées dites « Vintage » et des récentes, la bière réservée jadis à une élite quitte ses habits de cocktail select et coule sur les tables de la classe moyenne. Sa consommation de bière augmente de 5% chaque année. La bière devient par ces campagnes publicitaires la boisson de la classe moyenne qui discute autour d’une table après une journée de travail. Les multinationales ont, par le biais du développement de leurs infrastructures, ainsi que par l’émergence cette classe, inondé le continent de « l’or liquide ». Aujourd’hui ces entreprises aiguisent leurs armes, soignent leurs réseaux et se préparent à la conquête des parts de marché. Et, de facto, à l’affrontement. Les grands acteurs se comptent sur les doigts d’une main. On peut citer ABInBEV, premier brasseur du continent, l’empire Castel ou encore la marque néerlandaise Heineken.
Avant de se préparer à une guerre entre poids lourds, les multinationales ont littéralement évincé les brasseurs locaux. On ne compte en effet plus les brasseries rachetées par Castel dans les années 1990. On peut citer celle de Soboa au Sénégal par exemple, ou bien les brasseries du Cameroun (SABC). Une fois acquises, ces sociétés sont restructurées et jusqu’au tiers des effectifs sont supprimés(1). Récemment, Castel a racheté cinq brasseries du géant danois Carlsberg au Malawi. Au Burundi et au Rwanda , c’est le néerlandais Heineken qui s’implante durablement Tant de manœuvres politiques ne seraient possibles sans l’assentiment voire la complicité des dirigeants en place dans ces pays. Castel, maître des marchés de la bière dans les pays francophones était un ami proche du président du Gabon Omar Bongo, mort en 2009. La conquête des marchés étrangers ne se fait pas sans une logistique puissante, un produit rentable et une bienveillance des acteurs locaux. Heineken a réussi à bloquer l’arrivée du concurrent SABMiller au Nigéria, qui a dû faire face soudainement « à toutes sortes de difficultés administratives […] en matière d’autorisations indispensables. »(2).
La stratégie d’Heineken, parfois contestable pour rafler des marchés, entre en opposition avec sa stratégie de parrainage d’évènements sportifs et culturels, où sa publicité sera vue par tous. Son soutien à l’agriculture via des aides de l’Union européenne et de de l’ONU n’est pas cohérente avec ses importations de malt d’Egypte à 5000km de sa brasserie rwandaise. Néanmoins, le brasseur s’est engagé à utiliser 60% des matières premières locales d’ici 2020. A l’inverse, SABMiller (aujourd’hui ABInBEV) s’était engagé en 2002 à produire une bière locale ougandaise à base de sorgho. Ainsi, l’entreprise était capable d’adapter le prix du produit au pouvoir d’achat local. D’autres initiatives se sont développées à travers des bières au manioc dans une brasserie du Mozambique, également sous l’impulsion de SABMiller. Les taxes et les velléités protectionnistes de certains pays africains pour se protéger de l’extérieur ont volé en éclat. La force financière des multinationales a permis à ces dernières de s’engager à produire localement, donc à investir davantage, tout en mettant la main sur les diverses brasseries des pays.
Pour ne pas perdre les marchés, les multinationales font preuve d’inventivité. Olivier Van Beemen relève dans son livre que Heineken aurait fait appel à près de 2500 prostituées au Nigéria afin de convaincre leurs clients que la boisson des Pays-Bas donnerait à ces derniers de meilleurs compétences sexuelles, contrairement à la Guinness. Pour reprendre les mots du directeur local cité par Oliver Van Beemen : « nous voulions convaincre les buveurs que notre bière donnait encore plus de puissance et de virilité que la Guinness. Tu ne peux pas diffuser ce genre d’information à la télé […] mais tu peux la répandre dans les bars »(3). Le livre souligne que Heineken a également organisé des raids dans les bars de la concurrence.
C’est désormais dans une nouvelle phase que sont rentrées les multinationales. Après s’être emparé des territoires au détriment de l’économie locale et des brasseurs locaux, ces géants de la bière semblent révoquer leurs alliances réelles ou leur pacte de non agression tacite. La firme Heineken s’est alliée récemment au distributeur CFAO en Côte d’Ivoire afin de défier Castel. Heineken s’intéresserait également à l’Angola ou est également présent Castel.
Alors qu’on attend les luttes de demain sur le domaine pétrolier, aquatique ou gazier, on voit surgir d’autres acteurs plus surprenants mais tout aussi bouleversants pour certaines régions du Monde.
(1) Marie-François Durand, « Bières et boissons gazeuses en Afrique de l’Ouest francophone : aspect économiques, sociaux et culturels », thèse de doctorat, université Paris-IV, 1996 cité dans « Castel, l’empire qui fait trinquer l’Afrique », Le Monde diplomatique, 10/2018.
(2) Olivier Van Beemen, « Heineken en Afrique : une multinationale décomplexée », édition Rue de l’échiquier, 2018, p60
(3) Ibidem. p.63,64.