Face à MTU, Safran victime du protectionnisme allemand ?

Pour développer le réacteur du futur avion de combat franco-allemand (NGF, Next Generation Fighter), les autorités des deux pays ont désigné les motoristes Safran et MTU Aero Engines. Mais MTU refuse aujourd’hui l’application de l’accord tel quel, soutenu par un Bundestag protectionniste.

Une place originale dans l’industrie aéronautique et parmi les motoristes

Historiquement, l’entreprise MTU Aero Engines est l’héritière de l’activité aéronautique de l’entreprise automobile BMW, qui produisait des moteurs d’avions militaires. La société a connu depuis les années 1950 plusieurs mutations et prises de contrôle par d’autres groupes, rompant progressivement ses liens avec BMW, puis le monde de l’automobile. Au fil du temps, se sont ajoutés aux moteurs militaires leurs équivalents civils, ainsi que les turbines industrielles à gaz. Aussi, MTU est l’abréviation de « Motoren und Turbinen Union GmbH », soit Union des Moteurs et Turbines SARL. 

Durant les deux dernière décennies, MTU a participé à de nombreux programmes de motorisation dans l’aéronautique. Sur le plan de l’industrie civile, cela concerne essentiellement des réacteurs équipant des avions de ligne produits par Boeing et Airbus. Plus marginalement, certains moteurs font voler des avions d’affaires signés Dassault, Bombardier ou d’autres constructeurs. A chaque fois, MTU est dans un processus de collaboration avec les grands industriels aéronautiques tels que Rolls-Royce, Safran, General Electric, Pratt & Whitney ou encore Mitsubishi. 

Côté militaire, on peut citer le réacteur équipant l’avion de chasse Typhoon, le turbomoteur de l’hélicoptère d’attaque Tigre et le turbopropulseur de l’avion de transport A400M. Ces réalisations ont la particularité d’être le fruit de coopérations entre des Etats membres de l’Union Européenne. Un des principes de ces projets est le partage des tâches entre les entreprises de chaque pays, avec pour chacun un maître d’œuvre (Eurofighter pour le Typhoon, Eurocopter pour le Tigre et Airbus pour l’A400M).

MTU travaille en fait toujours en association avec d’autres motoristes, et ce sera à nouveau le cas pour le NGF : l’entreprise allemande est censée s’associer avec Safran, et lui laisser la direction du programme MTU Aero Engines.

 

Une répartition des rôles selon les compétences

Alors que le marché de l’aviation est composé d’un petit nombre de motoristes, les activités de MTU ne lui permettent pas de se positionner au cœur de cette compétition. L’entreprises basée à Munich participe à de nombreux programmes, en fournissant des sous-systèmes pour les fabricants de moteurs comme Safran ou encore Pratt & Whitney. Son activité se développe sur deux volets. Le premier est la fourniture d’éléments moteurs, modules et composants, à la fois pour des appareils civils et militaires ; le second est la maintenance, la révision et la réparation desdits moteurs. 

MTU ne fabrique donc pas directement des réacteurs, contrairement à Safran, mais l’entreprise dispose de compétences reconnues qui en font un partenaire naturel et explique l’organisation industrielle entérinée par l’accord entre les deux industriels, prévoyant une répartition des tâches en fonction de leurs compétences respectives. 

En février 2019, Safran et MTU Aero Engines ont annoncé la création d’un partenariat entre les deux entreprises. L’objectif est de mener « conjointement les activités de développement, de production et de services du nouveau moteur ». Ce partenariat prévoit une répartition équitable des rôles, selon les spécialités de chacun. D’un côté, Safran « aura la responsabilité d’ensemble de la conception et de l’intégration du moteur ». La société s’occupera également de la chambre de combustion, de la turbine haute pression et de la post-combustion.  MTU sera maître d’œuvre pour les services, en plus d’être « responsable des compresseurs basse et haute pression et de la turbine basse pression ». Enfin, la société commune Aerospace Embedded Solutions sera chargée du calculateur et des logiciels de contrôle des moteurs, sous la conduite de Safran. 

Le partage industriel est paritaire, avec Safran comme chef de file sur le dossier du moteur, et MTU en tant que partenaire principal, cette disposition permettant d’éviter que soient répétées les mêmes erreurs que pour le moteur de l’A400M. Par-ailleurs, ce schéma d’organisation est commun aux autres volets du programme SCAF : avion, système de systèmes, remote carrier (drones et missiles principalement) et simulation. Il présente l’avantage de clairement désigner les responsabilités, ce à quoi la Délégation Générale à l’Armement (DGA) tient particulièrement. C’est cependant sur cet élément que s’oppose MTU, soutenu par une poignée de députés au Bundestag allemand. 

 

Le Bundestag contrôle la politique militaro-industrielle et la défend

Le gouvernement fédéral allemand a approuvé le partenariat entre Safran et MTU, et ses modalités. Ainsi, l’accord a été signé par Ursula von der Leyden, ministre de la Défense allemande, et Florence Parly, ministre française des Armées. Pourtant, MTU refuse de laisser à Safran la place de maître d’œuvre dans le projet. L’homme derrière ce refus est Klaus Eberhardt, le président de son conseil de surveillance. Il s’agit d’une figure de l’industrie de défense allemande, ayant notamment dirigé un temps Rheinmettal. Cette société est bien connue du côté français, pour s’être immiscée dans le partenariat entre le français Nexter et l’allemand KMW (Krauss-Maffei Wegmann) Ces deux sociétés sont chargées de la conception du Main Ground Combat System, dont l’élément principal sera un nouveau char de combat. Rheinmettal s’est imposé dans le programme, et ce faisant, a provoqué une crise politico-industrielle entre les deux pays : son inclusion a fait pencher la balance de la répartition industrielle au bénéfice de l’Allemagne, et au détriment d’un champion français de l’armement. Rheinmettal a bénéficié dans cette opération du soutien du comité budgétaire du Bundestag. 

Le Bundestag, la chambre basse du parlement allemand, détient une influence sans commune mesure avec celle de l’Assemblée nationale sur la politique allemande de défense. Pour cela, le Bundestag dispose d’un puissant levier financier : il discute et vote le budget de l’armée, ainsi que toutes dépenses supérieures à 25 millions d’euros qui lui sont destinées. Fort de ses pouvoirs, le Bundestag défend les industriels allemands de l’armement, quitte à mettre en porte-à-faux le gouvernement de Mme Merkel sur les questions militaro-industrielles. D’autant que des enjeux électoraux rejoignent les intérêts industriels. 

 

Pourquoi un tel soutien ? 

Dans les rangs du Bundestag, quatre députés se distinguent particulièrement dans leur appui à MTU. Ce petit groupe estime en effet que le gouvernement fédéral a accepté un accord qui porte préjudice à MTU. Dans les programmes communs européens d’armement, chaque pays cherche à assurer à ses entreprises la plus grande charge industrielle. De plus, diriger un programme, ou une partie, permet d’y exercer une influence forte, dans le sens de ses intérêts industriels donc, mais aussi économiques et militaires. 

Parmi ces parlementaires, on trouve tout d’abord de Hennig Otte, membre de la Commission des affaires étrangères, défense et développement. Il est également le porte parole de son parti, la CDU/CSU, pour la politique de défense. Or, M. Otte est un élu de Basse-Saxe, Lander dont la capitale Hanovre accueille justement le principal centre de maintenance de MTU, cœur névralgique de sa division MTU Maintenance Group. 

Un cas de figure similaire se retrouve avec le député Fritz Felgentreu. Ce dernier est membre de la Commission sécurité et défense, élu dans la circonscription de Berlin-Neukölln. Ce quartier de la capitale allemande se trouve à une vingtaine de kilomètres du second centre de maintenance de MTU en Allemagne, situé dans le Land limitrophe du Brandebourg. M. Felgentreu est membre du SPD, parti au pouvoir à Berlin à travers une coalition menée par la CDU/CSU. 

Le troisième député concerné est Eckhardt Rehberg, de la CDU. Ancien officier de réserve, il est bien au fait des questions militaro-industrielles. A cela s’ajoute le fait qu’en tant que porte-parole pour le budget il détient une influence sur la partie financière du SCAF. 

Enfin, Johannes Kahrs, député du SPD, complète le quatuor. Il est également officier de réserve, mais surtout représente Hambourg. Cette ville est le premier port allemand, et le troisième en Europe. Elle est également le siège de Thyssen Krupp Marine Systems (TKMS) et sa filiale de construction navale Blohm + Voss. En fait, dans les domaines à la fois commercial et militaire, Hambourg compte parmi les principaux chantiers navals européens. L’un des fournisseurs de ces chantiers n’est autre que MTU, qui fabrique des turbines à gaz pour la propulsion des bateaux (les turbines navales étant d’ailleurs dérivés des moteurs d’avion). 

Cette association trans-partisane de députés pèse suffisamment au Bundestag pour que MTU ait les moyens de s’opposer à un accord signé par son gouvernement. Pourquoi ne le ferait-il pas, puisque Rheinmettal a obtenu gain de cause ? 

Alors que les gouvernements négocient à nouveau autour du moteur du NGF, MTU va-t-il l’emporter aux dépens de Safran ? L’Allemagne réussira-t-elle à imposer sa politique industrielle, quitte à porter atteinte au partenariat entre les deux pays ?

Le Bundestag défend l’industrie nationale de défense dans un rapport de force, y compris face à son propre gouvernement, résultant de nouvelles négociations entre gouvernements et industriels. La force et l’efficacité des outils protectionnistes allemands en matière industrielle n’ont pas d’équivalent en France, faisant apparaître cette dernière en position de faiblesse. 

Luc Sawaya