L’art, un marché de culture, de renseignement et de politique

Le marché contemporain de l’art est souvent associé au milieu du « showbiz », du blanchiment d’argent, ou encore à de l’évasion fiscale. Ce marché fortement méconnu du grand public et qui semble obscur est en fait un outil souvent utilisé pour des fins politique, de renseignement et/ou d’influence.

L’obscurité d’un marché fortuné

Le marché de l’art apparaît en France comme un milieu assez méconnu et souvent éloigné des réalités économiques. Toutefois, il est comparable à ceux de la finance et de l’immobilier. Il existe des marchés primaires (ventes en galeries) et des marchés secondaires (ventes par courtage ou ventes aux enchères) pour les pièces d’art. La seule différence est que les deux marchés se sont financés depuis longtemps, alors que le marché de l’art ne l’a été que depuis les années 80, sachant que c’est un marché où il y a beaucoup d’argent. Selon le rapport annuel Artprice du marché de l’art mondial 2017, le total des ventes aux enchères est de 14,9 milliards de dollars, soit une augmentation de 456% sur 20 ans.

Si l’on compare une œuvre d’art à un produit financier, on trouvera forcément une part de black market, à la différence qu’il n’y a pas de compliance (conformité) dans l’art, ce qui peut impliquer une certaine opacité. De plus, des ventes aux enchères peuvent se faire en closed deals, sans que l’information ne soit vraiment rendue publique (acheteur, vendeur, prix…), alors qu’en finance il existe des lois et régulations de transparence. Il n’existe ni d’outils officiels, ni d’autorité juridique ou légale pour vérifier, réguler et contrôler.

 

Un moyen pour financer le terrorisme ou blanchir de l’argent ?

Il est clair, selon des rapports de presse et de services de renseignements, que des œuvres d’arts volées ont été utilisées à des fins non conventionnelles. Daech en est un exemple parfait. Selon des estimations, lors de son apogée (aux alentours de 2015), le trafic d’œuvres d’art rapportait au groupe terroriste entre 6 et 8 millions de dollars. En effet, l’État Islamique revendait des œuvres d’arts volées de Syrie et d’Irak à travers des sociétés écrans domiciliées en Turquie et/ou au Liban. La fiscalité française, assez avantageuse pour les détenteurs d’œuvres d’art, peut également donner lieu à certaines opérations de blanchiment d’argent. Un exemple parmi d'autres : la toile de l’artiste américain Jean-Michel Basquiat baptisée « Hannibal » et d’origine brésilienne. L’œuvre a été saisie à Londres avec de faux documents qui la valorisaient 100 USD, alors qu’elle en vaut 8 millions. La saisie d’« Hannibal » représentait une victoire contre Edemar Cid Ferreira, un ancien banquier brésilien qui avait transformé une partie de son butin en une collection d’art de 12 000 pièces. Le quotidien USA Today a même été jusqu’à titrer en novembre 2014 « L'art est-il devenu une entreprise criminelle ? personne n'est aujourd'hui capable de donner une explication pertinente sur cette création de valeur astronomique… », en se basant sur l’hypothèse de la hausse des prix des œuvres d'art. 

Le blanchiment d’argent ne se limite pas au financement de terrorisme ou trafic d’armes, mais peut aussi parfois servir à dissimuler des comptes de campagne, de gouvernements, de cartels de drogue, etc.. En mars 2015, Claude Guéant (ancien ministre de l’intérieur) avait par exemple été mis en examen pour blanchiment et fraude fiscale en bande organisée concernant le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 par le régime de Kadhafi ; alors que M. Guéant jurait que la somme d’argent concernée provenait de la vente de 2 œuvres néerlandaises.  

Cependant, il ne faut pas généraliser. Bon nombre de collectionneurs ne font pas partie de ces catégories et convoitent les perles rares. Il y a donc une demande, et par suite beaucoup d’argent dans le marché de l’art (le chiffre d’affaires annuel total des galeries d’art françaises est estimé à 1,4 milliards pour 2012). L’abondance de cash est souvent signe de spéculation. De plus, de nos jours, il existe des fonds d’investissements qui ont pour politique d’investir dans l’art. À travers ce genre de structure, un individu peut considérer acheter une partie d’une œuvre d’art. Le « Art Collection Fund », qui a comme ticket d’entrée 500.000 euros et un horizon d’investissement de 6 ans, est un exemple. Ces fonds achètent des œuvres d’art et les revendent plus tard en pariant sur une plus-value, l’art étant considéré de nos jours comme « une valeur refuge ».

Ce dont il faut se méfier sur le marché de l’art est le prix à payer, ainsi que l’authenticité de la pièce concernée. Le prix d’une œuvre d’art ne peut pas être trouvé puisqu’il n’existe pas de modèle de valorisation du bien. Selon une consultante en art ayant souhaité garder l’anonymat : « le prix est fixé par les experts et/ou les vendeurs, donc par un « modèle intellectuel et culturel », et il faut faire très attention à l’arnaque. Une copie peut être vendue au prix d’une originale, et le seul recours dans ce cas est une procédure judiciaire qui sera longue et coûteuse, sachant que cette procédure n’engage pas l’Etat, et ne peut devenir pénale que si l’acheteur prouve l’escroquerie. Il reste très difficile de trouver le juste prix ».

Il est donc indispensable de demander et d’avoir le certificat d’authentification, qui est devenu obligatoire à partir de certains montants, et qui préserve également les droits d’auteurs. C’est l’unique moyen de vérifier l’œuvre d’art. Le certificat d’authentification peut être comparé à une action au porteur, soit que le détenteur du certificat est l’ayant droit économique ; alors que de nos jours, ce type d’actions est interdit pour des raisons de compliance.

Il existe aussi la possibilité d’évasion fiscale, notamment à travers les transactions transfrontalières. Un résident en France peut acheter un œuvre d’une galerie à New York en passant par des comptes en Suisse. La transaction sera donc invisible puisqu’elle passera « sous les radars ». La consultante rajoute : « un collectionneur peut rendre visite à un autre collectionneur, apprécier une de ses toiles, négocier le prix, et arranger un moyen de paiement qui pourrait être non conventionnel (en espèces ou dans des comptes à l’étranger). Le vendeur donne à l’acheteur la pièce ainsi que le certificat d’authentification et aucun des deux ne déclare la transaction. Dans ce cas, le nouveau titulaire est officiellement le nouveau propriétaire de l’œuvre d’art ».

Le développement des cryptomonnaies (qui ne sont actuellement pas très chères et qui se font de plus en plus reconnaitre sur les places boursières comme monnaies à part entière), ainsi que la possibilité d’acheter une part d’œuvre d’art, va développer et décupler la spéculation. Les marges de manœuvre sont assez larges étant donné que ces nouveaux systèmes de monnaies n’ont (toujours) pas leurs régulations, juridictions et législations. Sans oublier que les cryptomonnaies peuvent être utilisées pour contourner les systèmes traditionnels de paiement qui sont relativement bien surveillés.

 

Régulation non-conventionnelle

Dans le marché de l’art, il n’y a pas de règlementation internationale ou d’entité supranationale qui réglemente la globalité du marché (pas d’auditeurs, ou d’équivalent de Banque Centrale ou d’Autorité des Marchés Financiers). Les maisons de ventes ont leurs propres règles, comme ne pas vendre d’objets volés. De plus, les points de ventes doivent respecter les règles du pays dans lequel ils sont domiciliés. « Finalement, c’est leur réputation qui est en question, et c’est un risque assez important dans un marché aussi petit que celui de l’art » rajoute la consultante, qui enchaine, « les meilleurs lutteurs contre les œuvres d’arts volées sont les douanes, qui coopèrent avec les services de renseignement et les gouvernements. Il y a des millions d’objets qui sont chez les douanes. Ils ont été interceptés, mais pour les ramener à leurs vrais propriétaires, il faut prouver leurs propriétés, et cela met beaucoup de temps. Même si une œuvre est déclarée volée, il faut prouver qu’elle appartenait au déclarant. De plus, il est très fréquent que le dernier détenteur de cette œuvre d’art soit introuvable ou décédé. Les douanes peuvent ouvrir des musées avec les pièces en leurs possessions ». Des contrôles se font de temps en temps, auprès de personnes ou d’institutions fishy (suspectes), et il arrive qu’un collectionneur se fasse sanctionner pour fraude fiscale, faute de preuves sur la source de financement de sa collection.

 

Une source d’informations grise non-conventionnelle

Jean Moulin et Daniel Cordier ont ouvert une galerie d’art à Paris, puisqu’à travers le milieu de l’art, il est facile de rencontrer des gens bien placés, de fréquenter des gens de culture, d’une certaine élite, du showbiz, des fortunés ou des personnalités politiques. « Beaucoup de monde s’intéresse à l’art et c’est un domaine considéré comme luxueux » explique notre interlocutrice.

« On retrouve dans l’art des gens qui sont dans le renseignement » dit la consultante. Les informations tirées sont liées aux acheteurs et aux vendeurs. En effet, le courtier/expert/consultant qui monte la transaction pourrait savoir comment se passe la transaction, qui possède l’argent, et à travers quel système le delivery-versus-payment elle se fera (livraison de l’œuvre contre paiement). Également, ils peuvent savoir quel est le domaine professionnel des collectionneurs, d’où ils tiennent leurs fortunes, quelles sont leurs passions, ainsi que leurs cercles proches. « On a accès à beaucoup de données et d’informations assez personnelles et uniques, et cela passe inaperçu. C’est un milieu d’informations extraordinaire » enchaîne la consultante. Ces informations obtenues d’une façon tout à fait légale ne sont pas accessibles au grand public. Elles peuvent être comparées à de l’information grise. Si l’acteur gagne la confiance de son client, il a accès à une mine d’or d’information. Néanmoins, dans le marché de l’art il n’y a pas vraiment de secret professionnel. Tout dépend donc de la moralité de l’acteur.

De plus, le marché de l’art est utilisé comme outil de soft power : « c’est un outil de la politique » explique la consultante. Le président Macron a fait savoir vouloir développer un soft power de l’art, en affirmant que la culture est un avantage comparatif, qu’il faut inventer une nouvelle grammaire de l’influence internationale, et que la culture en fait partie. Lors de son déplacement en Égypte en janvier 2019, la délégation française a souhaité garder son statut de premier partenaire archéologique de l’Egypte, et a appelé l’Egypte à accorder à la France un nouveau chantier de fouilles, sur l'immense site de Saqqarah.  Autre exemple : l’ouverture du musée du Louvre à Abou Dhabi le 8 novembre 2017. L’art est donc également utilisé pour de l’influence et/ou de la publicité. De plus, une étude publiée par le International Cultural Relations at the University of Edinburgh, montre que le fait de promouvoir la culture d’un pays a un impact direct sur les investissements étrangers, le recrutement d’étudiants internationaux, le tourisme ainsi que sur l’influence internationale dans des forums, tels que l’assemblée générale de l’ONU.

 

Faut-il mieux réguler et/ou contrôler le marché de l’art ?

« Oui, mais cela pourrait porter atteinte à sa fluidité. Dans certains pays, les œuvres importées sont taxées, et ces taxes remplissent les finances publiques. Du moment où le marché de l’art serait globalement mieux contrôlé, il serait plus difficile d’acheter et de vendre. Ce qu’il faudrait plutôt faire c’est de renforcer de manière générale les chartes morales et éthiques des différents intervenants (collectionneurs et acteurs) » conclut notre interlocutrice.