[Conversation] L’intelligence économique et territoriale en Auvergne-Rhône-Alpes avec Antoine Le Roux

Antoine Le Roux travaille au sein du Conseil Régional Auvergne-Rhône-Alpes en qualité de directeur général adjoint des services, en charge de l’économie, la formation, l’enseignement supérieur, l’innovation et le digital. Il a répondu à nos questions sur le rôle de l’intelligence économique et de l’intelligence territoriale au sein de la Région Auvergne-Rhône-Alpes et sur les difficultés à mettre en place une politique ambitieuse face aux contraintes qu’imposent les réalités du terrain.

Portail de l’IE : Quelles sont les spécificités du tissu économique de la Région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA) ?

 

Antoine Le Roux : Avec 500 000 emplois, la Région AURA est la première région industrielle de France. Cependant, il s’agit principalement d’emplois au sein d’entreprises sous-traitantes de filières telles que l’automobile, l’aéronautique ou l’industrie pharmaceutique. Notre objectif est de permettre à ces entreprises de croître en faisant en sorte que les PME deviennent des Entreprises taille intermédiaire et ces ETI des donneurs d’ordre car nous manquons, sur notre territoire, d’entreprises de cette importance. La Région se distingue également par son poids dans les domaines de la santé, du tourisme hivernal ou des micro et nanotechnologies. Des domaines où elle est très identifiée, très forte, mais avec des entreprises encore un peu justes pour peser réellement à l’international. 

 

Face à cet objectif de croissance, le rôle de l’intelligence économique et de l’intelligence territoriale a souvent été loué pour sa capacité à accompagner les entreprises au niveau supérieur. Ces notions font-elles partie de votre quotidien ?

 

A mon niveau, je vois cela comme des mesures à prendre pour protéger les intérêts stratégiques des entreprises de la région contre des actes de malveillance de la part d’acteurs, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs au territoire. S’il ne s’agit pas d’une composante majeure de la politique de développement économique de la Région, il s’agit en revanche d’une question sur laquelle nous sommes amenés à réfléchir de plus en plus car l’État et le préfet de région se sont ressaisis de cette question. Il est notamment prévu que le préfet de région soit associé au comité stratégique régional de l’intelligence économique qui réunit les services de l’État compétents en la matière. Au niveau de la Région, une personne travaillera d’ailleurs exclusivement sur ces questions à partir d’avril 2020.

 

Disposez-vous réellement d’un rôle de protection et de sensibilisation vis-à-vis de prédations ou de concurrences ?

 

Par rapport à notre conception de l’intelligence économique, autour des aspects de sécurisation des entreprises ou de protection des intérêts stratégiques, il s’agit davantage de prérogatives étatiques. Ainsi, notre rôle consiste davantage à soutenir le préfet de région qui, lui, met en œuvre cette politique pour faire part des spécificités du territoire, de faire remonter les témoignages des chefs d’entreprise avec lesquels nos équipes travaillent… Cependant, nous pouvons être précurseur dans certains domaines et proposer des idées. Mais ce n’est pas à nous-autres régions, malgré notre rôle de chef de file du développement économique, de structurer la politique d’intelligence économique car on reste sur des prérogatives régaliennes. C’est essentiellement l’État qui dit ce qu’il faut faire. Nous avons cependant décidé de créer un poste entièrement dédié à ces questions afin d’être davantage force de proposition.

 

En ce qui concerne la sécurité économique vis-à-vis des entreprises, êtes-vous principalement dans une démarche active de sensibilisation ou, parfaitement conscientes de ces enjeux, elles viennent directement vous voir pour profiter de votre expertise sur le sujet ?

 

Je ne suis pas sûr qu’elles soient bien conscientes de ces enjeux. La vision des entreprises s’articule principalement autour de leurs carnets de commandes : comment le faire grossir et s’assurer que l’ensemble des ressources soient bien mobilisées pour répondre à la demande. Cela est particulièrement vrai pour les petites entreprises qui composent l’essentiel de notre terreau économique. Je ne suis pas certain qu’elles soient parfaitement au fait des dangers que constituent pour l’entreprise la surveillance internet, l’agrégation des données par de grands donneurs d’ordre américains ou l’impact des réseaux sociaux. Mais dans une optique de croissance, notre premier objectif réside d’abord dans le fait de les pousser à transformer leur modèle en empruntant la voie du numérique car les entreprises qui ne l’emprunteront pas ne pourront rester dans la course.

 

Selon une étude de 2017, seulement 40% des 700 000 entreprises de la région disposeraient d’un site internet alors que dans le Nord de l’Europe, comme en Finlande, ce taux atteint les 95%. La première étape consiste donc dans la prise de conscience de l’intérêt du numérique. Il s’agira ensuite, dans un second temps, de sensibiliser les entreprises à la protection des données. A sensibiliser trop tôt les entreprises sur la notion de guerre économique, on risque de les brider et de nuire à leur développement. Dans leur intérêt et dans celui du territoire, il est important de faire les choses dans l’ordre.

 

Nous avons beaucoup évoqué l’aspect défensif de l’intelligence économique et territoriale. Utilisez-vous également ces outils dans une finalité offensive ?

 

Bien que la meilleure défense réside dans l’attaque, nous nous cantonnons essentiellement à une posture purement défensive. Nous allons principalement nous comparer aux autres régions ou préparer l’avenir. Nous avons par exemple fait intervenir un cabinet de conseil en stratégie par le biais de notre agence de développement économique. Il est intervenu pour identifier des secteurs d’activité et des cibles sur lesquels nous avons une longueur d’avance et où l’on pourrait accentuer nos efforts. Nous ne faisons pas cette politique sous le chapeau de la guerre économique mais plutôt dans une simple optique d’accroissement du territoire : comment permettre à ses acteurs de franchir des caps et de jouer collectif. En particulier à l’échelon international : viser les bons marchés à l’étranger, s’y implanter, faire dans la chaîne de sous-traitance un certain nombre d’équipements industriels très nombreux en région… Ainsi, nous n’avons pas d’approche systémique de la question de l’intelligence économique et territoriale en son aspect offensif.

 

Vous utilisez davantage ces outils dans une optique de stratégie ?

 

Effectivement, c’est davantage dans une optique de stratégie et de mobilisation des acteurs du territoire car même dans des filières bien identifiées comme l’aéronautique, les acteurs ne s’identifient que partiellement. Le fait que nous-autres régions nous saisissions de la question de la structuration d’une filière comme l’aéronautique peut paraitre un peu incongru car nous ne sommes pas identifiés comme une région aéronautique. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, cette filière représente des milliards d’euros de chiffre d’affaires et plusieurs milliers d’emplois. Mais malgré cela, les différents acteurs ne se connaissent pas vraiment. C’est pour cela que nous parions principalement sur la constitution d’un collectif local avec une belle identité régionale pour partir à la conquête de nouveaux marchés et s’associer dans des projets de R&D. Toujours dans cet optique de franchir des paliers en les accompagnant dans la croissance externe et les aider à innover.

 

Nous voulons faire prendre conscience aux acteurs économiques de la région des atouts dont ils disposent afin de les encourager à travailler ensemble, leur apporter des outils de lancement qui soient les mieux calibrés possibles pour les aider à se développer. Il ne s’agit pas pour nous de détourner les acteurs de leur secteur respectif ou de tomber dans des discussions de spécialiste en termes d’intelligence économique, ce ne serait pas cohérent vis-à-vis de nos moyens.  

 

Il s’agit alors davantage d’un rôle de coordination et de soutien ?

 

Tout à fait, nous avons d’ailleurs une prestation d’accompagnement où l’on finance des prestataires qui vont aider les chefs d’entreprise à identifier les points sensibles de leur activité. Cela permet de les sensibiliser et de les tourner vers les bons acteurs, voire d’être en soutien de certains projets. Nous soutenons par exemple à Lyon un projet de campus européen de la sécurité mené avec le Grand Lyon. L’idée du campus est de travailler à la fois sur des enjeux de sécurité de l’espace public, aussi bien dans la rue que sur le net. Cela concerne donc tous les enjeux de sécurité public en formant par exemple des personnes à même de maintenir l’ordre public dans la rue et sur le web. Outre la coordination, on fournit de l’information et de la structuration d’acteurs spécialisés dans certaines questions afin d’envoyer les entreprises vers les bons interlocuteurs.

 

Vous parliez d’un emploi consacré à la sécurité numérique. Pourriez-vous nous parler d’opportunités qui s’ouvriraient dans le domaine de l’intelligence économique au niveau régional ? On trouve dans ce domaine des postes dans des grands groupes mais peu dans le domaine public. Est-ce que vous pensez que cette tendance est amenée à évoluer ?

 

Je pense que cela va forcément se développer car il est évident que cette question a des répercussions sur le développement d’un territoire et de ses acteurs puisque le pétrole du 21ème siècle réside dans les données informatiques. Mais il est difficile de définir quels seraient les secteurs ou les expertises dont les collectivités auront besoin en matière de sécurité économique.

 

Nous avons au sein de l’agence Auvergne-Rhône-Alpes entreprises, notre agence de développement économique créée en 2017, un service d’intelligence économique territorial. Il s’agit plutôt d’un observatoire qui fonctionne comme un centre de ressources. Il réalise des études sectorielles, de territoires, etc. Cette agence accompagne également les entreprises souhaitant se développer à l’international. Elle propose depuis 2019 une prestation d’intelligence économique pour préparer les missions de prospection et donner les principaux domaines de vigilance lors du développement à l’international d’une entreprise. Enfin, nous avons structuré notre politique de développement économique pour qu’elle soit cohérente vis-à-vis de notre schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation.

 

Nous avons ainsi structuré notre action en domaines d’excellences avec 8 domaines répartis dans un champ très large avec un chargé de mission permettant de faire remonter l’information lorsqu’il parle aux entreprises de ses filières. Nous sommes ainsi dans un rôle d’écoute et d’observation plutôt que sur un rôle d’agrégation de solutions. Je pense cependant qu’il faut passer à autre chose, en lien avec l’État, afin que l’on soit en capacité de développer des outils pour aller plus loin. Nous commençons à le faire mais il faut maintenant aller de l’avant. Il faut peut-être arriver également à se saisir des fonds européens pour financer l’achat de matériel et de solutions de logiciels permettant aux entreprises de se protéger.

 

Vous aviez dit qu’il serait souhaitable que les régions aient plus de marge au niveau de la sécurité économique. Pensez-vous que le prochain mouvement de décentralisation peut aller en ce sens ?

 

Il faudrait que les régions intègrent les comités stratégiques de filières. La direction générale des entreprises anime ces comités mais pour le moment, nous ne sommes pas associés à ces réunions. En tant que chef de file du développement économique, le minimum serait que l’on nous ouvre ces comités au sein desquels ces questions de sécurité économique doivent être envisagées et abordées.

 

Au sujet de l’Union Européenne, le pacte vert européen prévoit un plan d’investissement de 1000 milliards d’euros pour remodeler le monde industriel. Pensez-vous que l’Union Européenne pourrait jouer un rôle moteur dans le développement de l’intelligence économique et territoriale au niveau des territoires ?

 

L’UE a un rôle à jouer si nous voulons voir émerger des acteurs de taille mondiale au niveau du numérique. Il y a des places à prendre dans le domaine de l’IA par exemple. L’UE peut avoir son rôle à jouer en identifiant des priorités claires, précises et en orientant des financements sur ces priorités. Elle peut aussi jouer son rôle à travers des fonds structurels comme le FEDER, dont elle a confié la gestion aux régions, et qui permet aux entreprises d’être plus au point en matière de cybersécurité. Je pense qu’elle peut de ce fait prétendre à l’élaboration d’une stratégie macro-régionale et multi étatique pour financer des projets concrets allant dans ce sens.

 

Propos recueillis par Jean-Baptiste Sesboué, Paul Gabas et Charles Mariaux