Le plan d’investissement France 2030 consacrera 800 millions d’euros au secteur de la robotique. Ce secteur de pointe soulève les enjeux importants et actuels de la souveraineté française et de la réindustrialisation. Parmi les entreprises françaises, Shark Robotics, leader mondial de la robotique dans le domaine de la sécurité incendie, se démarque. Pour évoquer ces questions, le Portail de l’IE a rencontré son cofondateur et CEO, Cyril Kabbara, qui vient par ailleurs de faire son entrée dans le Who’s who.
Portail de l’IE : Cyril Kabbara, vous êtes le cofondateur et CEO de Shark Robotics, mais votre profil est bien plus divers. Pouvez-vous présenter votre parcours avant le monde de la robotique ?
Cyril Kabbara : J’ai tout d’abord commencé dans l’institution militaire au sein des renseignements d’origine humaine. J’y ai effectué neuf ans dans une unité d’action. Par la suite j’ai effectué une reconversion en intelligence économique à l’EGE, qui m’a permis d’obtenir le MBA en IE (SIE 16 NDLR). J’ai alors pu évoluer essentiellement dans le domaine de la défense, en travaillant dans la partie intelligence économique, pour des groupes comme Nexter. J’ai aussi eu la chance de travailler en tant que responsable de la filière sécurité défense de la CCI Paris-Île-de-France, et aussi au niveau de l’Union Européenne, pour le réseau Enterprise Europe Network. Ensuite en 2016, c’est à cette occasion que j’ai cofondé Shark Robotics avec Jean-Jacques Topalian.
PIE : En 2016 vous créez Shark Robotics. Comment avez-vous été amené à entreprendre ce projet et quels sont les résultats aujourd’hui ?
CK : Shark Robotics est le fruit d’une rencontre avec mon associé, Jean Jacques Topalian. C’est un passionné de robotique, véritable ingénieur et directeur technique et scientifique, avec de très grandes capacités d’ingénierie et de conception. Pour ma part, je venais du terrain, avec un profil opérationnel. Notre entreprise c’est le mariage des deux, une façon de mettre en adéquation un besoin qui vient des forces armées, de la sécurité incendie, des industriels, avec un outil en robotique qui permet d’éloigner l’homme du risque pour effectuer certaines missions. Quand l’événement devient trop dangereux pour l’homme, on va préférer envoyer un robot. Nous avons fait nos preuves avec la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris, à qui nous avons livré un premier robot en 2016, et nous avons très rapidement vécu de notre chiffre d’affaires. Nous étions douze collaborateurs en 2016, aujourd’hui nous sommes quarante-trois et nous sommes le leader mondial de la robotique dans le domaine de la sécurité incendie, notamment en France et à l’étranger, avec un chiffre d’affaires d’à peu près cinq millions d’euros et 50% à l’export. Nous livrons en Israël, en Asie du Sud-Est, en Europe, et aujourd’hui nous remportons des marchés notamment face aux Américains et aux Israéliens. Nous avons en fait réussi à nous placer en leader sur ce marché, notamment grâce un Go to market très rapide et surtout beaucoup de brevets.
PIE : Revenons un peu sur votre passage à l’EGE. Quelle peut-être l’utilisation concrète de l’intelligence économique dans une entreprise de pointe telle que la vôtre ? On pense à la veille, à l’analyse de marché, à la sécurité de l’information, à l’influence…
CK : Effectivement l’intelligence économique est très transverse et est très importante surtout pour une entreprise liée à la technologie, à la défense ou à la robotique. Nous sommes plongés dans un écosystème dans lequel nous nous retrouvons face à des Américains, des Israéliens, qui pratiquent le renseignement offensif et de nombreuses actions d’influence et de déstabilisation. Il faut être au fait de ce genre d’actions. Et surtout, d’un point de vue plus offensif, pour renforcer des marchés à l’export, il faut maîtriser l’environnement concurrentiel, politique et social, dans le pays où l’on va essayer de remporter des affaires. En fait, pour un appel d’offre, généralement c’est déjà trop tard quand on répond. Il faut préparer le terrain, pour que l’appel d’offre corresponde en tout point au produit que vous vendez. Toute cette stratégie, défensive comme offensive, se fait au travers de l’intelligence économique.
PIE : Le marché de la robotique n’est pas encore mature, quelles sont les tendances actuelles, qui sont les leaders, et comment une entreprise Rochelaise a pu séduire jusqu’en Asie, Israël et s’imposer devant les USA ou Israël ?
CK : Le marché de la robotique, effectivement, n’est pas encore mature aujourd’hui. On ne vend pas des robots comme on vend des voitures. Néanmoins, il est segmenté en différents secteurs. Dans la robotique de sécurité incendie, Shark Robotics est le leader, nous avons réussi à nous classer en pole position sur les derniers barèmes faits par les cabinets américains. Concernant les autres secteurs, on retrouve notamment le domaine de la défense, pour le déminage par exemple, où les Israéliens et les Américains sont excellents, avec des entreprises caractérisées par une surface financière très importante. En tout, on répertorie douze segments dans la robotique, comme la robotique logistique, la robotique d’agriculture, chacun avec des vitesses de développement plus ou moins rapides. Aujourd’hui ce qui fait la différence pour une entreprise de robotique qui arrive à survivre, ce sont les fonds levés. Rares sont les entreprises qui vivent de leur chiffre d’affaires. Notamment les Américains ou les Israéliens ont la capacité d’arriver avec énormément de fonds et d’avoir des surfaces financières à plusieurs millions d’euros. Pour une entreprise française qui veut rivaliser avec des champions internationaux pareils, il faut avoir un Go to market très rapide. Ça veut dire une vitesse de développement très courte et surtout une offensivité très forte et très brutale sur les marchés. C’est là qu’il faut bien préparer son marché à l’avance : les clients n’attendent pas votre produit. Il faut surtout bien préparer le terrain, en amont, comme une opération militaire pour pouvoir s’assurer que c’est votre produit qui va être acheté, et non celui du concurrent américain.
PIE : Vos robots répondent au principe des « 3D » de la robotique, éviter aux hommes les tâches dirty, dule et dangerous, les tâches sales, ennuyeuses et dangereuses. Quelles limites posez-vous pour que le robot travaille pour l’homme et non pas à la place de l’homme.
CK : Alors c’est une très bonne question. Le point névralgique se situe sur l’aspect cognitif. Le principe est que l’on garde l’homme au cœur du processus décisionnel. L’homme, que ce soit un sapeur-pompier, un militaire, un industriel avec qui l’on travaille, comme Total, Orano ou Arianne, a cette capacité à avoir du retour d’expérience, un savoir-faire particulier dans une zone donnée. Ce savoir-faire-là, on souhaite qu’il reste chez l’homme en particulier. L’outil, lui, le robot, va être l’élongation de la main humaine dans un environnement dangereux. Il faut que tout ce qui est cognitif, que la boucle d’interaction et la boucle décisionnelle restent entre les mains de l’homme. C’est une question qui crée aujourd’hui beaucoup de débats, de fantasmes, je dirais, autour de l’IA et de la robotique. Nous travaillons sur des briques d’IA pour permettre aux robots de faire des missions seules, comme ce qu’on appelle du follow me : le robot va être capable de vous suivre seul en avançant derrière vous avec des capacités autonomes, ou un robot va être capable d’évoluer seul dans un environnement et de faire une reconnaissance. Néanmoins, pour ce qui concerne les fonctions particulières et nécessite un savoir-faire particulier, on laisse l’homme prendre le dessus. On s’aperçoit alors que la collaboration homme/machine est beaucoup plus intéressante. Une étude du MIT l’a prouvé, on a des taux de succès, et surtout d’efficience, 85% plus performants avec ces collaborations que quand on a un homme ou un robot tout seul. La collaboration homme/machine est vraiment primée, ça fait d’ailleurs partie de l’éthique de notre société.
PIE : Est-ce qu’on peut voir dans le succès d’une entreprise telle que la vôtre, une preuve concrète que la France a encore des ressources en innovation ?
CK : Tout à fait, la France a des ressources en termes d’innovation, on voit de plus en plus de licornes françaises exceller, plus généralement on trouve énormément d’exemples d’innovations. La grande difficulté aujourd’hui en France, est, je dirais, passer la « vallée de la mort ». Ce sont les trois premières années pour une entreprise ou une start-up où il n’y a pas forcément d’accompagnement. C’est donc une période en solitaire qu’elles doivent traverser, et c’est pourquoi de nombreuses sociétés sont très vite identifiées dès le départ et rachetées dès leur plus jeune âge, quand elles sont encore jeunes pousses, par les marchés américains, asiatiques ou chinois. Comme elles sont faibles, elles n’ont pas les moyens de se protéger. Il n’y a pas l’environnement favorable au développement nécessaire en France, comme il y en a aux USA ou en Chine, avec la capacité de mettre 100, 300 ou 400 millions d’euros sur une société. Or les concurrents ont ces puissances de frappe. On a l’impression d’être le petit village gaulois face à l’armée romaine, c’est ce que l’on constate sur les marchés : il y a un rapport de puissance globalement d’un pour dix. Quand en France vous levez un million, aux USA, ils en lèvent quinze, parfois même cent.
PIE : Dans une tribune publiée en novembre 2021, vous appeliez à une véritable souveraineté robotique française. Qu’en est-il vraiment aujourd’hui, qui a véritablement pris conscience des enjeux au sein de l’appareil d’État et les initiatives sont-elles suffisantes ?
CK : Quand dans cette tribune on demandait une véritable souveraineté nationale, qu’est-ce que cela signifiait ? Un plan de route, avec une stratégie claire et définie, qui présenterait ce que la France souhaite pour la robotique, ce qu’elle veut faire pour et comment elle va accompagner les sociétés de robotique. La robotique devient très transverse dans tous les domaines d’activité. C’est un domaine très compétitif sur lequel il y a énormément d’innovations et d’enjeux de souveraineté, que ce soit pour la défense, l’agriculture et bien plus. On voit nos concurrents, ou en tout cas les puissances américaines, chinoises, ou même bien plus variées, comme la Turquie ou la Russie ne pas hésiter à investir des millions d’euros dans l’IA et la robotique, avec l’objectif clair de se doter d’un outil robotique fort dans différents secteurs d’activité. À l’époque de cette tribune, les phases d’accompagnement étaient assez timides, il n’y avait pas vraiment de pan robotique qui se dessinait, vraiment tracé de manière claire. On a vu les récentes annonces du chef de l’État qui annoncent une vision à 2030 avec un plan de relance à 800 millions. On en est très content. Est-ce que ce sera suffisant ? On ne sait pas, en tout cas on attend de le voir. Il est encore trop tôt pour juger.
PIE : Vous expliquer notamment que, plus que les subventions d’un secteur, ce sont les contrats remportés qui importent pour la réussite d’une entreprise. Une stratégie offensive de ce genre est-elle possible en France ?
CK : Tout à fait, c’est effectivement l’analyse factuelle des choses. Déjà, trop souvent en France, je dirais que la tendance, quand une start-up se crée, est de projeter dessus un mille-feuille administratif, au travers de la CCI, de la BPI, de l’aide en région, de la CDA… La lecture de l’analyse par un lecteur qui ne viendrait pas du monde institutionnel peut alors être compliquée. Et au-delà de ça, le premier message est d’aller vite chercher des subventions. Or la subvention n’est pas la clef pour une entreprise. Une entreprise doit vivre de son chiffre d’affaires, c’est-à-dire trouver des contrats, se battre pour et livrer. Une entreprise française ne pourra vendre à l’export que lorsqu’elle aura remporté des contrats sur son territoire national et son marché domestique. On ne peut aller vendre à l’étranger en se vantant de ses subventions, ça n’a aucune valeur. En Asie, aux USA, en Israël, sur tous ces marchés très compétitifs, dans les appels d’offres on vous demande quel est votre track record, votre core case, où vous avez vendu, quelles sont vos preuves, pas si vous avez des subventions. Une subvention c’est bien pour une société de l’ancien monde où l’on fait vivre pendant sept ans une entreprise sous perfusion qui – c’est malheureusement le constat – périclite dès qu’on les retire. Ce n’est pas une manière pérenne de procéder. Plutôt que de distribuer des subventions, il faut que l’institution ou l’organe d’État concerné, quel qu’il soit, propose des contrats sur lesquels on puisse se positionner, en revendiquant vouloir se doter d’outils robotiques qui permettent de sauvegarder sa souveraineté et en faisant travailler des entreprises françaises ou européennes.
PIE : En conclusion, quels sont les projets et futurs axes de développement de Shark Robotics au regard du marché et de la concurrence actuelle ?
CK : Principalement de maintenir notre leadership dans le domaine de la sécurité incendie, dans lequel on s’est fortement développé. Comment ? Par l’innovation. Dans la robotique les choses bougent très vite. Cela veut dire, d’un point de vue défensif, notamment se constituer une enveloppe de brevets, de manière à verrouiller les marchés. On ne les dépose pas pour rien mais pour mettre des barrières très fortes sur ces marchés et éviter que ces derniers ne soient accaparés par les acteurs étrangers, chinois ou américains. D’un point de vue offensif, cela veut dire redoubler d’effort pour aller conquérir des marchés étrangers, grâce à des veilles réglementaires et concurrentielles très performantes et surtout grâce à un réseau d’informateurs et d’informations sur ces marchés, pour aller marketer le plus justement possible le produit, obtenir de l’information concurrentielle, essayer de livrer le plus de produits et remporter des marchés le plus rapidement possible. En résumé, aujourd’hui nos axes de développement sont : maintenir notre leadership, renforcer notre présence à l’international et industrialiser nos productions pour répondre à la demande.
Propos recueillis par Hubert Le Gall
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