Trente ans après le rapport Martre et vingt ans après le rapport Carayon, le Colloque de l’Intelligence économique fait le bilan des avancées de la discipline aujourd’hui forte d’un nouvel élan étatique. Les fondateurs et experts de l’IE des quatre tables rondes sont revenus sur les difficultés majeures rencontrées ces dernières années autour de la gestion de l’information stratégique entre les acteurs économiques. Repoussant la logique de sécurité et de protection à la promotion des intérêts français, les réflexions et débats du 8 avril 2024 ont brossé une vision pragmatique du monde de compétition contestation affrontement actuel, proposant des stratégies concrètes pour une politique nationale d’intelligence économique propice à la compétitivité et la souveraineté de la France
Animée par François Jeanne-Beylot, la seconde table ronde sur Les réussites de l’IE en France fut l’opportunité de rassembler d’éminents praticiens et experts de l’IE en France : Alexandre Hollander d’Amarante International, Olivier Dellenbach de Chapsvision, Emmanuel Pitron de l’ADIT et Olivier de Maison Rouge, avocat en Intelligence Juridique. Ce fut notamment l’occasion de mettre en évidence les avancées en matière d’IE dont la France peut se prévaloir, ainsi que les axes d’amélioration pour l’avenir. Les intervenants ont notamment échangé au sujet des mutations du monde de l’IE en France, la place du droit et des données comme outils de guerre économique et l’importance d’une politique publique-privée adoptant une vision offensive.
Le monde de l’intelligence économique en France : une prise de conscience générale
Depuis 30 ans, les acteurs politico-économiques liés à l’IE ont fortement évolué. Nous pouvons l’observer à l’échelle des entreprises où nous retrouvons de plus en plus de secteurs intégrant des « réflexes IE ». Les dirigeants de ces secteurs (managers, cadres…) vont rechercher de plus en plus de profils spécialisés IE, dotés de compétences spécifiques comme l’OSINT par exemple. Comme l’indique Alexandre Hollander (Amarante Internationale) « Tous les grands patrons du CAC 40 ont le vernis minimum en matière d’IE et sont conscients des risques auxquels sont confrontées leurs entreprises ».
En ce sens, l’IE est devenu un secteur d’activité à part entière. Les acteurs de l’IE ne sont désormais plus seulement dans une démarche défensive, ils commencent timidement à adopter une démarche offensive. Il y a 30 ans, l’objectif pour les entreprises était d’assurer la meilleure veille technologique. Aujourd’hui, on parle de capacité de détection de menace et d’intégration de guerre informationnelle.
La donnée, l’or noir du XXIe siècle
La discussion s’est ensuite orientée autour de la donnée. La donnée est considérée comme « l’or noir du XXIe siècle. Une donnée récupérée par un concurrent peut très vite venir compromettre un acteur économique. Sa préservation représente donc un enjeu considérable pour les entreprises. Cela est notamment dû au fait que l’open source permet d’avoir accès à des ressources insoupçonnées. L’intelligence artificielle permet quant à elle d’augmenter considérablement le volume d’information disponible et permettra un jour son traitement.
Sur cette question cruciale de la protection de données, la réglementation a été plutôt mouvementée ces quinze dernières années : en 2012 apparaît le dispositif PPST (protection du potentiel scientifique et technique) dans le cadre de la protection de la donnée. Ce dispositif est assuré par des ZRR (zones à régimes restrictifs). En 2014, la loi Godfrain est révisée. Elle porte atteinte à la réplication des données. En 2018 l’Europe devient un marché unique de la donnée en se dotant du RGPD (Règlement général sur la protection des données) et parvient enfin à jouer à armes égales avec les géants du numérique étranger. Cependant ces réglementations ne font que définir des interdits. Il est nécessaire de déterminer un cadre défensif et offensif autour des données. Comme l’expliquait Olivier Dellenbach, « il n’y a pas de cadre légal permettant de collecter l’information. La technologie n’est freinée que par un cadre juridique inexistant ». Cette lacune entrave non seulement l’innovation mais limite également les possibilités d’action proactive. Il est donc primordial de repenser le cadre juridique pour permettre une utilisation plus offensive des outils disponibles.
Les conditions pour une montée en puissance de l’IE en France
L’Intelligence Économique (IE) est un domaine en constante évolution, nécessitant une adaptation continue pour répondre aux défis complexes du paysage économique mondial. Pour maximiser son efficacité, plusieurs axes de montée en puissance ont été identifiés lors du colloque, mettant en lumière la nécessité d’une utilisation plus offensive du droit, d’une collaboration accrue entre acteurs publics et privés, ainsi que d’une meilleure formation et sensibilisation des acteurs de l’IE.
L’Utilisation du droit comme outil offensif
Le droit, loin d’être seulement défensif, peut devenir un outil stratégique pour l’IE. L’utilisation du droit dans le monde de l’IE se décline sous différents aspects : les lois sur l’extraterritorialité, la normalisation et les règles de conformité. L’extraterritorialité du droit américain n’est plus une inconnue pour une majorité d’acteurs économiques français ; elles ont compris la nécessité de se protéger de ces lois extraterritoriales. D’une certaine manière, l’extraterritorialité des lois américaines constitue une vraie opportunité dans la mesure où elle force les entreprises françaises à se tourner vers les outils d’IE. Pour cela, certaines entreprises commencent même à se doter de « juristes stratèges ». Ces juristes travaillent avec une approche « par le risque ». Cela demande d’être à la fois défensif et offensif. Le droit devient un instrument à « utiliser, contourner, dénaturer pour satisfaire des ambitions géoéconomiques », soit un véritable instrument de souveraineté.
En outre, les entreprises doivent être rassurées et accompagnées pour exploiter pleinement les moyens disponibles. Comme le souligne Emmanuel Pitron, « Il existe déjà des outils, même des outils d’extraterritorialité, permettant d’être dans une logique offensive. Mais les acteurs économiques français et européens n’y vont pas.»
Une Collaboration Public-Privé
Alain Juillet l’a rappelé dès la première table ronde, l’un des obstacles au développement de l’IE en France est la «difficile coordination entre les différents acteurs publics [dans le but] d’en faire naître de l’information. »
Une meilleure coordination entre les acteurs publics et privés est essentielle pour renforcer la sécurité économique et promouvoir les intérêts nationaux. Cela implique une coopération étroite pour protéger les petits acteurs dans les zones à risque et promouvoir une approche conjointe de la promotion des intérêts économiques français. Alexandre Hollander affirme qu’aujourd’hui « les entreprises comme Amarante Internationale sont présentes sur des territoires toujours plus conflictuels, notamment en Afrique où l’État français est de moins en moins présent. » Il est donc impératif que l’État assure toutes ces entreprises de son soutien, tout particulièrement pour les PME et TPE. « C’est un point à améliorer pour pouvoir compter sur une meilleure exportation des systèmes français ».
Formation et Sensibilisation
La formation et la sensibilisation des acteurs de l’IE sont des éléments clés pour renforcer la résilience des entreprises face aux menaces économiques. Emmanuel Pitron explique qu’il est difficile de « faire comprendre à des ingénieurs qu’ils ne pourront plus partager librement leur information, puisque réfléchir dans un système hyper concurrentiel est un changement de paradigme » pour un individu travaillant pour une cause globale telle que la science.
Il est nécessaire de former tous les métiers et les managers à l’IE pour qu’ils puissent comprendre et anticiper les risques. Olivier Dellenbach pointe du doigt le fait que « les analystes et les consultants sauront faire 10 fois plus vite ce que font les consultants aujourd’hui. Mais comment les utiliser ?». C’est pourquoi réfléchir à la manière d’utiliser efficacement ces ressources humaines et technologiques est essentiel pour tirer le meilleur parti de l’IE.
Ainsi, pour que l’IE atteigne son plein potentiel, il est impératif de repenser le cadre juridique, renforcer la collaboration entre acteurs publics et privés, et investir dans la formation et la sensibilisation des acteurs de l’IE. Ces actions permettront de renforcer la sécurité économique et de promouvoir les intérêts français sur la scène internationale.
Paul Lecomte et Marin Lancrenon pour le Portail de l’IE
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