Le F-35 Lightning II est un programme d’avion de chasse multirôle de Vème génération destiné à être un des prochains fleurons de l’aviation militaire mondiale. Néanmoins, les nombreux déboires techniques et retards qu’il rencontre provoquent diverses critiques, voire une remise en question par certains alliés politiques de leur participation au programme. Ces difficultés peuvent-elles bénéficier aux industriels européens?
Un programme trop ambitieux ?
Lancé depuis près de 20 ans, le F-35 (ou Joint Strike Fighter) peine à convaincre en raison des nombreuses polémiques (augmentation constante des coûts, problèmes récurrents de performance et de sécurité) qui l’entourent, alors même que l’avion devrait normalement entrer en service fin 2015/début 2016 et ne devrait être déployé qu’à partir de 2017. Il s’agit d’ailleurs du programme d’armement le plus cher du monde (400 milliards de dollars investis), au point que Pierre Sprey, l’un des pères du F-16 et du A-10 Thunderbolt II, considère le F-35 comme un « désastre irrécupérable ». Dans une interview accordée à CBC News, en 2014, il explique que l’idée même du Joint Strike Fighter (JSF) est une «erreur»: il est impossible de concevoir, selon lui, un avion totalement multi-rôle. L’avenir nous dira s’il avait raison. Ce qui est certain, c’est que les concepteurs ont dû déjà voir certaines de leurs prétentions à la baisse.
Les conséquences d’un éventuel retrait canadien
Par ailleurs, un nouvel élément pourrait davantage perturber l’avancée et la finalisation du projet: la victoire du Parti libéral au Canada. L’élection récente de Justin Trudeau en tant que Premier ministre pourrait faire l’effet d’une bombe et avoir potentiellement des répercussions sur l’avenir du F-35. Au cours de sa campagne, celui-ci a en effet promis que sa patrie se retirerait du programme et annulerait la commande effectuée par le précédent gouvernement pour des raisons officiellement financières. Le Canada, pourtant allié loyal des États-Unis, serait le premier pays à prendre une telle décision. La question qui se pose alors est la suivante : pourrait-il y avoir un effet « domino » ? D’autres partenaires mécontents du déroulement des tests ou qui seront déçus du résultat final suivront-ils la voie entre-ouverte par l’actuel leader du parti libéral canadien ? Pour l’instant, l’éventualité d’un retrait canadien ne semble pas avoir eu un quelconque impact sur les commandes des autres nations. Toutefois, des renégociations sur les prix sont déjà envisagées par certaines d’entre elles.
Plus encore, Justin Trudeau a mentionné qu’il compte lancer un nouvel appel d’offres pour remplacer les CF-18 et que le F-35 ne pourra logiquement pas y participer. Des avions de chasse européens comme le Rafale, le Gripen (disposant de technologies américaines) ou encore l’Eurofighter pourraient en profiter. À ce titre, il n’est pas anodin que l’entreprise aéronautique française Dassault Aviation et son PDG Eric Trappier gardent un œil attentif sur ce qui est en train de se passer sur place. Dans les années à venir, de nombreuses forces aériennes devront se moderniser et plusieurs États commencent déjà à faire de plus en plus attention à leurs dépenses. Des avionneurs comme Airbus, Dassault ou encore Saab ont des chances de profiter de cette situation, puisqu’ils proposent des avions de chasse technologiquement avancés et moins chers. Néanmoins, le soutien des gouvernements européens s’avérera nécessaire pour contrer les actions d’influence des États-Unis, sachant que ces derniers ne vont certainement pas se laisser faire. L’achat d’avions de combat étant avant tout un choix politique (avant d’être militaire, financier ou industriel), ils vont logiquement utiliser tous les moyens à leur disposition pour éviter que le Canada sorte du programme et que d’autres pays suivent. Les Américains s’assureront également que des entreprises étrangères concurrentes ne tirent pas parti (ou le moins possible) d’éventuels retraits de partenaires et des annulations ou réductions de commandes, voire de suspensions.
Un changement de gouvernement est rarement anodin et les répercussions sur des dossiers sensibles doivent être anticipées, du moins envisagées. L’intelligence économique peut y aider.
De l’utilité d’une démarche d’intelligence économique dans le cas du F-35
Celle-ci pourrait s’articuler autour de deux volets :
– La mise en place d’une veille stratégique consistant à surveiller, dans un premier temps, les principaux protagonistes impliqués et ainsi cerner l’impressionnant réseau qui gravite autour du F35. Outre Lockheed Martin, BAE Systems et Northrop Grumman qui ont été à l’initiative du programme, plus de 600 sous-traitants et une trentaine de pays participent à la conception du JSF. L’objectif de cette veille est plus concrètement de repérer, puis de suivre, les partenaires et/ou les clients connus qui hésitent encore (ou qui peuvent potentiellement remettre en question leur désir d’acheter des F-35). Au-delà du Canada, des pays comme le Danemark (arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement en mi-2015) n’excluent effectivement pas la possibilité d’acheter par exemple l’Eurofighter Typhoon ou le Rafale à la place. Certains partis politiques restent opposés à l’acquisition de F-35. Savoir lesquels, connaître les dates d’élections et veiller sur l’actualité politique à ce sujet peut donc s’avérer payant. La connaissance acquise par cette activité peut permettre aux avionneurs européens de trouver de nouveaux débouchés pour leurs avions (ou équipements) et de placer leurs pions plus rapidement.
– La mise en place d’une stratégie et d’une communication d’influence adaptées: celles-ci passent d’abord par l’identification des « Key Decisions Makers » (principaux décideurs) réfractaires ou réticents au programme afin de pouvoir les approcher plus facilement. Le recours à l’influence devrait s’appuyer plus sur le lobbying que sur le Social Learning[1], même si ce dernier permettrait d’influencer l’opinion publique (la base électorale) et donc les politiques indirectement. Un lobbying performant suppose une bonne anticipation, une bonne connaissance de la situation, une stratégie élaborée et un savoir-faire en matière de communication. Aussi, toute entreprise doit-elle prendre conscience de l’importance de “chasser en meute” et de trouver des soutiens. Pour convaincre les interlocuteurs, certains arguments peuvent être avancés: le refus du gouvernement américain d’accorder un transfert de technologies liées au F-35 et pourtant, de temps à autre, promises à certains pays (comme la Corée du Sud); la mise en valeur d’appareils technologiquement avancés qui ont déjà fait leurs preuves sur le terrain et moins chers à l’unité pour l’instant (comme le Rafale); le surcoût du programme qui profite indirectement aux Américains; l’augmentation du prix du JSF en cas de retrait effectif du Canada (un million de dollars supplémentaire par avion), etc. Dans tous les cas, la stratégie et la communication d’influence ne doivent pas se focaliser uniquement sur la supériorité supposée ou réelle des produits et des services.
En plus des États-Unis, de nombreux pays participent d’ailleurs au programme JSF en raison des retombées financières que cela représentera pour eux. Cet aspect que toute démarche idoine d’IE doit prendre en compte est mis en valeur par le schéma ci-dessous:
Credits : Skye Gould/Business Insider
D’un point de vue étatique, le recours au « soft power » ou au « smart power » peut servir à arc-bouter les entreprises dans leur quête d’obtention de grands contrats à l’export.
Pour conclure, certains ne l’ont pas oublié: l’élaboration du F-35 a en partie réussi à entraver l’industrie de défense européenne et la R&D de nombreux pays. Par exemple, le projet d’un second porte-avions franco-anglais a été largement compromis (suspension de la coopération en 2008) par la participation de la Grande-Bretagne au programme JSF. Ainsi malgré les doutes qui entourent le F-35, le contrôle exercé par les États-Unis sur l’Europe occidentale en matière d’aéronautique militaire se fait toujours sentir.
Origine des avions de combat en Europe (crédits : Clément Lebœuf)
[1] Méthode de conquête des marchés fondée sur la prescription des modes de pensées
Nicolas de Turenne