Dans un contexte de numérisation de l’économie, de sensibilisation à la neutralité du net et à la protection des données, les grands groupes souhaitent proposer des solutions plus sécurisées à leurs clients. Cette mutation de l’économie engendre une modification ou un ajustement de leurs stratégies. C’est dans cette optique que, le 28 novembre dernier, Atos fait une offre d’achat à Gemalto, leader mondial des cartes à puce, en lui proposant 46 euros par action soit un montant de 4,3 milliards d’euros, et annonce publiquement son Offre Publique d'Achat (OPA) le 11 décembre. C’est alors que le chevalier blanc1 Thales surgit avec une contre-offre de 51 euros par action, soit un montant total de 4,8 milliards d’euros et vient couper l’herbe sous le pied d’Atos, qui avorte son opération quelques heures après l’annonce du rapprochement entre Thales et Gemalto le 17 décembre. Thales, à travers cette acquisition, lance un message fort : conquérant, le groupe compte bien se positionner comme l’un des acteurs majeurs de la sécurité digitale.
Issue de la fusion en 1998 entre Alcatel, Dassault Électronique et Thomson CSF, Thales est une société spécialiste des hautes technologies dans les secteurs de l’aérospatial, des transports, de la défense ou encore de la sécurité. Exerçant dans 56 pays, elle emploie plus de 64 000 salariés. Atos, entreprise opérant dans le domaine du service numérique, est créée en 1997 et est aujourd’hui présente dans 72 pays. Atos et sa filiale Worldline sont spécialistes du cloud, de la cybersécurité, du supercalcul et du paiement sécurisé en ligne. Le groupe emploie environ 100 000 personnes. Les chiffre d’affaires, en 2016, de ces entreprises sont respectivement de 14,9 milliards d’euros pour Thales et 12 milliards d’euros pour Atos.
Pour étendre leurs activités dans la sécurité numérique, Thales et Atos convoitaient tous les deux Gemalto en cette fin d’année 2017, spécialisée dans les cartes à puce et dans la conception de logiciels de sécurité pour les entreprises, les établissements bancaires et les États. Présente dans plus de 180 pays, l’entreprise est née en 2006 de la fusion entre Gemplus et Axalto. Elle a vu son activité et son chiffre d’affaires croître de 40% en moins de 5 ans jusqu’en 2016.
Mais tout s’enchaîne très vite au cours de l’année 2017. La régression du marché des cartes SIM, cœur de métier de Gemalto, entraîne une baisse de 42% de sa valeur boursière et la conduit à mettre en place un plan d’économie de 50 millions d’euros avec une réduction de son effectif de 10%, soit une suppression de 288 postes.
Le rapprochement stratégique de Thales
Après le rejet de l’offre d’Atos par le conseil d’administration de Gemalto pour cause de sous-estimation de la valeur de la firme, Thales bondit sur l’opportunité et se rapproche du leader des cartes à puce. Le rapprochement des deux groupes n’est pas anodin car ils travaillaient déjà discrètement ensemble depuis l’automne 2017 en vue d’une telle opération.
Dans sa vision stratégique, Thales compte donner une autre dimension à ses activités en mettant l’accent sur la sécurité et la protection des données numériques de ses clients. C‘est donc naturellement que le groupe se tourne vers Gemalto en difficultés et complémentaire avec lui.
Ainsi, des échanges naissent entre les deux géants avec des rencontres entre leur dirigeant Patrick Caine (Thales) et Philippe Vallée (Gemalto). Dès que le principal actionnaire de Thales, Dassault Système, donne son feu vert au rachat, le groupe passe à la vitesse supérieure. Les négociations commencent le 12 décembre avant même le rejet de l’offre de l’offre d’Atos le 13 décembre afin de parvenir à un rapprochement. Le 17 décembre, les deux entreprises annoncent le succès de l’opération et Atos est mis hors-jeu dans la foulée.
La création d’un leader mondial de la sécurité digitale
L’acquisition de Gemalto permet de créer de facto un leader mondial de la sécurité numérique. Cela renforce l’offre numérique de Thales qui ne cesse d’investir dans ce domaine depuis plusieurs années avec plus d’un milliard d'euros investi dans la connectivité, la cybersécurité, le big data et l’intelligence artificielle en rachetant les spécialistes Sysgo, Vormetric et Guavus.
La société détient donc un portefeuille exceptionnel et unique de technologies de pointe dans l’univers de l’Internet des Objets (IoT), des télécommunications mobiles et du cloud. En effet, Thales acquiert des solutions idoines en matière de sécurité des données, qui est l’enjeu majeur de la transformation numérique de même qu’elle est étroitement liée à question de la neutralité du net.
Cette acquisition renforce également la puissante R&D du groupe avec désormais plus de 28 000 ingénieurs et 3 000 chercheurs. Quant à son chiffre d’affaires, il atteint désormais les 3,5 milliards d’euros sur un marché de la sécurité numérique en pleine croissance et place de ce fait Thales parmi les trois principaux acteurs de ce marché.
Un rapprochement conditionné à de multiples engagements
La conclusion de cet accord entre les deux géants est soumise une pléthore d’engagements. Thales s’engage à ne pas supprimer d’emplois et doit continuer à opérer sous le nom de Gemalto. En outre, les employés touchés par le plan social de Gemalto avant son acquisition devront bénéficier des mêmes plans d’emploi et programme de mobilité que ceux de Thales.
Thales ne compte pas ébranler la politique de dividende au sein de Gemalto et s’engage à porter une attention particulière à l’ensemble de ses parties prenantes, des actionnaires aux syndicats du personnel. Enfin, la mise en place d’un comité d’intégration est prévue pour les employés de l’entreprise acquise.
Toutes ces conditions sont mises en œuvre pour une période de deux ans, et sont surveillées par un comité d'administration composé de deux personnes chargées de leur mise en application. Le non-respect de l’un de ces engagements engendrerait le vote négatif du comité quant à la poursuite de l’opération.
Enfin, l’accord est soumis à une clause de « meilleure offre ». Ainsi, si un autre chevalier blanc se présente avec une offre de 9% supérieure à celle de Thales, elle sera acceptée, entraînant une rupture du contrat précédent. Cependant, Thales gardera la possibilité de surenchérir, avec, le cas échéant, une indemnisation de 60 millions d’euros soumise à un engagement de non-débauchage des employés de Gemalto. Les autres conditions de l’offre sont entre autres :
- Un seuil de renonciation fixé à 67% des actions Gemalto ;
- L’absence de tout événement défavorable significatif ;
- L’absence de toute violation significative de l'accord de rapprochement ;
- L'absence de toute offre supérieure.
En somme, le rapprochement entre Thales et Gemalto est, à n’en point douter, une bonne opération : elle va permettre de renforcer l’offre numérique du groupe acquéreur et de lui ouvrir l’accès à un marché de la sécurité digitale en pleine croissance. Pour la France, cette annonce est de bon augure car le pays souhaite protéger ses secteurs stratégiques contre les rivaux de pays extérieurs et intérieurs à l’Union européenne.
Il ne faut toutefois pas oublier les multiples contraintes auxquelles Thales doit se soumettre durant deux ans. Aussi, à la suite de ce rapprochement, l’agence de notation Standard and Poor’s a placé la note « A – » de Thales sous surveillance négative et pourrait la baisser jusqu’à deux crans. L’agence a mis en exergue la mise à mal du processus de désendettement de Thales à la suite de cette acquisition. Par ailleurs, d’autres points restent à régler après cette opération qui doit être validée par les autorités de la concurrence européenne et américaine ainsi que par les autorités des marchés financiers française (AMF), néerlandaise (AFM) et américaine compte tenu de la présence de leurs activités dans ces pays.
Pendant ce temps, Thales et son président Patrick Caine peuvent commencer à préparer leur stratégie de bonne conduite afin de passer haut la main ce « galop d’essai » de deux ans, et faire de cette acquisition l’une des plus brillantes opérations qui soient.
Loukman Konaté
1 : Un chevalier blanc, en droit financier, est une personne ou un groupe financier qui vient en aide à une entreprise ou à un holding visé par une OPA hostile (source: Wikipédia).