[JdR – CR] Transferts internationaux d’armements : état des lieux du marché et des risques ? (1/2)

Stéphane Audrand est consultant indépendant depuis 7 ans. Il a une expérience de 10 ans dans la banque sur les sujets de risques opérationnels, de contrôle interne et de RSE. Il se spécialise dans le contrôle des risques extra financiers dans des secteurs comme l’armement, le nucléaire, l’énergie ou les droits de l’homme dans les entreprises. Il est officier de réserve depuis 18 ans et traite de lutte contre les trafics et la prolifération des armes de destruction massive.

            I – Les armes : de quoi parle-t-on ?

 

Les armements conventionnels sont définis dans la Liste commune des équipements militaires de l’Union européenne, ou encore dans le traité sur le commerce des armes. Il est nécessaire de différencier les armements conventionnels des Armes de Destruction Massive (ADM -nucléaire, chimique, biologique).

 

            II – Les chiffres du commerce des armes

 

Les chiffres liés au commerce des armes doivent nécessairement être relativisés en fonction de leur source, du caractère souvent secret des transferts d’armements et de l’opacité des prix.

En 2017, les transferts représentaient 88 milliards de dollars de flux. Cette valeur est une estimation réalisée par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), qui émet toutefois des réserves, du fait des problèmes de transparence sur le volume ainsi que des prix unitaires. Ce montant représente 0,44% de la valeur du commerce international, en comparaison des chiffres de l’OMC qui s’élèvent à 19 500 milliards de dollars par an d’exportations. Le commerce des armes représente 4,8% de la dépense militaire mondiale. Ce faible pourcentage s’explique par le fait que les dépenses les plus importantes sont celles liées aux salaires, au maintien en condition opérationnelle (MCO) ainsi qu’à l’autoconsommation. 

La thèse de la « course à l’armement » actuelle doit être également relativisée. En effet, si les budgets militaires sont en hausse, en comparaison avec la hausse des richesses mondiales les dépenses militaires ne représentent que 2% du PIB mondial. Nous revenons alors aux tendances du 19ème siècle. De plus, les États qui ont les plus fortes dépenses militaires ne sont pas ceux qui investissent la plus grande part de leur budget dans l’armement (3% du PIB pour les dépenses militaires étatsuniennes contre 8,8% pour l’Arabie saoudite).

Enfin, ce marché fait face à une forte concentration. 5 pays représentent 75% des exportations et 5 pays 35% des importations. Ces États sont différents mis à part l’exception de la Chine.

 

            1 – Qui sont les plus importants exportateurs ?

 

La domination étatsunienne est réelle, tant en valeur qu’en volume, grâce à son complexe militaro-industriel structuré. Ils disposent de coûts unitaires compétitifs avec des productions de qualité et l’export des armements bénéficie de la position de pivot d’alliances. En effet, les États-Unis utilisent leur diplomatie de défense pour servir la vente, voire le don, d’armes. Ils représentent près d’1/3 du commerce des armes en valeur monétaire.

Pour la Russie, les transferts d’armements sont une condition de survie et de redressement économique et constituent donc un sujet existentiel, d’autant plus qu’ils lui fournissent des devises. L’industrie de l’armement a été un moteur central du redémarrage industriel russe après la chute de l’URSS, avec l’industrie gazière.

En outre, la Chine est un grand exportateur qui se dévoile peu à peu. En réalité, son poids est déjà bien plus important que ce que les classements estiment, du fait de son caractère opaque.

Ensuite viennent les Européens et leur éparpillement. L’addition ne fait pas l’union et encore moins la force. Les situations de coopétitions, voire de compétitions, font que les États européens pèsent en réalité moins que la somme de leurs parties (qui ferait 20% des exportations).

Toutefois, il est important de rappeler que tous les États exportent de l’armement. En effet, grâce au mécanisme des « offsets », les pays historiquement importateurs développent leurs exportations. Dès lors, la concurrence ne fait que croître. Toutefois, les flux restent encore centralisés autour des pôles « est-ouest » du fait des liens historiques.

Au niveau des importateurs, la Chine, l’Inde et les États du Proche-Orient sont les plus importants mais certains développent leurs industries comme mentionné au paragraphe précédent.

 

            2 – Le cas français

 

Depuis 2015, les commandes faites à la France sont estimées entre 6 et 7 milliards d’euros par an. Elles représentent entre 30 et 40% du chiffre d’affaires de l’industrie de défense française, et 1,5% des exportations, pourcentage élevé en comparaison de l’échelle mondiale.

Les entreprises diversifiées de la base industrielle et technologique de défense (BITD) représenteraient jusqu’à 20% des exportations françaises (en comptant la part civile de leur chiffre d’affaires), avec un taux de couverture de 300% des importations pour l’armement. De plus, les transferts d’armements représentent entre 40 000 emplois directs alimentant l’export et 160 000 à 200 000 pour l’industrie de défense.

 

            3 – Qui sont les grands industriels de la BITD ?

 

Les cinq premiers sont Lockheed Martin (USA), Boeing (USA), Northrop Grumman (USA), Raytheon (USA) et l’AVIC (Chine). 

Les États-Unis disposent d’une réelle hégémonie avec 41 entreprises dans le classement des 100 plus grandes. La Chine a pénétré le classement avec 8 entreprises alors que les russes en disposent de 5. 26 entreprises européennes sont présentes mais ce chiffre est à relativiser du fait de 10 britanniques. La France dispose de 5 entreprises dans ce classement.

Il est à noter cependant que ce classement repose sur la valeur. Or, les armes occidentales sont chères. Par exemple, un VBCI français coûte environ 4 millions d’euros alors qu’un ZSL-92 chinois environ 600 000 euros. De plus, il n’existe pas de liens entre la valeur d’une arme et les dommages causés aux populations civiles.

 

            4 – Une réflexion sur la valeur : l’exemple des armes légères de petits calibres (ALPC)

 

Les chiffres précédemment cités, issus du SIPRI, ne prennent pas en compte les ALPC qui représentent pourtant près de 50% des morts violentes dans le monde et 90% des pertes civiles dans les conflits armés.

De plus, les exportateurs d’ALPC ne sont pas les mêmes que ceux exportant d’autres armements conventionnels à l’exception des États-Unis, de la Chine et de la Russie. On trouve ainsi l’Autriche, le Brésil, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne ou la Corée du sud dans les principaux exportateurs d’ALPC. Peu chères, faciles d’emploi et durables, elles font l’objet d’un trafic important et la violence armée peut être corrélée aux stocks d’ALPC dans les pays émergents.

Dès lors, il ne saurait y avoir de lien linéaire entre la valeur d’une arme et les souffrances qu’elle inflige dans le monde.

 

            III – Pourquoi transférer des armements ?

 

Avant 1989, le transfert d’armements était un acte par essence politique, structurant pour la logique de bloc. Les industries de défense n’avaient par ailleurs pas besoin de l’export pour fonctionner.

Or, si de nos jours le transfert est toujours un acte politique, il est également un acte économique. L’exportation est devenue nécessaire à la suite de l’effondrement des budgets (notamment en Europe), à la privatisation des industries ainsi qu’à l’étalage des commandes nationales.

 

Les exportations servent alors à :

  • Maintenir l’indépendance de l’industrie de défense d’un État
  • À faire tourner les chaînes de production pour éviter les pertes de compétences
  • Réduire les coûts unitaires
  • Avoir une capacité à nouer des partenariats (alliances, communauté d’utilisateurs, bases, entraînements…)
  • Bénéficier du RETEX d’autres utilisateurs pour disposer du label « combat proven »
  • Pour jouer un rôle dans les mécanismes de sécurité collective
  • Pour ne « pas laisser la place aux autres »

 

Toutefois, le transfert reste toujours un acte éminemment politique.

 

Compte-rendu réalisé par Timothé Lopez

 

(suite et fin le 12 décembre 2019 – 14h)