Suite et fin du [CR] de la conférence du 26 novembre 2019 dernier.
Stéphane Audrand est consultant indépendant depuis 7 ans. Il a une expérience de 10 ans dans la banque sur les sujets de risques opérationnels, de contrôle interne et de RSE. Il se spécialise dans le contrôle des risques extra financiers dans des secteurs comme l’armement, le nucléaire, l’énergie ou les droits de l’homme dans les entreprises. Il est officier de réserve depuis 18 ans et traite de lutte contre les trafics et la prolifération des armes de destruction massive.
IV – Les risques des transferts d’armements
Les risques liés aux transferts dépendent de la partie concernée : industriel, État, militaire ou civil. Pour autant, ils ne sont pas dissociés et il existe un continuum dans ces risques.
En premier lieu, les risques sont les mêmes que le reste du commerce international : risque transactionnel, opérationnel, économique, financier. Toutefois, les transferts présentent également des risques spécifiques : corruption, risques liés aux licences, aux embargos et sanctions, aux détournements ou encore des risques humanitaires.
1 – Le risque de corruption
Pour les ONG, 40% de la corruption dans le monde serait liée aux ventes d’armes. Or, il est nécessaire de déconstruire ce mythe, sans pour autant nier la gravité de ce risque. Transparency International cite comme source de ce pourcentage le SIPRI, qui cite lui-même un article de 2005 de Joe Roeber, qui justifie ce chiffre d’un entretien informel avec un agent de la CIA en 1997.
Pour autant, le risque est important, comme l’ont montré de nombreux scandales. Il est facilité par le secret défense, les relations de proximité entre les militaires et les industriels ou l’export vers des pays au pouvoir judiciaire moins développé, qui peuvent faciliter la dissimulation. Si ces facteurs ne sont pas générateurs de corruption en eux-mêmes, ils peuvent augmenter le risque, surtout au niveau des acheteurs. Toutefois, il a diminué chez les grands groupes occidentaux qui ont pris le sujet au sérieux.
Lié à la corruption, un autre risque concerne les « offsets ». Il s’agit des compensations à l’exportation. Interdites par l’OMC et l’UE, des dérogations existent pour le commerce des armements. Historiquement, dans le domaine des armes, le champ de ces dernières est large (par exemple avec l’ouverture des marchés américains à la charcuterie danoise). De nos jours, ces compensations prennent la forme d’investissements directs à l’étranger (IDE), qui sont des réinvestissements de la somme gagnée dans le pays acheteur, mais aussi de transferts de technologies.
Le problème est que ces compensations peuvent être hors de contrôle et liées à des risques de corruption. En effet ces dernières peuvent parfois atteindre 4 à 5 fois le volume des échanges d’armes. Si un lien de corrélation ne signifie pas causalité, nous pouvons cependant constater que les États qui demandent le plus d’offsets sont également les États où l’indice de corruption est le plus fort.
Les intermédiaires sont indispensables mais peuvent également être sources de risques du fait de la diversité de rigueur des législations nationales dans l’identification de ceux-ci (manque de registres du commerce, de codes d’activité, d’annuaires d’entreprises, de codes d’enregistrement…). Or, leur rôle s’accroit avec l’émiettement de l’offre et de la demande.
2 – Les licences : un « droit de l’export » ou un « droit à exporter » ?
En France, il est interdit de produire, d’importer, d’exporter ou de détenir quelconque matériel de guerre à moins de disposer d’une dérogation : la licence. Par suite, les industriels en France ne disposent pas de garanties de « droit à l’export » et ils ne peuvent contraindre l’État à donner ou enlever une licence.
La Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) donne un avis sur la licence que le Premier ministre est libre de signer ou non. Le Conseil d’État a qualifié cet acte « d’acte de gouvernement indissociable de la conduite des relations internationales de la France ».
Toutefois, les ONG relancent désormais le débat en se fondant sur l’argument que la France reconnaît depuis la Position commune de 2008, qui établit des critères de refus d’exportations d’armements, ainsi que le TCA, qui reprend la majorité de ceux-ci. Leur attaque en justice concerne non pas l’acte d’octroi de licence mais celui de la suspension, arguant que ce dernier n’est pas un « acte de gouvernement ». La procédure est actuellement devant le Conseil d’État après que le juge administratif et la Cour d’appel administrative aient débouté les ONG. La reconnaissance d’un statut administratif a un tel acte causerait des incertitudes aux industriels. En l’état, en tant qu’acte de gouvernement, il ne revient qu’à l’État d’assumer politiquement sa décision. Le basculement dans le régime administratif pourrait permettre à des ONG, mais aussi à des industriels concurrents, de faire annuler des licences par un tribunal administratif, voire de contraindre l’Etat à en octroyer.
Les incertitudes sur les licences existent également à propos des embargos. Ces-derniers prolifèrent, entre ceux décidés par le Conseil de sécurité des Nations Unies, par l’Union européenne ou encore du fait de sanctions unilatérales (américaines ou allemandes par exemple).
3 – Les risques liés aux détournements et aux trafics
Les trafics d’armes concernent principalement les ALPC et sont majoritairement destinés à la drogue et au crime organisé. Ils peuvent pour également servir à contourner les embargos et alimenter les conflits.
Ils s’élèveraient à près de 20% du marché mondial des armes en valeur, et jusqu’à 50% pour la valeur du commerce des ALPC. Les trafics de ce type d’armes font courir des risques sécuritaires et posent les enjeux de traçabilité des armements.
4 – Les risques humanitaires
Ce type de risque n’est pas simple, notamment du fait de l’opinion publique mouvante ou du type d’armes (ALPC). Par ailleurs, exporter ne signifie pas forcément utiliser. Il s’agit alors d’adopter une posture ni angélique ni cynique.
Pour limiter ces risques et appréhender ces enjeux, deux régimes juridiques sont appelés à s’appliquer en fonction du contexte. Le premier est le droit international humanitaire (DIH), qui régit la conduite des hostilités dans un conflit armé (qu’il soit international ou non international), le second concerne le droit à la légitime défense, consacré à l’article 51 de la Charte des Nations Unies.
En premier lieu, l’un des principes cardinaux du DIH est celui de la responsabilité du commandement. Ainsi, est responsable du respect des règles de la conduite des hostilités (principes de distinction, précaution et proportionnalité) l’utilisateur de l’armement. Cette règle fondamentale s’applique à tous les types d’armements, au sens des moyens utilisés pour mener une « attaque » définie à l’article 49 du Protocole additionnel I de 1977 aux Conventions de Genève de 1949, sans avoir besoin de cibler un type précis d’armes.
En second lieu, le principe de la légitime défense pose la question suivante : refuser de vendre, est-ce toujours éthique ? En effet, historiquement les États répondent parfois à un conflit armé par un embargo sur toutes les parties. Or, celui-ci peut avantager une partie qui agit de manière contraire au droit international (comme pour le conflit Italie et Abyssinie de 1935, la guerre civile espagnole de 1936…). L’inaction est également un choix.
D’autres instruments juridiques sont appelés à s’appliquer mais ne sont pas exempts de potentielles incertitudes tels que le TCA ou encore les traités sur des types d’armements spécifiques comme le traité d’Ottawa sur les mines antipersonnel. De plus, la multiplication de ces instruments présente des limites en ce que les États parties, à l’exception des Européens, ne sont pas les plus grands exportateurs d’armements. L’universalité des traités est à rechercher mais présente un risque qu’est celui du paradoxe de la transparence : est attaqué, celui qui déclare.
Enfin, d’autres incertitudes naissent du fait du développement du droit international concernant les entreprises, qui risquent de déresponsabiliser les États. Un processus d’élaboration d’un traité sur le thème de « Business and Human Rights » est en cours depuis 5 ans à Genève. L’armement commence à être évoqué et les entreprises pourraient se voir directement attaquées, à la place des États. En France, les ONG militent pour une interprétation extensive de la loi sur le devoir de vigilance en 2017 pour qu’elle s’applique à l’industrie de l’armement.
Conclusion
La vente d’armements ne peut être considérée comme un « commerce comme un autre ». Les transferts comportent des spécificités qu’il est nécessaire de prendre en compte. Pour autant, afin de répondre à ses enjeux, des pistes sont à envisager :
- La première est celle de se focaliser sur l’essentiel, c’est-à-dire les ALPC
- La seconde est de travailler à l’universalité des traités contrôlant les armements
- La dernière est de réaffirmer la responsabilité des États plutôt que de faire peser des incertitudes sur l’industrie.
Compte-rendu réalisé par Timothé Lopez