En mars 2019, l’Inde est devenu le quatrième pays, après les États-Unis, la Russie et la Chine, à prouver sa capacité à détruire un satellite en orbite basse en détruisant son propre engin spatial. Le Premier ministre indien Modi décrit cet exploit comme un accomplissement majeur permettant à l’Inde de devenir une véritable puissance spatiale. Cet essai réussi s’inscrit dans la dynamique mondiale de militarisation de l’espace et le développement d’armes antisatellites basées sur Terre, dans la stratosphère ou dans l’espace. Mais cette course moderne à l’armement qui se déroule dans l’espace engendre des crispations géopolitiques considérables.
La militarisation de l’espace désigne le développement d’armement et de techniques militaires dans l’espace ; elle peut également englober les armes antisatellites terrestres notamment, les armes à énergie cinétique, les cyberattaques, les missiles antisatellites… C’est d’ailleurs l’usage de l’un de ces missiles qui a récemment fait l’actualité. L’Inde a détruit le 27 mars 2019 l’un de ses propres satellites en orbite basse avec un missile. Il s’agit du quatrième pays, après les États-Unis, la Russie et la Chine, à prouver sa capacité à détruire un satellite en orbite basse. Pour accomplir une telle opération, les nations doivent pouvoir indépendamment accéder à l’espace et maîtriser des technologies de pointe laissant peu de place à la coopération entre États, ce qui rend un tel accomplissement rare.
L’espace, récent terrain de jeu militaire des grandes puissances
Pour supporter entre autres ses nombreuses activités militaires, les États-Unis s’appuient essentiellement sur le milieu spatial qui est, par ailleurs, ultra dominé par le pays. En première ligne, on trouve le GPS, dont l’usage est d’abord militaire ; les satellites MUOS, ensuite, qui sont des satellites de communication militaire ; et enfin, de nombreux autres engins spatiaux servant notamment pour l’observation de la Terre, utilisés entre autres par la National Geospatial-Intelligence Agency, l’US Air Force, la CIA, les 5 Eyes, etc.
Néanmoins, les temps changent. Tous ces outils militaires spatiaux, alors véritables atouts pour le pays, sont devenus une faiblesse pour les Américains. En effet, le Department of Defence (DoD) américain est aujourd’hui totalement dépendant de ses satellites et les adversaires des États-Unis l’ont bien compris. En réaction à cette « domination » spatiale américaine, la Chine a conduit son premier missile antisatellite en 2007, montrant au monde sa puissance spatiale. Son dernier test date de 2018. Après une série d’échecs durant la Guerre Froide, la Russie a prouvé, à son tour, sa capacité à détruire des engins spatiaux, en 2015 et 2018. L’Inde a ainsi rejoint ce cercle restreint.
Il faut cependant nuancer ces prouesses technologiques : seuls des satellites en orbite basse ont pour l’instant été atteints (entre 300 km et 2 000 km). Les constellations de satellites telles que Galiléo, le GPS ou MUOS se situent à plus de 20 000 km de distance du sol terrestre, hors de portée des missiles récemment utilisés. Néanmoins, si on peut envoyer des satellites en orbite géostationnaire, on peut théoriquement également y envoyer des armes ou des missiles capables de détruire ces satellites. C’est ce que la Chine affirme en annonçant être proche de pouvoir détruire tout satellite, quel que soit son orbite. Mais un missile antisatellite n’est pas le seul type d’arme à pouvoir neutraliser un satellite : il en existe un large panel.
Les armes antisatellites spatiales et terrestres en plein développement
L’application et la portée du « Traité sur la prévention du placement des armes dans l’espace extra-atmosphérique, des menaces ou du recours à la force sur des objets de l’espace extra-atmosphérique » (Prevention of the Placement of Weapons in Outer Space, the Threat or Use of Force Against Outer Space Objects” (PPWT)) ne sont pas remises en cause par les missiles antisatellites lancés depuis le sol terrestre. En effet, le traité interdit seulement le placement d’armes en orbite autour de la Terre. Dans le but de clarifier cette interdiction, en 2008 puis 2014, la Chine et la Russie ont demandé sa révision. Les autres grandes puissances, dont les États-Unis, rejettent en bloc cette demande, arguant un manque de clarté dans les propos utilisés (notamment sur les définitions de « outer space object », « use of force » ou « threat of force », non précisées) et des sujets non-couverts (aucune mention directe au traitement des missiles antisatellites). Ce manque de précisions juridiques permet donc le développement de nombreuses armes terrestres (liste non-exhaustive) :
- Missiles antisatellites (ASAT) : les menaces liées à l’énergie cinétique, ou missiles antisatellites (ASAT), sont conçues pour détruire des satellites sans placer le système d’arme ou l’un de ses composants sur orbite. Ces outils sont généralement composés d’un système de lancement fixe ou mobile, un missile et un véhicule de destruction cinétique. Ces armes pourraient également être lancées à partir d’avions. En ce qui concerne les missiles ASAT, il est facile pour un État d’établir sa provenance.
- Guerre électronique (GE) : elle inclut l’utilisation de techniques de brouillage et d’usurpation pour contrôler le spectre électromagnétique. La GE peut être difficile à attribuer et à distinguer des interférences non-intentionnelles. Le brouillage des liaisons montantes est dirigé vers le satellite et nuit aux services fournis à tous les utilisateurs de la zone de réception des satellites. Le brouillage sur la liaison descendante a un effet localisé, car il est dirigé vers les utilisateurs au sol comme, par exemple, une unité des forces terrestres utilisant la navigation par satellite pour déterminer leur emplacement.
- Arme à énergie dirigée (Directed Energy Weapons) : utilise l’énergie dirigée pour perturber, endommager ou détruire l’équipement et les installations de l’ennemi. Ces armes, qui peuvent avoir des effets allant du temporaire au permanent, comprennent les lasers, les micro-ondes de forte puissance et d’autres types d’armes à radiofréquence. Selon le type, il peut être difficile d’attribuer l’origine d’une attaque à énergie dirigée.
- Cyberattaques : le cyberespace envahit tous les domaines de la guerre, y compris l’espace ; de nombreuses opérations spatiales dépendent du cyberespace et inversement. Avec une connaissance approfondie du satellite et des réseaux de distribution de données, les acteurs peuvent utiliser des capacités offensives dans le cyberespace pour produire toute une gamme d’effets réversibles à irréversibles sur les systèmes spatiaux, les infrastructures au sol associées, les utilisateurs et les liens les reliant.
De plus si le traité prohibe l’envoi d’armes pouvant stationner pour une longue durée dans l’espace, il n’interdit pas aux États de les développer. Par définition, des systèmes orbitaux ou spatiaux sont des satellites pouvant produire des effets temporaires ou permanents sur d’autres engins spatiaux. Ces systèmes pourraient inclure des charges utiles (Payloads) telles que des véhicules de neutralisation cinétique, des brouilleurs de radiofréquences, des lasers, des pulvérisateurs de produits chimiques, des micro-ondes à haute puissance et des mécanismes robotiques. Certains de ces systèmes, tels que ceux utilisant la technologie robotique pour la maintenance et la réparation de satellites et l’élimination des débris, ont des utilisations pacifiques mais pourraient également être utilisés à des fins militaires.
La Chine, la Russie et les États-Unis sont les trois acteurs majeurs de cette militarisation de l’espace et développent toutes les armes susmentionnées. Le US DoD a d’ailleurs demandé qu’un budget de 304 millions de dollars soit alloué, en 2020, à la recherche de lasers basés dans l’espace, de faisceaux de particules et de nouvelles formes de missiles antisatellites. Mais d’autres États sont également dans la course et développent aussi des armes à visée spatiale tels que :
- L’Inde qui, avec la destruction récente de son propre satellite, montre à la Chine et au Pakistan qu’elle a les moyens de s’attaquer aux engins spatiaux ;
- L’Iran qui a notamment publiquement reconnu qu’elle avait développé des capacités de brouillage des communications et des signaux GPS ;
- La Corée du Nord qui a mis en évidence qu’elle détenait des armes antisatellites non-cinétiques, notamment le brouillage des communications GPS et satellite.
À noter également qu’en réalité, un lanceur d’engin spatial, tels que Soyouz la fusée Ariane ou le Falcon Rocket, n’est autre qu’un missile. Ainsi, en théorie, tout État qui a accès à un lanceur peut s’en servir pour détruire un satellite. La liste des pays pouvant théoriquement détruire un engin spatial s’allonge alors : en plus de la Chine, des États-Unis, de la Russie, de l’Inde, de l’Iran et de la Corée du Nord, les États pouvant envoyer, par leurs propres moyens, un engin spatial en orbite basse, grâce à un lanceur, sont le Japon, la Corée du Sud, Israël et les États membres de l’agence spatiale européenne (ESA) dont l’État majoritairement contributeur est la France, militairement et civilement. En revanche, lorsqu’il s’agit d’atteindre l’orbite géostationnaire, seuls la Chine, les États-Unis, la Russie, l’Inde, la Corée du Sud et l’ESA sont de la partie.
Récemment, la France, le Japon, la Corée du Sud, le Pakistan ou la Lybie laissent penser qu’ils développent également des armes à visées satellitaires ou des systèmes de défense.
Beaucoup de conséquences géopolitiques et de dégâts collatéraux
En plus de montrer un savoir-faire technologique, cette course à l’armement spatial crispe les relations internationales, en en renforçant la complexité et les tensions. L’Inde envoie un signal fort à la Chine et au Pakistan par la destruction de son propre satellite, à savoir : les atouts spatiaux des nations rivales ne sont plus à l’abri.
Par ailleurs, cette militarisation de l’espace fait réagir les dirigeants politiques. Il est clair que le souhait de Donald Trump de créer une Space Force comme sixième branche de l’armée américaine est motivé par l’avancée de la Chine sur le terrain spatial et notamment sa militarisation. Même si aucune mesure concrète n’a encore été annoncée, l’Europe projette également de créer une Space Force dans le cadre du développement d’une armée européenne.
Outre le développement d’armes, les puissances spatiales investissent notamment dans des systèmes de défense, en se tournant vers le « Space Surveillance and Tracking (SST) » : La surveillance spatiale. Cela consiste notamment à étudier et à surveiller des satellites, mais également à détecter tout type d’objet artificiel (corps de fusée usés, débris etc) en orbite autour de la Terre. Les grandes puissances spatiales en sont toutes dotées. Par exemple, l’Agence Spatiale Européenne (ESA) a son propre programme de SST nommé « Space Situational Awarness (SSA) ». Le programme SSA identifie la position d’un objet spatial et permet d’en suivre le mouvement ; il intègre également la compréhension de l’intention (potentiellement offensive) du vaisseau spatial d’un acteur. Le SSA est nécessaire pour les opérations spatiales, y compris pour cibler avec succès des objets spatiaux lors d’un lancement. Ce sont les capteurs d’identification et de surveillance des objets spatiaux, qui peuvent inclure des télescopes, des radars et des capteurs spatiaux qui fournissent les données au SSA. C’est grâce à ce programme que la France a très certainement pu être alertée de la tentative d’espionnage du satellite russe Louch-Olymp sur le satellite militaire et de sécurité franco-italien Athena-Fidus en 2017. Mais comme susmentionné, les programmes de « Space Surveillance and Tracking (SST) » menés par les différentes puissances spatiales servent également à traquer les nombreux débris générés par toutes les activités connexes.
La conséquence majeure de la destruction des satellites est pourtant ailleurs : ces tirs génèrent des dizaines de milliers de débris. Les Chinois ont ainsi provoqué la dispersion de 2 000 débris suite à la destruction de leur propre satellite en 2007. Les indiens ont été la cause de 400 débris avec leur tout récent test. Des débris de quelques millimètres propulsés à très grande vitesse par l’explosion d’un engin spatial peuvent heurter des satellites opérationnels et les détruire. Ces derniers, générant eux-mêmes des débris peuvent détruire d’autres satellites et ainsi de suite, créant un effet boule de neige pouvant détruire de nombreux engins spatiaux. C’est ce que l’on appelle le syndrome de Kessler (repris dans le film Gravity de Alfonso Cuarón). Dans les cas extrêmes, si ce syndrome venait à s’appliquer de manière importante sur toutes les orbites, cela pourrait priver les populations du GPS, de communication satellitaire, de données météo, d’observation de la Terre et de toutes les technologies dépendantes des satellites.
Des scénarios dangereux concernant la suite des évènements
Où cette militarisation de l’espace peut-elle mener le domaine spatial ? Aujourd’hui, l’espace est régi quasiment par le même droit que les eaux internationales. De la même manière qu’un pétrolier américain qui s’échoue dans l’Océan Atlantique peut faire de sérieux dégâts sur les côtes françaises, les actions des uns dans l’espace ont un impact sur les autres. Outre les conséquences géopolitiques qui feraient suite à la destruction d’un satellite d’une nation ennemie, les risques pour les engins spatiaux de tous les États du monde croitraient très fortement en raison des débris générés.
En plus de ces débris majoritairement stationnés autour de l’orbite terrestre basse, le lancement de plusieurs constellations (groupe de satellites) pour fournir une connexion internet partout sur la planète est prévu à la même altitude. Par exemple, OneWeb a initié le lancement de sa constellation de plus de 600 satellites mais également Starlink, branche de SpaceX, prévoit de commencer à lancer cette année une constellation de 4425 satellites, ou Amazon qui a tout récemment annoncé vouloir lancer sa propre constellation de 3236 satellites. Ces satellites à faible durée de vie sont voués à devenir des débris, ce qui augmente considérablement les risques d’accidents.
Pour pallier ces problèmes de débris, des acteurs du spatial développent des engins afin de récupérer les débris spatiaux. Des solutions de « déorbitage » existent également pour qu’un satellite en fin de vie quitte son orbite et se perde dans le vide intersidéral, ou se désintègre en rentrant dans l’atmosphère afin d’éviter qu’il ne provoque de graves dégâts. Cependant, ces initiatives de « gestion des déchets », que l’on pourrait qualifier « d’écologiques », rencontrent le même problème que l’écologie que l’on connaît sur Terre : un manque d’investissement, car la gestion des débris spatiaux n’est pas ou très peu rentable.