Le 24 octobre 2019, le lancement du chantier de la première frégate de défense et d’intervention (FDI) de Naval Group a servi d’occasion à la signature d’une lettre d’intention par le ministre de la Défense grec. Le projet de contrat qui en découlait concernait l’achat de deux frégates FDI pour la marine grecque. Cependant, la signature de ce contrat est interrompue par la proposition de vente non sollicitée de l’américain Lockheed Martin relative à quatre frégates américaines Multi-Mission Surface Combattant (MMSC). Depuis lors, Paris et Washington se livrent une véritable guerre économique sur ce marché, entre négociations, influence, vente d’Etat à Etat pour la France et FMS (Foreign Military Sales) pour les Etats-Unis.
Les négociations de la part de la France via Naval Group et des Etats-Unis via Lockheed Martin ont débuté avant 2019.
La Grèce a en effet émis le besoin de moderniser sa flotte dès 2008,
date à laquelle les discussions avec Paris portaient sur l’achat de
frégates multimissions (FREMM). Cependant, la crise de la dette grecque a
fait reporter les négociations à 2018. Cette année-là, Lockeed Martin,
fort de deux contrats récemment remportés en Grèce, propose à des
conditions généreuses la construction de frégates MMSC. En 2019, dans
l’attente d’informations supplémentaires de la part du groupe américain,
Athènes engage de nouveau les discussions avec Naval Group sur l’achat
d’un modèle de frégate plus petit et plus moderne, la frégate de défense
et d’intervention (FDI), proposée sous le nom Belh@rra à l’exportation.
Suite à l’annonce de la ministre des Armées, Florence Parly, le 24
octobre, Lockheed Martin répond à la demande d’informations
supplémentaires : quatre frégates américaines pour le prix de deux
françaises, armement compris, construites en Grèce et livrées deux ans
avant Naval Group.
Cette
concurrence qui apparaît en dehors d’un appel d’offre permet à la Grèce
d’entamer de nouvelles négociations et d’inciter à une baisse des prix.
Alors que la signature du contrat semblait en bonne voie, Naval Group
fait dorénavant face au risque de perte de compétitivité sur le marché
grec au profit d’autres acteurs.
Un impact sur les objectifs stratégiques de Naval Group
La
vente des FDI à la Grèce est symbolique : il s’agit du premier
pays à se montrer intéressé par ce nouveau modèle de frégate de premier
rang. En effet, les cinq premières FDI de Naval Group ne sont pour
l’instant destinées à être livrées qu’à la Marine Française d’ici 2030.
Il est prévu que la commande des deux frégates par la Grèce soit
intercalée entre celle de la France, afin de ne pas retarder la
croissance à l’export du nouveau navire. Le retour au point mort sur les
négociations
du contrat avec Athènes peut donc perturber les objectifs de production
et potentiellement retarder les dates de livraison fixées avec la
Marine française.
En outre, la
perte de ce contrat n’impacterait pas uniquement Naval Group, mais
également d’autres groupes de défense français destinés à armer les FDI
(MBDA, Safran, Thales…). Lorsque des plate-formistes tels que Naval
Group, Airbus ou Dassault remportent un contrat, ils créent une
opportunité pour les motoristes, équipementiers et systémiers français
de se « greffer » sur le contrat initial. L’enjeu pour la
France est donc d’autant plus important que plusieurs sociétés sont
impliquées dans un contrat d’armement. C’est notamment le cas pour
Safran, qui fournit les moteurs du Rafale à Dassault et les mâts
optroniques des sous-marins nucléaires d’attaque à Naval Group. Les FDI
de Naval Group doivent ainsi être livrées à la Grèce équipées des missiles de croisière MdCN de MBDA et du radar numérique Sea Fire de Thales.
Le rôle du Soft Power dans l’obtention d’un contrat d’armement
Selon
la même logique, les Etats-Unis cherchent à répondre aux besoins de
l’armée grecque au profit des industriels américains. De ce fait,
Lockheed Martin participe au programme de modernisation
des avions de chasse F-16 ainsi que des hélicoptères MH-60 (un plan de
modernisation à hauteur de 1,3 milliard de dollars). Le groupe américain
prépare d’ores et déjà les discussions concernant la vente de sept
hélicoptères multi-missions MH-60R ainsi que des avions de chasse F-35 à
l’armée grecque.
Pour ce faire, Lockeed Martin a bénéficié du soutien
de l’ambassade américaine à Athènes dès 2018. En seulement un an, cette
dernière a organisé plusieurs rencontres avec la Direction Générale des
Investissements et des Acquisitions grecque, ainsi qu’un partenariat en
recherches et technologies de défense. De même, par le biais de
l’ambassade, des délégations grecques ont été invitées à la convention
de l’Association of the United States Army (AUSA). Enfin, une étroite collaboration avec l’American Hellenic Chamber of Commerce a été établie.
Afin
de favoriser ses ventes, Lockheed Martin a proposé à la Grèce des
facilités de paiement par le biais du dispositif FMS (programme de
ventes de matériel militaire à l’international) : le gouvernement
américain finance la vente d’armement américain à des pays jugés
stratégiques pour la défense des intérêts des Etats-Unis à
l’international. Les FMS « font progresser les objectifs de
sécurité nationale et de politique étrangère car elles renforcent les
relations bilatérales dans le domaine de la défense, soutiennent la
constitution de coalition et augmentent l’interopérabilité entre les
forces américaines et alliées » selon Jean-Yves Le Drian.
Ces dernières représentent un levier d’influence majeur pour les
sociétés américaines de défense lorsqu’il s’agit de remporter des
contrats d’armement à l’international.
De
son côté, la France mise également sur la vente d’Etat à Etat dans les
programmes bilatéraux. A ce titre, le risque de perdre ce contrat est
pris en compte par les autorités françaises au plus haut niveau. La
direction générale de l’armement (DGA) rencontre donc régulièrement le
ministre de la défense grec, aux côtés d’une équipe de Naval Group
envoyée sur place afin de négocier les spécifications techniques des
FDI.
Les négociations perdurent
La
modernisation des armées grecques s’inscrit dans la logique du
développement d’une stratégie de puissance. Dans ce cas précis, il
s’agit pour la Grèce de maîtriser son espace maritime. Les propositions
de Lockheed Martin ainsi que le dispositif FMS représentent un atout
majeur pour parvenir à cet objectif à moindre coût. Pour autant, le pays
est dépendant vis-à-vis de la France. Cette dernière supporte en effet,
dans le cadre de l’Union européenne, la dette grecque à hauteur de 40 à
50 milliards d’euros. En outre, Emmanuel Macron s’est rendu à plusieurs
reprises en Grèce et a soutenu le vainqueur des élections législatives,
Kyriakos Mitsotakis. Le choix que sera amené à faire la Grèce relèvera
donc en partie de la politique.
A
l’heure actuelle, les discussions ne sont achevées ni avec Naval Group,
ni avec Lockheed Martin. Les MMSC ne répondent pas entièrement à la
demande : la propulsion, le système de radar ainsi que les canons
antiaériens des frégates américaines devraient donc être adaptés aux
capacités militaires grecques. Le montant total des travaux sera donc
amené à être réévalué par Lockheed Martin.
Ainsi, comme l’a annoncé le ministre de la Défense grec, “il reste un long chemin à parcourir”
quant aux discussions sur les aspects techniques des navires, tant
américains que français. L’objectif sera de faire baisser les prix tout
en répondant aux exigences militaires. La France devra jouer la carte de
la diplomatie afin que Naval Group puisse faire face à un concurrent
qui n’a pas peur de casser ses prix.
Manon Lemercier