Quel avenir pour l’Ajax ? Le triple fiasco d’un programme britannique

Les conflits de haute intensité semblent être de retour. Outre-Manche, le branle-bas de combat se double d’une vive inquiétude : le 21 février 2022, 3 jours avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le rapport annuel de l’Infrastructure and Projects Authority révélait qu’aucun des 36 programmes d’équipement actuellement dirigés par le Ministry of Defence n’était dans les temps et dans les coûts. Une analyse des 166,6 milliards de livres investies dans le volet militaire du Major Projects Portfolio montre effectivement qu’aucun de ces programmes n’est classé « vert » (1), et que deux d’entre eux sont notés « rouge » (2).

Outre le système de radar Crowsnest devant équiper les hélicoptères Merlin de la Royal Navy, ce rapport épingle l’Ajax, futur Infantry Fighting Vehicle de la British Army. Ce programme de 589 véhicules pour un montant de 5,5 milliards de livres accuse plus de 5 ans de retard et de multiples défaillances techniques, sans que l’on sache encore s’il pourra être mené à son terme.

 

L’Ajax, projet phare de la British Army

Dans le cadre Future Rapid Effect System, un programme de modernisation initié en 2004, il avait été prévu de remplacer les vieillissants Combat Vehicle Reconnaissance (Tracked) ou CVR(T) mis en service en 1971, dont 5 des 7 variantes sont toujours en service.

Le marché pour cet équipement a été obtenu en 2010 par l’industriel General Dynamics qui présentait l’Ajax, pour un montant de 5,522 milliards de livres. Les premières livraisons de 589 blindés devaient être réalisées à partir d’avril 2017, avant d’être reportées en juin 2020 puis en juillet 2021 quand il fut découvert que les véhicules n’étaient toujours pas prêts. Aucune nouvelle date d’entrée en service n’a été annoncée depuis pour ce programme qui accuse désormais plus de 5 ans de retard. En 2014 pourtant, le Premier ministre David Cameron anticipait que ce programme ferait toute la démonstration de l’expertise britannique en matière d’armement (3).

La British Army compte pourtant sur ce nouveau blindé, qui serait sa première plateforme entièrement numérisée. Bardé de capteurs et de systèmes de communication, il doit être un ordinateur plongé au cœur du champs de bataille et permettant le partage d’informations en temps réel (ou infovalorisation) : un modèle d’intégration numérique centré autour de l’Ajax, du transport de troupe Boxer et d’un Challenger 2 amélioré, dont la mise en place complète était anticipée à l’horizon 2030.

Les premiers exemplaires d’une variante sans tourelles dite Ares seront finalement livrés en juillet 2020. C’est alors l’occasion d’effectuer les premiers essais grandeur nature, qui réservent quelques surprises…

 

Une déroute technique : un véhicule inapte P4

Sur la base d’un ASCOD 2, il s’agissait de faire tenir un total de 1 200 « capability requirements », ce qui est particulièrement ambitieux pour un programme de ce type. Ce qui explique qu’un châssis conçu pour un véhicule de 20 à 30 tonnes se retrouve surchargé, notamment par l’intégration d’un système d’arme requis par le Ministry of Defence intégrant une tourelle et un canon de nouvelle génération CTAS40 de 40 mm employant une munition télescopée. Un choix critiqué par une commission parlementaire qui insiste sur l’existence d’alternatives éprouvées et efficaces.

Cette tourelle vient alourdir un véhicule au blindage renforcé, bardé d’un arsenal complet de capteurs et de toute une électronique embarquée disposant de sa propre alimentation. Tout cela pèse durement sur ses essieux, le blindé étant passé de 19 à 43 tonnes. En découlent en cascade plusieurs inconvénients majeurs : les « vibrations excessives » du véhicule endommagent ses systèmes électroniques et entravent le fonctionnement du stabilisateur conçu pour tirer en mouvement, ce qui est de toute manière rendu impossible vu les problèmes de suspension ; la vitesse du blindé a dû être limitée à 30 km/h durant les essais, et son poids l’empêche d’effectuer une marche arrière sur un obstacle de plus de 20 centimètres de hauteur. Les défaillances techniques relevées sont au nombre de 27, dont seulement 5 avaient pu être corrigées en avril 2022.

Le véhicule s’avère également mettre en danger la santé des soldats qu’il est censé protéger, à un point tel que la campagne d’essais a dû être interrompue pendant quatre mois fin 2020 car les équipages exposés aux vibrations se plaignaient de douleurs articulaires et d’acouphènes. Les essais seront suspendus une seconde fois en juin 2021 sans reprendre depuis, et bien que les sessions de test aient été limitées à 90 minutes, 330 militaires ont été traités pour des pertes d’audition et 5 autres ont dû être réformés. Ce problème semble récurrent sur les blindés britanniques, le Chef d'État-Major des armées du Royaume-Uni témoignant également avoir vu son ouïe diminuer en servant à bord de transports de troupes MCV-80 Warrior et FV-432, eux aussi chenillés.

Des doutes pèsent enfin sur la capacité de l’Ajax à remplir les missions d’un véhicule de reconnaissance eu égard à son poids, sa taille et sa capacité d’aérotransport limitée. Avec ses 43 tonnes, il faut reconnaître que l’Ajax est tout sauf agile et furtif ; c’est à comparer avec les 7,8 tonnes du FV-107 Scimitar qu’il doit remplacer, et c’est le double du poids de l’EBRC Jaguar appelé à remplir des missions similaires.

 

Un scandale politique : une gouvernance en question

Concernant un matériel dédié à la défense du pays, un tel échec technique ne pouvait rester sans réponse politique : les organes de contrôle du Parlement britannique se sont donc saisis de cette affaire qui fait les choux gras de la presse britannique.

L’enjeu est particulièrement souligné par le Defence Committee de la Chambre des communes, qui évalue durement en 2021 les capacités de l’arme blindée, dans son ensemble présentée comme « obsolète et surclassée », et qui ordonne la conduite d’une enquête par le National Audit Office (NAO).

« The Ajax programme, which is now also seriously delayed, is yet another example of chronic mismanagement by the Ministry of Defence and its shaky procurement apparatus. » – Obsolescent and outgunned: the British Army’s armoured vehicle capability, Defence Committee, UK Parliament, 14 mars 2021.

Sobrement intitulé The Ajax Programme, l’enquête du NAO publiée en mars 2022 cherche à entrer dans les détails de cet échec coûteux. Il en ressort que sur les 1 200 exigences de départ, toutes n’ont pas été comprises par le maître d’œuvre, selon lequel les standards du MoD n’étaient pas suffisamment précis et perpétuellement sujets à modifications ; de son côté, la maîtrise d’ouvrage avance que la documentation de sécurité fournie par le constructeur était toujours insuffisante. Les deux parties se retrouvent sur un point : les nombreuses révisions du programme ont mené à de nombreux changements de conception en cours de route.

Ce n’est pas tout : le rapport s’intéresse aussi à l’enchevêtrement des phases de démonstration et de production, ainsi qu’à un turnover prononcé sur des postes de managers seniors. Cela sans même évoquer les questions que posent un contrôle-qualité visiblement insuffisant, de nature à expliquer les problèmes de vibration du châssis.

Le Public Accounts Committee de la Chambre des communes renchérit en juin 2022 en concluant à une « litany of failures », qu’il attribue lui aussi aux « erreurs fondamentales » réalisées « une nouvelle fois » par le MoD dans sa planification et sa réalisation d’un programme majeur d’équipements militaires.

The Department’s management of the programme was flawed from the outset as the programme was over-specified and the Department and General Dynamics did not understand the scale of the technical challenge. We have seen similar failings again and again in the Department’s management of its equipment programmes. The Ajax programme also raises serious concerns about the Department’s processes and culture for testing whether new equipment is safe to use.” – Armoured Vehicles: the Ajax programme, Public Accounts Committee, UK Parliament, 3 juin 2022.

Des évolutions de jurisprudence poussent également à un renforcement du contrôle politique de ces programmes sensibles. En 2011, la High Court of Justice avait ouvert la voie à la poursuite en justice du MoD pour négligence, suivant plusieurs événements mortels survenus en Irak entre 2003 et 2007 ; un épisode de tir fratricide quand un char Challenger 2 avait ouvert le feu sur un autre faute de moyens d’identification (1 mort, 2 blessés), et plusieurs attaques avec des engins explosifs improvisés visant des soldats à bord de Snatch Land Rovers légèrement blindés (3 morts). Les magistrats rappelaient que « le MoD a un devoir général de fournir un entraînement adéquat, un équipement approprié et un système de travail sûr pour les membres des forces armées », un jugement confirmé en appel avant d’être repris par la Supreme Court en 2013.

Il est donc impératif pour l’Ajax de faire ses preuves pour prendre la relève des équipements vieillissants de l’armée britannique, et le plus tôt sera le mieux. Pendant ce temps, le MoD continue d’envisager de nouvelles coupes dans ses effectifs, diminuant notamment l’armée de terre de 9 500 de ses soldats sur 4 ans, jusqu’à une force de 72 500 personnels.

 

Une doctrine chaotique : une vision aussi indécise qu'imprécise

Tout matériel ne vaut que selon la doctrine qui l’emploie, et il se trouve que la doctrine britannique concernant son arme blindée est en constante évolution.

A la fin des années 1980, le MoD planifie le renouvellement de ses différents blindés, pour la plupart entrés en service dans les années 60 (comme c’est le cas notamment du CVR(T)). Avec le Future Family of Light Armoured Vehicles (FFLAV), on envisage deux programmes de renouvellement : le Tactical Reconnaissance Armoured Combat Equipment Requirement (TRACER) et le Multi Role Armoured Vehicle (MRAV).

Tous deux seront abandonnés sans produire de résultats notables pour donner naissance au Future Rapid Effect System, initié en 2004 et qui devait doter la British Army de deux nouvelles familles de blindés interconnectés. Dès l’origine, on y trouve des retards, des modifications constantes des exigences techniques et des surcoûts importants – sur les 133 millions de livres dépensées pour ce projet, 14 millions devront être affectés à son administration. Délaissé et presque abandonné malgré son caractère majeur, l’ancien Chief of the General Staff révèlera dans son autobiographie que le FRES souffre aussi de la concurrence entre la British Army et la Royal Navy ; les sommes consacrées à l’acquisition de nouveaux véhicules auraient été déroutées pour alimenter le Carrier Strike programme et ses deux porte-aéronefs de la classe Queen Elizabeth. Le FRES sera abandonné en 2008, non sans avoir accouché du Scout-SV (Specialist Vehicle) qui prendra alors le nom d’Ajax, mais sans avoir fourni d’Utility Vehicle pour lequel il faudra repartir de zéro – et finalement se rabattre sur le Boxer programme en 2018.

Mais que faire de ces Ajax déjà commandés ? La Strategic Defence and Security Review de 2015 crée les Strike Brigades, qui fusionnent une Armoured Infantry brigade et une Infantry brigade en étant dotés d’Ajax, devenus fer de lance de ces nouvelles unités résolument offensives, bien loin de la simple reconnaissance tactique.

Ces Strike Brigades devaient être formées pour 2025, mais le concept semble avoir été abandonné depuis. Suivant la publication de l’Integrated Review of Security, Defence, Development and Foreign Policy de 2021, on évoque désormais une Deep Reconnaissance/Strike Brigade Combat Team, qui repose encore une fois sur l’Ajax, lequel devra également contribuer à la puissance de feu des futures Armoured Brigade Combat Teams.

 

Les errances répétées du MoD en matière d’armement

A ce jour, on ignore encore à quelle date l’Ajax pourra enfin entrer en service, bien que les parlementaires britanniques aient réclamé une réponse définitive sur l’avenir du programme d’ici décembre 2022, n’hésitant pas à conclure que « After twelve years, enough is enough » (4).

Pendant ce temps, pour remédier au retard phénoménal acquis par le programme Ajax, le MoD a déjà annoncé examiner un possible prolongement du MCV-80 Warrior, appelé à remplir de nouvelles missions, tandis que ce véhicule de combat d’infanterie entré en service en 1987 serait remplacé par le Boxer.

Pour les armées, le problème est plus que budgétaire. Avec l’Ajax – qui est le nom générique de cette famille de blindés – c’est tout un spectre capacitaire qui est plongé dans la tourmente : l’Ajax (Reconnaissance and Strike), l’Ares (Armoured Personnel Carrier), l’Athena (Command and Control), l’Argus (Engineer Reconnaissance), l’Atlas (Recovery Vehicle) et l’Apollo (Repair Vehicle). Avec l’humour qui le caractérise, le flegme britannique décrit la situation comme une «  tragédie grecque ».

Reste à voir ce qu’il adviendra de ce fameux programme Ajax, dans lequel le Ministry of Defence a déjà investi 3,5 milliards de livres pour se voir livrer 26 blindés défectueux. 

La situation dans laquelle se trouve le MoD n’est pas sans rappeler la faillite précédente du Nimrod MRA4. Cet avion de patrouille maritime conçu par BAE Systems avait été annulé en 2010, alors que le programme avait 9 ans de retard et était hors budget de 789 millions de livres. Au total, l’aventure avait coûté 3,8 milliards de livres au contribuable britannique, et Liam Fox, Defence Secretary de l’époque, avait exprimé le souhait que cela ne se reproduise jamais plus (5).

Cet échec était allé jusqu’à remettre en question le devenir de l’équivalent britannique de la DGA. Succédant en 2007 à la Defence Procurement Agency et à la Defence Logistics Organisation – le premier ayant lui-même succédé au MoD Procurement Executive – l’actuelle Defence Equipment and Support (DE&S) ne semble pas au bout de ses multiples réorganisations étalées sur des décennies. En 2013, l’idée avait même été émise de privatiser cette agence pour en faire une entité détenue par le gouvernement, mais opérée par un sous-traitant (6). Un scénario exploré brièvement jusqu’à son abandon définitif et qui n’aurait été qu’une nouvelle occasion de perdre 33 millions de livres selon le National Audit Office.

Quant au CV90 de BAE Systems qui avait concouru contre l’Ajax en 2008, lui se porte bien : après avoir passé l’épreuve du feu en Afghanistan, 1 129 exemplaires sont actuellement en service au Danemark, en Estonie, en Finlande, en Norvège, aux Pays-Bas, en Suède et en Suisse.

 

Guillaume Blanc

 

Pour aller plus loin :

 

(1) Green: Successful delivery of the project on time, budget and quality appears highly likely and there are no major outstanding issues that at this stage appear to threaten delivery significantly.” The Annual Report and transparency data on major  (2022), Annex A: Explanation of Delivery Confidence Assessments colour ratings.

(2) “Red: Successful delivery of the project appears to be unachievable. There are major issues with project definition, schedule, budget, quality and/or benefits delivery, which at this stage do not appear to be manageable or resolvable. The project may need re-scoping and/or its overall viability reassessed.” The Annual Report and transparency data on major projects (2022), Annex A: Explanation of Delivery Confidence Assessments colour ratings.

(3)  The Ajax reconnaissance vehicle “will showcase the strength of the UK’s highly skilled defence sector.” David Cameron, UK Prime Minister, présentant le programme Ajax en 2014.

(4) “As a matter of the upmost urgency, the Department must establish whether noise and vibration issues can be addressed by modifications or whether they require a fundamental redesign of the vehicle. If the latter, the Department must decide whether the right course is to proceed with General Dynamics or if it should opt for an alternative. We expect an update on this when we next take evidence and a definitive decision, either one way or the other, by December 2022. After twelve years, enough is enough.” Armoured Vehicles: the Ajax programme, Public Accounts Committee, UK Parliament, 3 juin 2022.

(5)“The idea that we ever allow ourselves into a position where something that was originally Nimrod 2000 – where we ordered 27 elements was reduced to nine, spent £3.8bn and we still weren't close to getting the capability – is not to happen again. Liam Fox, UK Defence Secretary entre 2010 et 2011.

(6) Ou selon la terminologie anglo-saxonne une “GoCo”, pour Gouvernment Owned, Contractor Operated.