La Corée du Sud à l’assaut du marché indopacifique des submersibles

La Corée du Sud renforce sa zone d’influence en Indopacifique. Quelle est sa stratégie ? En quoi le marché des sous-marins représente une opportunité majeure ? Pékin et Tokyo regardent ce voisin d’un œil prudent, tant sa volonté de puissance le positionne comme un compétiteur majeur dans la région.

L’industrie de défense sud-coréenne a connu une progression fulgurante ces dernières décennies, les fortes tensions avec son voisin du nord ayant poussé l’État à un dirigisme en matière d’armement. La réalité du théâtre indopacifique incite le pays à développer un programme de sous-marins à propulsion nucléaire, et à s’affranchir des barrières imposées par Washington pour des raisons sécuritaires et commerciales.

Pour ce faire, le pays mise sur son important complexe militaro-industriel et une stratégie éprouvée par plusieurs dizaines d’années de tensions avec la Corée du nord. Entre volonté de puissance et compétition industrielle, Séoul passe à l’offensive sur le marché des submersibles. 

Aux origines d’une industrie de défense compétitive

La constitution d’un tissu industriel de l’armement débute avec la naissance de l’agency for defence development (ADD) en 1971. À cette période, l’État conduit une politique volontariste en matière de réindustrialisation, notamment au travers de ses chaebols. Il s’agit d’associations d’entreprises entretenant entre elles des participations croisées. À compter de cette période, ces conglomérats vont agir en sous-traitant du gouvernement de Séoul, ce qui aura pour conséquence de stimuler l’économie de défense sud-coréenne. Dans les années 1980, les industries ont d’abord pratiqué la « rétro-ingéniérie ». Le mécanisme est simple, les biens développés sur le marché international sont copiés avant d’être améliorés. 

À la suite de cette période vient le temps des investissements lourds en recherche et développement, dans une optique de concevoir des matériels 100% coréens. Cette stratégie a permis à la Corée du Sud de devenir l’un des principaux producteurs/exportateurs d’armement au monde. D’une valeur de 250 millions de dollars en 2006, les ventes dépassent la barre des 7 milliards en 2020. Les conflits actuels, tels qu’en Ukraine ou en Palestine contribuent à ce phénomène de réarmement massif, dans lequel la Corée du sud occupe une place de choix. 

Défense & Industrie n°16, juin 2022.

Étant parvenue à développer des matériels de haute qualité pour un prix raisonnable, la Corée du Sud est devenue un compétiteur majeur sur le marché mondial de l’armement en un temps record. En matière de submersibles à usage militaire,  la Corée du sud achetait ou construisait jusqu’à récemment des sous-marins de conception allemande (type 209 et 214), quitte à effectuer des travaux de modernisation au cours de sa vie opérationnelle. Le premier sous-marin de conception nationale est le Dolgorae, un submersible de poche mesurant 25m de long. Ces premiers appareils avaient une double mission. La première était de former les équipages et les états-majors à l’exploitation d’une force sous-marine, tandis que la seconde était l’entraînement de la flotte de surface à la lutte anti sous-marine. Ils ont été retirés du service en 2016. Cette même année débute la phase de construction des appareils de la classe Dosan Ahn Chang-ho, des sous-marins d’attaques dotés de capacités de guerre anti sous-marine et de projection de missiles balistiques.

La montée en puissance de la flotte sous-marine sud-coréenne 

La marine sud-coréenne répond avant tout à un impératif de protection du territoire face à son voisin du nord. Les progrès nord-coréens en matière d’armement nucléaire, terrestre comme à changement de milieu, inquiètent Séoul qui ne peut rester spectatrice de la montée en compétence de son ennemi. Ce mécanisme est une bonne illustration de ce que l’on nomme le « dilemme de sécurité », par  lequel deux états s’arment réciproquement par peur de l’autre. Le niveau global de sécurité augmente alors même que les dangers croissent  en raison d’une incertitude totale liée aux actions des autres. 

Ce n’est pourtant pas tant dans la conception des produits que la Corée du Nord se démarque, mais dans sa capacité à adapter de vieux matériels parfois soviétiques à son armement nucléaire. Si la marine populaire de Corée dispose encore d’appareils acquis à l’URSS, elle a su développer ses propres sous-marins conventionnels (classe SangO ou Yono) disposants d’une capacité d’emport d’armes nucléaires tactiques. C’est le cas de la toute nouvelle classe Hero Kim Kun-ok dont le premier exemplaire a été inauguré le 8 septembre dernier. Si ce type de submersible est de conception ancienne (classe Roméo), le changement majeur réside dans sa capacité d’emport de missiles balistiques à tête nucléaire et à changement de milieu.

Le premier chantier naval sud-coréen arrivait en 2020 à la 98e place du classement SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute). Cela signifie simplement que les sud-coréens sont encore en phase de montée en puissance dans le domaine naval, alors même qu’ils ont déjà atteint un stade de maturité dans le développement d’armements terrestres. Le pays reste le deuxième constructeur mondial derrière la Chine dans le naval civil, et dispose à ce titre d’une réelle expertise en la matière.

Naval group concurrencé par Séoul sur le marché indopacifique

L’industriel français Naval group est mondialement reconnu pour la qualité de ses matériels et l’expertise développée en matière de bâtiments de surface et submersibles. Outre la classe Scorpène à propulsion diesel-électrique, le groupe maîtrise les techniques permettant de doter un sous-marin d’une propulsion nucléaire. C’est le cas des classes Rubis et Le Triomphant, peu à peu remplacés par les nouveaux Sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) de type Suffren et futurs SNLE 3G. 

Face à la demande des pays de la zone indopacifique, Naval group s’est positionné sur plusieurs appels d’offres notamment lancés par les Philippines ou l’Indonésie. En ce qui concerne les Philippines, le groupe français a ouvert un bureau local dès 2020 avec une assistance matérielle d’une durée de 20 ans pour les deux Scorpènes proposés. La Corée du sud a répondu à cet appel d’offre en proposant une variante de son Dosan Ahn Chang-ho. Cette démarche est à prendre au sérieux, la marine philippine étant déjà fournie par la Corée du sud pour ce qui est de certaines corvettes et frégates. De plus, ce pays ne dispose pas d’une flotte submersible. Ce passage à l’offensive se constate aussi en Indonésie. Alors que le français semble avoir séduit les autorités indonésiennes avec une version évoluée de son Scorpène, il ne faut pas oublier qu’initialement c’est le Nagapasa (une version améliorée du Chang Bogo) qui était retenu comme premier choix. Face aux tensions croissantes dans l’espace indopacifique, la volonté de l’Indonésie de se rapprocher de l’Occident constitue un atout majeur dans la négociation de contrats majeurs pour Naval Group.

Le nombre de sous-marins disponibles par Etat (cf carte ci-dessous) met en relief l’importance de se positionner sur le marché indopacifique :peu de pays de cette zone disposent de submersibles, alors même que les tensions régionales ne font que croître.

Nombre de sous-marins par état en 2020, altasocio.com

Séoul milite pour l’acquisition de technologies nucléaires

Depuis la fin de la guerre de Corée, les États-Unis et la Corée du Sud ont signé un partenariat stratégique visant à assurer la sécurité de l’espace sud-coréen. Washington soutient que le développement d’un arsenal nucléaire des deux côtés de la ligne de démarcation ne ferait qu’accroître les tensions. Les Etats-Unis ont toujours milité pour une dénucléarisation complète de la péninsule de Corée mais il y a fort à penser que jamais les Nord-coréens n’accepteront cela, leur programme nucléaire arrivant  à un stade de maturité depuis 2017 à l’occasion de l’intensification de leur production de têtes nucléaires. Dans cette configuration, la solution retenue était celle d’une aide au développement de missiles balistiques de courte portée, qui ne satisfait plus la Corée du Sud. Il est interdit à ce pays, partie prenante au Traité de Non Prolifération des armes nucléaires (TNP), de procéder à toute étude visant au développement d’armements utilisant cette énergie en échange de la protection des États-Unis. Cela concerne évidemment tout missile ou toute bombe dotée de cette technologie, mais également tout appareil utilisant cette énergie à des fins propulsives. Ainsi, sont concernés par ruissellement les sous-marins à propulsion nucléaire.

Si la Corée du Nord dispose depuis plusieurs années de missiles balistiques (à têtes nucléaires) mer-sol, en anglais des submarine launched ballistic missile (SLBM), la Corée du sud est en mesure d’en emporter dans ses nouveaux Dosan Ahn Chang-ho. Elle est officiellement devenue la 8e puissance mondiale à tirer un SLBM depuis un sous-marin en septembre 2021. Mais la Corée du Sud veut aller plus loin dans l’innovation marine en se dotant de submersibles à propulsion nucléaire. Dans cette perspective, il  est question de revenir sur les accords conclus avec les Américains afin que Washington soit en mesure d’opérer ce type de transfert de technologie. Une telle opération pourrait bien voir le jour, les américains ayant déjà prévu de livrer des SNA d’occasion à la marine australienne dans le cadre de l’alliance AUKUS. Conclue entre Américains, Britanniques et Australiens, l’alliance visait à doter l’Australie de sous-marins à propulsion nucléaire au détriment de Naval group, pourtant engagé avec ce pays pour la livraison de submersibles de type Scorpène. Par ailleurs, si l’accord politique entre les États-Unis et la Corée du Sud reste un défi à surmonter, il est fortement encouragé par l’état-major du pays

Dans ce contexte, un sous-marin américain à propulsion nucléaire a fait escale en Corée du Sud en juillet dernier. Cela n’était pas arrivé depuis quarante ans. Un symbole fort au moment où les Nord-coréens présentent un nouveau missile balistique intercontinental à combustible solide (ICBM), une famille de missiles pouvant toucher des cibles à plus de 5500 km. En plus d’avoir développé un sous-marin à capacité d’emport de SLBM, la Corée du Sud a conçu et produit un missile balistique à courte portée (short range ballistic missile – SRBM) voire moyenne portée (medium range ballistic missile – MRBM) capable de transporter une ogive de plus de 9 tonnes. Le Hyunmoo-5 peut être envoyé à 3000 kilomètres de son site de lancement, ce qui a pour conséquence de redessiner les rapports de force militaires dans la région. Il n’est plus question de seulement toucher des sites stratégiques nord-coréens, mais des emprises militaires situées au Japon ainsi qu’en Chine.

Vers la redéfinition de la doctrine militaire sud-coréenne ?

L’analyste militaire Malcolm Davies confiait en octobre 2022 au South China morning post : « Séoul ne fait plus de la Corée du Nord sa seule priorité et cherche à adopter une posture de puissance régionale, ce missile faisant partie de ce processus. Mais il est évident que la Chine réagira négativement à cette avancée technologique, ce qui pourra peut-être lancer une course à l’armement entre ces deux pays ». Pour la première fois, le livre blanc sur la défense publié par l’administration sud-coréenne en 2020 cessait de désigner son voisin du nord comme un ennemi. Il est désormais plus largement défini comme toute entité portant atteinte à l’intégrité de la souveraineté, du territoire, de la population ou des biens de la Corée du Sud. 

C’est également dans cette volonté de redessiner les rapports de force régionaux que la doctrine des « trois axes » est en cours de révision. Les traditionnels piliers identifiés seraient ré-articulés comme suivant :

La Kill chain (frappe préventive visant à empêcher la mise à feu d’un missile nord-coréen) deviendrait la Strategic target strike, notion plus offensive qu’une simple logique de réponse. La Korean air and missile defense, qui consiste en la défense aérienne et antimissile deviendrait la Korean missile defense, notion plus restrictive de défense antimissile. Enfin, la Korea Massive Punishment and Retaliation, qui consiste en la destruction de l’ensemble des sites stratégiques nord-coréens recevrait une nouvelle consécration en devenant la Overwhelming Response, une réponse écrasante sans précision de la nature de l’attaque.Tableau récapitulant les évolutions de la doctrine militaire sud-coréenne.

Dans cette logique de réarmement inhérente aux tensions croissantes en Indopacifique, la Corée du Sud cherche à s’affirmer comme un acteur régional de premier plan. L’élargissement de sa doctrine militaire identifiant comme ennemi tout acteur s’en prenant à ses intérêts et à ses ressources participe de cette volonté de monter en puissance. L’amélioration de ses capacités de production et de mise en œuvre de sous-marins conventionnels sont un pas de plus vers l’élaboration de nouveaux partenariats commerciaux stratégiques, faisant inévitablement concurrence au français Naval group. Le récent échec lié à l’avènement de l’alliance AUKUS mérite qu’une attention particulière soit portée à la structure du marché de la zone asiatique. La Corée du Sud tend à jouer un rôle croissant dans cette région, et peut devenir un compétiteur de taille, à en croire sa nouvelle doctrine militaire reflétant sa volonté de puissance.

Hugues de Courrèges d’Agnos

Pour aller plus loin :