La proclamation d’un nouveau Calife, le 30 novembre dernier, à la tête de l’état islamique nous offre l’occasion de revenir sur un des outils de puissance, véritable pilier sous le Califat : la constitution de services de renseignements à la structure comparable aux services d’États occidentaux.
Définir le terrorisme n’est pas chose aisée, puisque absente du code pénal. Le livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, précise – pour tenter de combler ce vide juridique – notamment que le terrorisme frappe « sans discernement des civils [et que] la violence [qu’il déploie] vise d’abord à tirer parti des effets que son irruption brutale produit sur les opinions publiques pour contraindre les gouvernements ». Le terme a pour origine épistémologique la “terreur”. Ainsi, les fidèles qui choisissent la voie du jihadisme ont avant tout un objectif clair : semer la terreur et déstabiliser le gouvernement et la population ciblés, dans le but d’instaurer un état islamique (Dawla Islamiya). L'État islamique, avec Al Qaïda (AQ), représentent les deux principales organisations terroristes islamistes sunnites jihadistes dans le monde, chacune ayant des filières réparties sur plusieurs continents. Il faut toutefois noter que si le jihad renvoie à la notion de “lutte”, il en résulte de ces définitions, qu’al-Qaïda et Daech (acronyme de “Dowlat al-Islamiyah f'al-Iraq wa Belaad al-sham”) constituent deux organisations islamiques et djihadistes, considérées conjoncturellement comme terroristes par certains acteurs nationaux et internationaux, et ayant adhéré aux thèses du salafisme.
S’il y a bien une filiation originelle entre les deux organisations, leurs stratégies demeurent différentes. Une différence parmi tant d’autres repose dans le fait que, contrairement à l’État islamique, Al-Qaïda ne contrôle aucun territoire a proprement parlé, mais se compose de plusieurs branches régionales très autonomes. A contrario, Daech mise sur la consolidation d’un Califat local en Irak et en Syrie pour servir de base à la conquête du monde, et le rassemblement de la Ouma (communauté musulmane dans le monde). AQ quant à elle, opère des attaques ciblées spécifiquement contre l’Occident, alors que l’EI mène aussi des actions contre les minorités et les populations, y compris en zone SYRAK (Syrie, Irak).
Si l’on s’accorde à dire que le Califat a pris fin en 2019, la menace terroriste demeure. Si le nom de Ben Laden a fait couler beaucoup d’encre, celui d’Abdullah Azzam semble parfois oublié des travaux de recherche. Il n’en résulte pas moins qu’il est considéré comme étant le père du jihad, mort dans un attentat à la bombe en 1989, et dont les successeurs continuent d'œuvrer en sa mémoire, afin de faire perdurer et de réaliser cet objectif. Il a notamment été précisé par la suite, par Abou Mohamed Al Suri, théoricien du jihad dès 2004 :« sans confrontation sur le terrain, et sans prendre le contrôle des zones, nous ne pouvons pas établir un État, ce qui reste l’objectif stratégique ». Ce dernier a aussi rédigé un manifeste du cyberdjihadisme, preuve ici-encore, d’une conscience des enjeux intrinsèques à nos sociétés modernes, et qui n’est pas nouvelle. L’EI se trouve sur plusieurs parties du globe, avec plusieurs filiales lui ayant prêté allégeance, principalement présents au Sahel et en Afghanistan. L’EIGS (État islamique du Grand Sahara), par exemple, est né suite au départ d’Abou Walid et de ses partisans, un groupe qui se veut dissident d'Al-Qaïda. L’EIGS a été absorbé par la suite, début 2019, par la wilaya de l’Afrique de l’Ouest, formée à l’origine par Boko Haram – qui sévit toujours de nos jours.
Il faut toutefois admettre une nuance, quant à la qualification des terroristes avec d’une part les « partisans », et d’une autre les « soldats du califat », qui est fondamentale. En effet, quand les « soldats du califat » sont évoqués, cela signifie que l’EI est à l’origine de l’opération conduite. Dans l’autre cas, il s’agit de sympathisants qui ont lancé une opération sans lien direct avec l’organisation, que l’on a coutume de qualifier de « loups solitaires ». Gilles Kepel, sociologue, déclare alors à ce propos, qu’il s’agirait plutôt d’un “jihadisme d’atmosphère”, dans lequel les individus auraient tendance à opérer seuls leurs crimes, tout en appartenant à un écosystème tant doctrinal que relationnel. Cet élément précis est primordial afin de comprendre les nébuleuses terroristes.
Naissance et origines de l’Amniyat
Comme détaillé dans le livre de Matthieu Suc, “Les espions de la terreur”, l’idée de l’armature de l’Amniyat provient d’Ali Mohamed, ancien officier des renseignements égyptiens. Il se rapproche de Al Zawahiri, qui lui demande d’infiltrer les services de renseignements américains. Après cette tentative qui a échoué, il épouse une citoyenne américaine et s’engage dans l’armée. Il s’occupera notamment, au fil des années, de briefings de soldats quant à l’islam radical, tout en ayant accés aux documents confidentiels de l’armée américaine, qui ne s’est pas méfiée de lui à l’origine. Il leur a même annoncé combattre “les rouges” en Afghanistan à plusieurs reprises. En réalité, durant ces voyages, il apprend aux soldats – de ce qui n’était pas tout à fait encore AQ – le savoir qu’on lui a transmis, comme par exemple le fait de ne pas se faire infiltrer par des espions occidentaux. En gravissant les échelons, il retient tout ce qu’il a appris là bas afin de l’appliquer pour leur cause.
Si il a finalement été interdit de sol américain puis arrêté par le FBI, il n’en demeure pas moins qu’il a initié les combattants à la mentalité occidentale, qu’il les a formés, rappelant alors la célèbre phrase « sois proche de tes amis, et encore plus proche de tes ennemis ». Ces derniers ont donc ensuite transmis et transposé ces savoirs jusqu’au cœur de l’EI, à Raqqa. Sur internet, plus tard, des modes opératoires sont détaillés, avec des termes bien précis, qui proviendraient même du KGB ou de la CIA. Ceci démontre qu’ils ont puisé leur organisation et leur stratégie auprès des services occidentaux, ont transmis ces savoirs – parfois même d’une prison à l’autre – et sont en réalité, bien loin de l’image d’individus irréfléchis que l’on peut parfois avoir d’eux.
L’Amnyat (dérivé du terme “sécurité” en arabe) a été détecté dès 2014, et démontre, déjà à l’époque, une importante organisation ainsi qu’une voie hiérarchique bien en place. En atteste l’exemple du parcours d’Abdelhamid Abaaoud qui avait déjà opéré plusieurs séjours en détention dès 2002, s’est radicalisé en prison, pour être nommé émir d’une katiba après avoir enregistré une célèbre vidéo dans laquelle il déclarait lutter contre « les murtards (apostats), les kuffars (mécréants), ceux qui nous combattent, ceux qui combattent l’islam ». Il a ensuite gravi les échelons, rejoignant l’Amniyat.
Une organisation structurée
L’Amnyat est adroitement structuré, adepte de méthodes précises, y compris en matière de contre-espionnage. Bien que cela puisse paraître paradoxal, plusieurs témoins ont rapporté qu’ils s’adonnent énormément à la torture. Les travaux de Matthieu Suc en la matière démontrent l’exemple de Maxime Auchard, jihadiste français, qui aurait été torturé à son arrivée au sein de l’EI pendant que d’autres combattants vérifiaient chaque aspect de sa vie privée en France. Ils ont d’ailleurs utilisé des contacts sur le territoire français afin de vérifier les dires de ce dernier. Cet exemple, loin d’être unique, démontre qu’ils ont réussi à s’organiser et à se structurer, à placer des capteurs humains dans plusieurs pays, malgré la distance géographique qui peut paraître a priori, comme étant un obstacle au fonctionnement de l’organisation.
On peut aussi observer que l’organisation s’est développée dans d’autres domaines, y compris sur l’éducation, dont l’embrigadement de jeunes enfants repose sur une véritable stratégie, traduite par la création à cet effet, d’un ministère dès 2014. En outre, des chercheurs québécois ont identifié des manuels scolaires conçus pour les écoliers au sein de l’EI, dans lesquels on peut constater que l’organisation inculquait aux enfants son idéologie rigoriste et violente. A titre d’exemple, dans les livres de mathématiques, on additionnait des mitraillettes et des grenades. En sciences, chaque chapitre s’ouvre sur une sourate du Coran, ce qui leur permet d’accentuer la religiosité de l’enseignement et de relier l’apprentissage du Coran, avec un type de contenu choisi, en fonction de l’interprétation qu’ils en font. Dans les livres de contes, on défigurait les personnages, toute représentation humaine étant interdite. Olivier Arvisais souligne à ce sujet que tous les visages d’humains et d’animaux sont brouillés, conformément à une vision rigoriste de l’islam.
La question de la fourniture du matériel, ainsi que de son utilisation relève aussi de l’organisation. A cet effet, de véritables camps d’entraînements ont été mis en place. Pour effectuer leurs entraînements, au sein des territoires de l’EI, sont installés de véritables camps allant même jusqu’à la création de forces spéciales, appelées les Qwat khas. Tant dans la recherche de renseignement que dans la préparation d’attentats, les services de renseignements créés sont divisés en plusieurs grands départements avec notamment l’Amn al-Askari (renseignement militaire), l’Amn al- Dawla (service de contre-espionnage) et l’Amn al-Kharji (service chargé des opérations extérieures). Ici aussi, apparaît une inspiration occidentale dans la structure même des services, qui correspond plus ou moins à celle des services occidentaux. En outre, un manuel, qui aurait été écrit par un membre de l’Amniyat et portant le titre “How to survive in the West” décrivait alors les manières à adopter pour tout combattant se trouvant en Occident, à savoir comment déjouer une filature ou encore les pratiques à mettre en place au quotidien, etc. C’est d’ailleurs après la lecture de ce manuel, en 2015, qu’un adolescent de dix sept ans a eu l’idée de frapper au fort de Béar et de décapiter un militaire. S’il a été arrêté, avant d’avoir pu passer à l’acte, la diffusion de ces manuels démontre une volonté d'embrigadement et une capacité de communication développée.
Plusieurs manuels ont suivi, comme celui portant sur d’autres sujets comme la survie en garde à vue, ou encore sur les techniques d’interrogatoire.
Les services prennent d’ailleurs en charge la sécurité des hauts dignitaires de l’organisation, en allant jusqu’à régulièrement les faire changer de kounya (nom de combattant) dans l'objectif de les faire passer pour morts, ou de rendre plus difficile le suivi opéré par d’autres services étrangers. Cette structuration et ce savoir-faire organisationnel permettent à l’EI de tenir malgré leur perte de territoire, certes conséquente. Ce n’est d’ailleurs qu’après les attentats de Bruxelles que les autorités ont pu récupérer l’ordinateur du commando, précieuse source d’informations sur le fonctionnement du groupe. Ils ont alors appris que ceux qui planifient les attentats passaient, par exemple, par des boîtes aux lettres mortes avec clés à codes, se laissaient des messages sans avoir de discussion directe entre eux.
Matthieu Suc a notamment étudié le processus de choix des projets portés par l’organisation dans ses enquêtes, mettant en avant que le gouvernement de l’état islamique, équivalent d’un conseil des ministres – est consulté par le chef de celui qui est en charge des Opex (Opérations extérieures), avec le calife en place – ils regardent si selon leur interprétation le projet présenté est conforme à leur idéologie et à leurs objectifs. Suite à cela, le chef des Opex travaille le projet, très probablement avec d’autres cellules avant son lancement.
En outre, le contrôle de la propagande et des communications est un pilier central dans la surveillance du territoire. Chaque lieu relié à internet dans le califat était sous l’égide de l’organisation, qui surveillait même les conversations des combattants avec leur propre famille. À ce titre, la police islamique, avant la chute du califat, dépendait directement de l’Amniyat.
Madeleine Robbin
La seconde partie de cette analyse paraîtra le 14 février. Dans la continuité de cette analyse historique et structurelle des services de renseignement de l'État Islamique, elle ouvrira le sujet sur la participation sous-estimée des femmes dans l'organisation, et présentera l'épée de Damoclès que l'EI représente pour la France aujourd'hui encore.
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