Acteurs avant-gardistes dans la refonte d’une stratégie d’influence en Afrique, des entreprises privées du secteur de la défense et de sécurité étaient auditionnées le mois dernier à l’Assemblée Nationale. Trois dirigeants d’entreprises françaises implantées en Afrique partagent leur expérience pour fonder les bases d’une nouvelle approche française en Afrique en matière de sécurité et de défense.
Le 7 février dernier s’est tenue une audition à la Commission de la défense de l’Assemblée Nationale. On comptait parmi les personnes auditionnées Jérémie Pellet (Directeur Général d’Expertise France), le Général Didier Castres (Président de GEOS Groupe) et Samuel Fringant (Président Directeur Général de Défense Conseil International). Cette audition visait à faire un constat sur les activités françaises privées en matière de défense et de sécurité en Afrique. Dans le cadre de la récente nomination de Jean-Marie Bockel par Emmanuel Macron comme « envoyé personnel » sur le continent africain, et dans un contexte d’hostilité croissante des populations et États africains vis-à-vis de la France, notamment en Afrique de l’Ouest, l’heure est à la refonte d’une stratégie française pour l’Afrique.
Expertise France (EF), GEOS et Défense Conseil International (DCI) constituent, chacune à leur manière, des relais d’influence pour la France sur le continent. Elles permettent de maintenir un lien avec ces États africains et offrent des opportunités nouvelles pour la (re)construction d’une relation pérenne avec ce continent.
Les différents intervenants ont ainsi partagé, après un rappel de leurs activités sur le continent africain, quelques suggestions quant à la posture à adopter vis-à-vis des partenaires africains de la France. Tous les trois semblent s’accorder sur la montée en puissance d’une Equipe France en Afrique, mieux coordonnée qu’elle ne l’est aujourd’hui. De leur point de vue, ce ne sont pas les talents qui manquent, mais bien la volonté et une stratégie politique vis-à-vis de l’Afrique.
Une approche par la demande et l’amélioration d’une Equipe France pour mieux s’implanter
Jérémie Pellet, Directeur Général d’Expertise France, utilise son retour d’expérience pour mettre en évidence deux points fondamentaux à inscrire au cœur de la stratégie française pour l’Afrique. La mission d’Expertise France est de « Projeter, mobiliser l’expertise française à l’international, dans tous les domaines ». Expertise France est fortement impliquée en Afrique, qui représente 50% de son activité. Elle opère dans divers domaines, y compris la coopération de sécurité et de défense. Contrairement à la perception selon laquelle les activités françaises en Afrique régressent, Jérémie Pellet souligne une progression de ces activités. Il affirme qu’il existe une demande croissante pour les compétences françaises sur le continent. Les activités d’Expertise France en témoignent ; au cours des cinq dernières années, l’agence a doublé son activité, atteignant un chiffre d’affaires de 390 millions d’euros en 2023. Parmi les 175 nouveaux projets de coopération dans le monde réalisés par EF en 2022, deux tiers l’étaient en Afrique et au Moyen-Orient.
Jérémie Pellet identifie deux points fondamentaux pour maintenir la présence française en Afrique. Il recommande d’une part d’adopter et de pérenniser une approche par la demande, en alignant les actions sur les besoins exprimés par les pays africains partenaires. Il rappelle que c’est en ces termes que le Président de la République a décrit au sénateur Jean-Marie Bockel la mission qu’il lui a confiée : « bâtir avec les pays africains des partenariats renouvelés, équilibrés et mutuellement bénéfiques, assumant pleinement nos intérêts » basés sur leurs besoins, leurs demandes et leur volonté d’action propre. D’après le patron d’EF, ni la France, ni l’UE ne doivent adopter une posture prescriptive vis-à-vis des États africains. La seule posture valable est celle de l’efficacité des actions, garantissant durabilité et maintien en conditions opérationnelles du soutien apporté.
Pour le directeur général d’Expertise France, il est ensuite nécessaire d’améliorer l’Équipe France qui, pour le moment, est un peu éclatée. Les acteurs français de la sécurité et de la défense se font concurrence dans la région alors que la concurrence étrangère est mieux organisée et parle davantage d’une seule voix. Il suggère donc de mieux coordonner les acteurs français en Afrique pour réussir à répondre aux besoins des partenaires africains de la France de manière plus complète.
Par quoi remplacer la présence militaire française, amenée à diminuer sur le contient ?
Jérémie Pellet considère qu’il n’y aura pas de développement sans sécurité en Afrique et qu’il faut réussir à articuler les deux pour garantir un développement durable sur le continent. Sur ce sujet, le Général (2S) Didier Castres, Président de GEOS Groupe, fort de son expérience dans les armées et à la tête d’une entreprise privée, offre un point de vue affuté sur l’influence française en Afrique.
A l’instar d’Expertise France, GEOS réalise plus de la moitié de son activité en Afrique (50M€ de chiffre d’affaires). Les activités du groupe en font un capteur particulièrement pertinent de la région. L’entreprise propose à ses clients une aide à l’implantation et au développement commercial d’entreprises ou d’organisations institutionnelles en leur garantissant les conditions de sécurité nécessaires à l’exercice de leur mission, à leur mobilité et à leur implantation. GEOS propose également de faciliter l’insertion d’ONG, d’organisations professionnelles ou institutionnelles dans les pays à risque, par de la formation en environnement hostile. Elle peut également suppléer ses clients dans la mise en place d’expertise dès lors qu’ils ne souhaitent pas engager leur propre personnel dans des zones à risque. Enfin, GEOS propose un service d’assistance et la maîtrise d’ouvrage de projets complexes, depuis le conseil jusqu’à la réalisation du projet. L’entreprise est, par exemple, chargée de la gestion complète du port d’Abidjan (sécurité, gestion des entrées et des sorties, gestion des taxes…).
Le Général Castres considère qu’une entreprise privée comme GEOS présente des atouts mieux adaptés au terrain africain que ne peuvent l’être les historiques actions étatiques sur le continent. La basse visibilité des activités d’une entreprise qui n’agit jamais tout à fait sous le drapeau français et qui intervient grâce à des acteurs locaux, permet une moindre exposition. Notons également que le retrait du terrain des salariés d’une entreprise est bien plus simple que celui des opérationnels des armées ; réversibilité offrant une grande flexibilité d’action. Le recours à une entreprise privée permet également une diminution du coût (peu de frais administratifs et logistiques).
La caractérisation des « Afriques », une étape essentielle pour comprendre l’environnement
Le Général Castres dispose à la fois d’une solide expérience dans les armées françaises et dans ce groupe privé, ce qui enrichit d’autant plus sa compréhension du terrain africain. Il dispose ainsi d’une autorité qui crédibilise davantage les quelques suggestions partagées aux députés ce jour-là.
Distinguant quatre « Afriques », le président du groupe GEOS considère qu’il faut commencer par caractériser ces Afriques. L’Afrique de l’ouest et le Sahel qui est l’Afrique des risques et des frottements stratégiques avec les compétiteurs étrangers. C’est de cette Afrique là que la France est en train de se faire expulser. Il identifie ensuite L’Afrique de la francophonie ; c’est l’Afrique des ressources stratégiques. Il mentionne alors l’absence de la France sur des gisements découverts au Zimbabwe par exemple (contrairement à la Chine et à la Russie). L’Afrique australe serait l’Afrique du business (ex : Afrique du Sud). Enfin, l’Afrique de l’Est serait l’Afrique des canaux commerciaux.
Dans toutes ces Afriques, et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest, il estime que la stratégie française devrait être axée sur un investissement immatériel et discret. Cela passerait par la mise en place d’un réseau d’entreprises de confiance, par l’externalisation d’un certain nombre d’actions régaliennes vers des entreprises privées afin de les rendre plus efficaces, et par une sortie de la logique d’offre pour entrer dans une logique de réponse à la demande. Il suggère enfin la mise en place d’une structure capable d’intégrer de nombreuses capacités. Il affirme que la France dispose des métiers, des expertises et des talents, mais qu’elle doit parvenir à les organiser et les coordonner.
Offrir une formation en tant qu’opérateur, une stratégie gagnante pour DCI
Samuel Fringant, Président Directeur Général de Défense Conseil International, partage l’expérience de DCI en Afrique et met en évidence le rôle que peut jouer la formation au cœur d’une stratégie française en Afrique. Le business modèle de DCI repose principalement sur des prestations de services liées à la formation, au conseil et à l’assistance technique des armées des pays partenaires de la France, dans le domaine de la défense et la sécurité. A ce titre, l’entreprise se présente comme « l’opérateur du transfert du savoir-faire du ministère des Armées au profit des partenaires de la France ». Samuel Fringant insiste alors sur le fait que DCI constitue « un outil d’influence très particulier au bénéfice ou à la disposition du ministère des Armées. »
En l’occurrence, si DCI n’avait presque pas d’activités en Afrique il y a quelques années, le continent représenterait 15% de son activité en 2024. Ce développement est notamment dû à l’accélération du recours à la Facilité Européenne pour la Paix (FEP) depuis le début de la guerre en Ukraine. Cet instrument de partenariat dans le domaine de la défense a permis à DCI de devenir, au-delà d’un opérateur des armées françaises, un opérateur pour l’UE et l’OTAN. L’entreprise réalise et réalisera par exemple les contrats suivants : la formation de pilotes d’hélicoptère algériens, la fourniture de capacités de renseignement au Bénin et en Mauritanie, la fourniture de munitions de petits calibres destinées à l’entraînement des forces somaliennes, la reconversion de personnels mauritaniens en fin de carrière.
Suite au constat de cette croissance des activités de DCI en Afrique, Samuel Fringant identifie trois points majeurs pour un développement réussi en Afrique : une bonne compréhension des besoins des États africains, une spécification des savoir-faire dans les domaines les plus critiques (ex: cyber, renseignement…), la mise en place d’une meilleure coordination des activités avec le réseau français des attachés de défense en Afrique.
Les bases essentielles d’une stratégie française pour l’Afrique
D’après les intervenants, les concurrents étrangers sont très nombreux en Afrique. Ils sont offensifs et mieux organisés. Une stratégie française pour l’Afrique ne peut donc pas souffrir de défaut d’organisation. Afin de garantir une présence française et un développement des activités en matière de défense et de sécurité en Afrique, les trois visions des intervenants auditionnés convergeaient finalement vers les mêmes éléments : décentrer, proposer du sur-mesure à échelle régionale ainsi que des formations, et coopérer entre acteurs français sur place.
En effet, Il apparaît nécessaire de chasser de notre approche les valeurs républicaines car elles sont contestées partout ; elles ne sont pas universelles. Elles ne doivent en aucun cas servir de point d’entrée, comme cela pouvait être le cas jusqu’alors. Il est important de comprendre le besoin des partenaires africains de la France, de se décentrer de la vision occidentale.
Les Français ont tendance à proposer du prêt-à-porter aux pays africains, comme s’ils connaissaient mieux leurs besoins qu’eux. Les acteurs français peuvent continuer à les aider à identifier leurs besoins par des missions d’assistances techniques, mais il n’est plus pertinent de leur apporter une solution préétablie. Aussi, c’est au niveau territorial que tout se joue. Adopter une approche sécuritaire territoriale impliquant une compréhension du local et mobiliser les acteurs intéressés tels que les ONG et les acteurs publics font partie des solutions à prendre en compte. Proposer du sur-mesure s’avère alors essentiel, tout comme mettre l’accent sur les services de formation. Les Britanniques forment deux fois plus d’officiers supérieurs et les Américains quatre fois plus que les Français. Les acteurs français en Afrique devraient parvenir à rattraper cet écart. Le domaine de la formation est un formidable levier d’influence dès lors qu’elle est utilisée à bon escient : enseignement de la langue, enseignement du savoir-être militaire et animation et entretien du réseau de stagiaires grâce à la fraternité d’armes.
Réduire cet écart doit passer par une meilleure coopération entre acteurs français, rivaux en Afrique contrairement aux concurrents étrangers qui collaborent systématiquement. Cette nécessité de coopération s’adresse aux acteurs privés comme aux acteurs publics ; leur approche sur le continent africain se doit d’être coordonnée. Le Général Castres aspirait dans son intervention à la création d’un CPCPI (Centre de Planification et de Conduite des Projets Intégrés), ou d’une structure privée chargée de cette mission de planification, de coordination et d’intégration. Affaire à suivre !
Paul Lecomte
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