L’ADIT devient l’actionnaire majoritaire de Défense Conseil International (DCI), l’un des bras armés de l’État français permettant de projeter son expertise à l’international dans le domaine militaire. La privatisation de DCI s’inscrit dans un projet d’expansion de l’ADIT : ce champion européen de l’intelligence économique devrait atteindre les 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, cherchant à devenir un géant français du soft power.
Si la presse avait déjà dévoilé le projet fin 2023, la cession de Défense Conseil International (DCI) par l’Etat à l’Agence pour la diffusion de l’information technologique (ADIT) n’est officielle que depuis le 19 mars dernier, faisant suite à de longs mois de négociations et de procédures administratives.
Le business modèle de DCI repose principalement sur des prestations de services liées à la formation, au conseil et à l’assistance technique dans le domaine de la défense et la sécurité. A ce titre, l’entreprise se présente comme « l’opérateur du transfert du savoir-faire du ministère des Armées au profit des partenaires de la France ». Les statuts de l’entreprise mentionnent notamment une contribution de DCI au rayonnement de la France et du Ministère des Armées ainsi que de sa BITD, en plus d’une contribution au renforcement de la coopération de défense et de sécurité avec les pays partenaires et alliés de la France et de l’UE.
Ainsi, bien que méconnue du grand public, DCI constitue un relais d’influence important pour la France dans le monde. L’entreprise est notamment présente dans les pays du Golf, en Asie du Sud-Est et se positionne sérieusement en Afrique depuis quelques années.
DCI, une entreprise de conseil historique en France
Défense Conseil International a été formée en 2000 par la fusion de quatre entreprises qui structurent encore aujourd’hui l’organisation de ses activités : Navco, Airco, Desco et Cofras. La société a ensuite connu une évolution complexe de son actionnariat. D’abord attachée aux Offices de l’Armement (Ofema, Sofma, IGA et Sofresa) alors incontournables pour l’exportation des systèmes de défense, elle s’en émancipe en 2014 en rachetant 10% de son capital. En 2018, une tentative de recomposition avec Eurotradia ayant échoué, l’Etat devient actionnaire majoritaire en 2019.
Les détails de l’opération
Le Groupe ADIT monte au capital de la société à hauteur de 66%. Elle acquiert pour cela les parts de Sofema (33,33%) et 21,56% parmi les parts de l’Etat. Voici la nouvelle organisation du capital de DCI depuis le 19 mars 2024 :
Les enjeux autour de cette montée au capital
Le conseil d’administration de DCI respectera les participations respectives de l’Etat et du Groupe ADIT ; 4 administrateurs sont nommés par le Groupe ADIT et 3 sont nommés par l’Etat. En dépit de cette infériorité au CA, l’Etat possède, comme au sein de l’ADIT, une action de préférence élargissant son pouvoir sur la gouvernance de l’entreprise. On relève notamment un droit de veto sur les orientations stratégiques de la société et sur les potentielles opérations futures sur son capital. En somme, le projet vise à renforcer la position de l‘ADIT tout en préservant les intérêts stratégiques de l’État.
Concernant l’exécutif de DCI, l’Informé annonçait au début du mois de mars que la tête de l’entreprise changeait. La place de PDG serait modifiée pour un poste de Président et un poste de Directeur général. Après cinq ans de service, Samuel Fringant laisse son siège de Président de DCI au Général Didier Castres. Il est difficile de faire des prospectives sur les implications d’un tel changement de direction, bien que les 80% de salariés issus des armées devraient apprécier d’avoir à la barre un général cinq étoiles. Quant au poste de Directeur général, le mystère demeure.
Le projet de l’ADIT pour DCI : les perspectives de développement de l’opérateur des armées françaises
Le Groupe ADIT présente DCI comme une entreprise confrontée à un défi de croissance, mais avec un fort potentiel de développement. Ce développement prometteur résiderait en un maintien de ses activités d’origine, auprès de ses clients historiques (formation, conseil et assistance technique) et un développement vers d’autres zones géographiques, notamment en Afrique et en Europe de l’Est. DCI se doit également de monter en puissance dans la modernisation de ses services, notamment grâce à la digitalisation, et retrouver un lien fort auprès du ministère des Armées et des industriels français qui, à ce jour, ne considèrent pas toujours DCI comme un partenaire.
Avec 20% de croissance en 2021, l’entreprise de conseil permettrait ainsi à DCI d’atteindre ces objectifs. Experte en intelligence stratégique, due diligence et en diplomatie d’affaires, l’ADIT pourrait mettre mettre son savoir-faire au service de DCI.
Détail des objectifs : le potentiel de DCI à la loupe
Maintien des activités historiques de DCI
DCI est effectivement confrontée à un défi de croissance. Si l’entreprise conserve des bénéfices tout à fait satisfaisants (environ 11,5 millions d’euros en 2021 et environ 15 millions d’euros en 2022), l’entreprise peine à retrouver une croissance honorable de son chiffre d’affaires (3% de croissance en 2022, après une année 2021 marquée par une croissance négative). Certains contrats n’ont pas été reconduits ces dernières années, notamment l’historique contrat de formation de cadets saoudiens. Cette perte de souffle ne date pas d’hier. Avant même l’arrivée de son dernier PDG Samuel Fringant en 2018, l’entreprise connaissait des revers comme l’échec du contrat de formation des pilotes de chasse français en 2017 (alloué à son premier concurrent, le britannique Babcock).
Tous les contrats historiques ne sont pas des échecs pour autant, puisque DCI peut encore compter sur la lucrative Air Academy Qatar, où sont formés les pilotes d’hélicoptères qataris ainsi que les futurs pilotes de chasse sur Rafale. Ce contrat lui assure des entrées significatives et régulières.
Quoi qu’il en soit, l’entreprise de conseil sait qu’elle ne doit pas se reposer sur ces contrats et souhaite ouvrir son champ d’action. Ces derniers temps, la société semble avoir le vent en poupe auprès de l’Union européenne et de l’OTAN. Depuis 2022, le groupe dispose d’un bureau UE/OTAN à Bruxelles au sein de la Représentation permanente de la France auprès de l’UE, et capitalise sur certains mécanismes institutionnels ouvrant de nombreuses opportunités, notamment la fameuse Facilité européenne pour la paix (FEP, depuis 2021) qui booste une partie des activités de l’entreprise (comme toutes les activités d’assistance techniques). Si l’entreprise ne doit pas lâcher ses activités historiques, DCI doit en parallèle s’ouvrir vers d’autres zones géographiques et d’autres opportunités.
Développement de DCI vers d’autres zones géographiques
Le 7 février dernier, le Directeur général de DCI Samuel Fringant, était auditionné par la Commission de la Défense de l’Assemblée Nationale au sujet de « la politique de coopération française à l’égard de l’Afrique ». Dans le cadre d’une défiance croissante des populations et de certains Etats africains vis-à-vis de la France, il est intéressant de constater que ce continent offre pourtant de grandes opportunités pour DCI. La société se présente même comme un « acteur majeur de la coopération militaire Française, UE et OTAN, en Afrique ». Au regard de la croissance des activités de DCI sur le continent, cet adoubement est légitime. En 2019, l’Afrique représentait 0,1% des activités de la société (présence dans 3 pays). En 2023 DCI était présente dans 14 pays africains, et en 2024 le continent devrait représenter plus de 15% de son chiffre d’affaires.
DCI bénéficie en effet de nombreux contrats avec les Etats africains, tels que la formation de pilote d’hélicoptère algériens, la fourniture de capacités de renseignement au Bénin et en Mauritanie, la fourniture de munitions de petits calibres destinées à l’entraînement des forces somaliennes ou encore la reconversion de personnels mauritaniens en fin de carrière. Samuel Fringant parle ouvertement devant les députés de se positionner comme « outil d’influence de la France en Afrique ». Cette présence de DCI en Afrique est notamment liée à son accréditation PAGoDA (Pillar assessed grant or delegation agreement) auprès des autorités européennes.
Pour ce qui est de l’Europe de l’Est, l’ADIT compte se positionner en Ukraine sur la reconstruction du pays. Il est envisageable que l’entreprise ait alors des projets pour DCI dans cette région qui ne lui est pas inconnue. DCI dispensera, par exemple, des formations en guerre électronique en Pologne prochainement.
La montée en puissance des formations de DCI.
DCI a compris combien la formation d’officiers supérieurs constitue un relais d’influence important et un investissement pour la pérennisation des activités dans certaines régions. Ces formations possèdent un avantage certain dès lors qu’il est bien exploité : ces officiers sont amenés à occuper de hautes fonctions dans les états-majors. Il apparaît alors évident qu’une entreprise comme DCI, possédant des liens étroits avec les plus hauts décideurs militaires de nombreux pays partenaires, constitue un relais d’influence considérable, à la fois pour l’Etat, pour les industriels, et pour une entreprise comme l’ADIT.
Seulement, si DCI est l’un des seuls acteurs français positionnés sur ces formations d’officiers supérieurs, la concurrence internationale est rude. Les Britanniques en forment deux fois plus que les français et les Américains quatre fois plus. On trouve chez les Britanniques et les Américains des systèmes de coopérations de défense en matière de formation de militaires étrangers (les FMS). Il existe notamment un gros concurrent : Babcock International. Un des enjeux stratégiques pour DCI et l’ADIT résiderait donc dans l’entretien renforcé de ces liens avec leurs stagiaires officiers, et dans le grossissement de leurs effectifs au sein des formations.
Un autre aspect est une considération plus commerciale que stratégique. A l’ère du numérique, la demande en formations digitales est toujours plus grande. Celles-ci offrent une plus grande flexibilité aux clients comme à DCI (flexibilité sur les dates, sur le nombre de stagiaire, sur les contenus…) ; en outre, la digitalisation permet de grandement casser les coûts et d’être plus compétitif. La transformation digitale de DCI était un mouvement amorcé par Samuel Fringant avant qu’il ne soit question d’une évolution du capital, mais l’ADIT semble enclin à encourager cette démarche également.
La coopération de DCI avec les industriels français
L’ADIT, premier acteur de l’IE en Europe, semble vouloir intégrer pleinement DCI à la BITD française par la promotion d’une coopération entre les activités de l’entreprise et celle des industriels. DCI possède des liens historiques auprès de plusieurs MoD (Ministry of Defense) du Golf par exemple, des partenaires lucratifs pour les gros industriels français que la société pourrait davantage mettre en valeur. De la même manière, tout système de défense vendu à des partenaires étrangers requiert la formation des personnels militaires de ces partenaires. Faciliter le positionnement de DCI sur ces contrats de formation devrait être à la portée de nos industriels.
Cette relation gagnant-gagnant permettrait alors d’optimiser la promotion des technologies françaises dans le monde.
Le lien de DCI avec le Ministère des armées français
Il y a quelques mois, le PDG de DCI, Samuel Fringant, affichait son ambition de positionner DCI comme « opérateur de référence des armées françaises » dans la Loi de Programmation Militaire (2024-2030), crédibilisant davantage sa position de relai du savoir-faire des armées françaises et de la Direction Générale de l’Armement. Le Conseil Constitutionnel s’était cependant opposé à cet amendement de la loi. Privatisée, il est envisageable que ce défi soit encore moins accessible et que DCI doive accepter d’entrer dans un terrain plus compétitif en s’émancipant de son lien avec l’Etat.
Néanmoins, le 5 mai 2022, Florence Parly alors ministre des Armées, adressait une lettre en soutien du positionnement de DCI sur des projets de financement européens : « DCI conduit une mission d’intérêt général et constitue un organisme de droit privé investi d’une mission de service public, au sens de la réglementation européenne, en tant qu’opérateur du ministère des Armées ».
Quel est l’intérêt stratégique pour l’ADIT d’une telle montée au capital ?
La capitalisation de DCI étant supérieure à celle de l’ADIT, l’acquisition de près de 55% des parts représente tout de même un investissement conséquent pour le cabinet d’IE.
L’objectif de l’opération serait de créer un champion français du softpower qui détiendrait toutes les composantes de la guerre économique, afin de préserver l’influence et la souveraineté de la France dans le monde. DCI présente alors un atout d’influence important étant donné ses liens étroits avec les officiers et le MoD (Ministry of Defense) des pays partenaires de la France et de l’UE. Aussi, le récent positionnement de DCI sur des contrats européens (notamment liés à la FEP), très prometteur, semble en adéquation avec les stratégies de l’ADIT en Afrique et en Europe de l’Est.
L’idée est finalement de créer une plateforme de soutien au rayonnement des intérêts industriels et technologiques français de près de 500 millions d’euros. Le pari est important pour le leader de l’intelligence économique mais les perspectives de croissance sont grandes.
Une atteinte à la souveraineté nationale ?
Cette privatisation de DCI ne fait pas pour autant l’unanimité. Elle inquiète notamment une partie du monde politique. Les activités de DCI étant sensibles, une perte de contrôle de l’État sur celles-ci questionne. En outre, L’ADIT, bien que porte-drapeau de l’Intelligence Économique en Europe, demeure une société au capital majoritairement canadien. Devenu actionnaire majoritaire depuis 2022, le fonds Sagard avait permis à l’ADIT de se positionner à la hauteur de ses concurrents anglo-saxons. Notons alors que les statuts de l’ADIT prévoient que le canadien Sagard n’ait accès qu’aux informations financières de l’entreprise.
Nonobstant, Sébastien Lachaud, député LFI, interrogeait le gouvernement sur « ce qu’il compte entreprendre pour bloquer l’opération, dommageable pour la France et son influence dans le monde ». Laurent Jacobelli, député de la Moselle et référent du RN à la commission défense, dénonce également cette opération dans un communiqué de presse. Il soulève le paradoxe d’une telle opération dans un contexte où la France souhaite faire de l’influence une fonction stratégique.
Ainsi, cette opération est supposée ouvrir de nouveaux horizons à l’ADIT, avec un chiffre d’affaires se hissant désormais à plus de 420 millions d’euros et avec une volonté d’atteindre les 500 millions d’euros dans les années qui viennent. Philippe Caduc, directeur général de l’ADIT, maintient que l’intérêt d’un tel rachat est de fonder un champion français du soft power. Une ambition au service des intérêts de la France, à condition que la nouvelle filiation fonctionne.
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