Si on observe ces dernières années un retour des conflits de « haute intensité », les conflits dits asymétriques continuent de proliférer. À l’inverse des conflits conventionnels, ces guerres sont caractérisées par l’opposition d’une force armée régulière à une force armée irrégulière. De leur théorisation au Vème siècle jusqu’à leur universalisation après la fin de la Guerre froide, retour sur ces guerres asymétriques remises en cause par les nouveaux champs de conflictualité.
Une asymétrie des acteurs
Selon Philippe Boone, responsable des études prospectives au ministère des Armées, « la guerre asymétrique, c’est l’absence de correspondance entre les buts, les objectifs et les moyens de forces belligérantes ». C’est donc un conflit qui oppose des combattants dont les forces militaires, sociologiques et politiques sont inégales. Les guerres suivant ces typologies rassemblent d’un côté des acteurs étatiques reconnus à l’international et responsables pénalement devant le droit international, à des forces non conventionnelles, disposant de faibles moyens techniques. Ce grand nombre d’acteurs, en apparence faibles, utilisent des moyens limités, moins techniques, et sont donc obligés d’utiliser des méthodes et tactiques de guerre non-conventionnelles, parfois sur le modèle de la guérilla. On peut définir ce type de conflit comme des combats d’unités mobiles pratiquant des guerres de harcèlement, d’embuscades et ce mené par des unités irrégulières ou des troupes de partisans sans ligne de front. Ces acteurs ne sont pas toujours reconnus par les instances internationales. La guerre asymétrique se manifeste ainsi dans quatre domaines : l’asymétrie des moyens, l’asymétrie d’identité, l’asymétrie juridique, l’asymétrie des volontés.
L’idée même de conflit asymétrique date du Vème siècle avant J.-C. à travers Sun Tzu et son œuvre L’Art de la guerre. Selon lui, les guérillas sont fondées sur le renseignement, l’embuscade, sur l’art de la tromperie à l’instar de la force brute. De telles stratégies permettent d’affronter le « fort » au travers de longues confrontations de faible intensité. L’Histoire nous en donne quelques exemples, comme le chevalier Du Guesclin et ses mercenaires combattant l’occupant anglais au Moyen Âge ; la résistance française face à l’occupation allemande lors de la Seconde Guerre mondiale ; ou bien encore les guerres de décolonisation algérienne ou indochinoise. La guerre asymétrique est une guerre sans front et sans uniforme. En général et sauf exception, les combats asymétriques peuvent se caractériser par l’absence de ligne de front géographique bien définie.
La fin de la Guerre froide et l’éclatement du bloc soviétique entraînent dans le monde entier le retour d’un certain nationalisme et d’idéologies accompagnés d’un réveil des tensions territoriales, ethniques ou religieuses. En ce sens, les guerres dites asymétriques représentent la majeure partie des conflits contemporains depuis la fin du XXe siècle et plus particulièrement de la Guerre froide. Selon l’avocat suisse Raphaël Baeriswyl, « la vraie asymétrie résulte davantage de l’évolution de la société et de ses normes que des méthodes de combat ». L’asymétrie est alors définie comme une situation qui amène « à réfléchir, à s’organiser et à agir différemment vis-à-vis de l’adversaire afin de maximiser ses propres avantages, d’exploiter les faiblesses de l’autre, de prendre l’initiative ou de gagner une plus large liberté de mouvement ». L’objectif est de convertir la supériorité de l’adversaire en faiblesse.
L’émergence de la guerre asymétrique parallèlement aux conflits conventionnels
La guerre symétrique demeurait pendant longtemps peu probable en raison de l’existence et de la puissance de l’arme nucléaire. Bien que la guerre russo-ukrainienne remette en question l’idée de fin des conflits conventionnels, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et plus encore la fin de la Guerre froide, les instances supra-étatiques ainsi que l’arme nucléaire représentent un obstacle à l’avènement d’un conflit conventionnel, et mènent à l’émergence et au développement d’autres moyens d’actions et tactiques de combat.
Certaines instances supra-étatiques telles que l’ONU ou la cour pénale internationale ont été établies afin de gérer les conflits et tensions à l’international et de maintenir la paix. Certaines règles limitent le champ d’opération des États, ce qui entrave l’établissement d’opérations militaires, leur action et leur légitimité. On retrouve donc une asymétrie entre des acteurs responsables devant le monde et des acteurs qui peuvent se permettre d’enfreindre ces règles. L’objectif est ici d’exercer un contrôle et d’empêcher des conflits qui pourraient se dérouler sans aucune légitimité. Les acteurs non-étatiques qui ne se définissent pas par ces règles sont plus enclins à commettre des exactions et des crimes de guerre.
Ces éléments peuvent être replacés dans la suite de l’idée de « guerre juste ». Conceptualisée par Saint-Augustin au IVe siècle, il s’agit d’un ensemble de règles de conduite morale définissant à quelles conditions la guerre est une action moralement acceptable. L’idée de Saint-Augustin est aujourd’hui reprise par les instances internationales qui définissent les critères et actions justes à mener lors d’un conflit.
De nouveaux moyens au service des guerres asymétriques : influence, guerre informationnelle et terrorisme
Depuis 1990 coexistent plusieurs combats de haute intensité (guerre en Irak, Afghanistan…) et des « missions de basse intensité » (contre-terrorisme en Occident). Cela mène à une mutation des stratégies militaires ainsi qu’à l’émergence d’un nouveau vocabulaire sur la scène de la sécurité internationale.
Depuis que le conflit entre Israël et le Hamas a été ravivé, de nombreuses photos générées par intelligence artificielle (IA) circulent sur la toile. Représentant par exemple des enfants en pleurs tentant en vain de s’extirper de décombres, ces IA sont régulièrement utilisées par les manifestants hostiles à l’un des deux camps. En ce sens, les manifestants peuvent répandre leurs idées à travers le monde et affecter le « fort » en agissant à leur échelle. La guerre informationnelle, à travers l’influence, la manipulation et l’acquisition d’informations s’avère être une forme de guérilla.
Le 11 septembre 2001, les États-Unis se lancent dans une guerre globale contre les groupes terroristes, manifestant une forme d’asymétrie. Attaques suicide, véhicules piégés, bombes, ces plans d’action utilisés notamment par certains groupes terroristes tels que l’État islamique sont d’autant plus dévastateurs qu’ils s’inscrivent dans une dimension transnationale.
La guerre informationnelle, puissante arme des guerres asymétriques
La guerre asymétrique se gagne en occupant l’espace immatériel, à travers le champ de la communication. Elle comprend deux aspects : d’une part l’aspect négatif, visant à contrecarrer les échanges d’informations de l’adversaire en le privant d’informations dont il a besoin ; d’autre part la prise d’initiative pour briser le monopole sur le « marché des émotions », et toucher les populations à travers les médias et les réseaux. En reprenant la trinité clausewitzienne, il est impossible d’atteindre les objectifs politiques de la guerre sans l’appui du peuple. Avec l’essor des médias et des réseaux sociaux, il est possible de toucher l’opinion publique plus facilement et à plus grande échelle. L’accès à l’information n’a jamais été aussi facile, les médias jouent donc un rôle primordial dans ces guerres asymétriques.
La guerre informationnelle est une forme de guerre asymétrique dans les moyens utilisés. (L’objectif est pour l’État de garantir sa supériorité.) Plusieurs moyens la servent : l’acquisition d’informations, l’influence et la manipulation d’informations (désinformation), ou encore la neutralisation des systèmes d’informations de l’adversaire. De cette manière, un État peut divulguer une fausse information sur un adversaire et l’amplifier. Dès lors qu’un pays s’autorise un tel procédé et pas son adversaire, une forme d’asymétrie s’installe. De la guerre informationnelle découle la guerre cognitive, jusqu’ici trop peu prise en compte par nos armées. En 2021, le CEMA (Chef d’état-major des Armées) Thierry Burkhard expliquait vouloir « gagner la guerre avant la guerre ». Autant dire s’assurer de battre l’adversaire sans même le combattre de manière frontale. Selon un lieutenant colonel de l’état-major des Armées « la guerre cognitive, c’est l’ensemble des méthodes qui permettent de fragmenter une population, de développer des émotions, comme la colère, le doute, ce qui permet de faire que cette population s’autodétruise de l’intérieur à partir d’outils et de méthodes qu’on applique soit au niveau des individus, soit au niveau d’une population. ». L’objectif est ici « d’altérer le schéma de raisonnement et de réflexion d’un ou plusieurs individus sur un terme que l’on espère le plus long possible afin d’imposer sa volonté à un ennemi identifié ». Le but est donc de modifier les perceptions, les croyances de l’adversaire à travers l’emploi des différentes technologies d’information et de communication. En ce sens, la guerre cognitive dépasse le cadre de la guerre informationnelle ; le biais cognitif devient un but à atteindre ; il n’est pas une conséquence comme lors de guerres traditionnelles (syndrome post-traumatique). La guerre cognitive peut avoir des répercussions irréversibles. Elle devient donc un nouveau champ de conflictualité pouvant se révéler dévastateur sans être meurtrier.
Les frontières de l’asymétrie
Bien que les termes soient très proches, les guerres asymétriques sont à dissocier des guerres dissymétriques. Une guerre dissymétrique représente l’affrontement entre deux adversaires dont les forces sont semblables dans leurs moyens, mais non dans leur proportion. Ceci s’est observé lors de la guerre du Golfe entre 1990 et 1991, qui opposait l’Irak à une coalition de 35 Etats dirigés par les Etat-Unis, suite à l’invasion du Koweït par l’Irak.
Avec l’évolution des technologies s’ouvre un nouveau théâtre d’opérations : le champ du cyber, où l’asymétrie disparaît car les deux camps ont les mêmes possibilités d’action. Le piratage de données est de plus en plus courant, les deux camps ayant accès aux mêmes moyens ; la guerre investit alors de nouveaux terrains, plus difficilement délimitables.
Depuis la fin de la Guerre froide, l’ensemble des acteurs ont accès à des armements diversifiés. Les belligérants ont parfois les mêmes moyens que les armées conventionnelles. L’État Islamique, par exemple, a réussi à se positionner géographiquement et à créer un califat en Irak, et ce grâce à un panel d’armes ressemblant fortement à une armée conventionnelle et non pas uniquement des fusils d’assaut, kalachnikov, etc. On bascule donc dans une guerre dissymétrique.
Par définition, les guerres symétriques entre États tendent donc à disparaître. Néanmoins, des conflits interétatiques ressurgissent, s’étendant cette fois sur des champs de conflictualité bien plus larges comme celui du droit où les États imposent de multiples normes comme celles sur les transports maritimes par exemple. Les champs informationnels et cyber deviennent également de nouveaux champs de conflictualité. De cette manière, en 2020, Solarwinds, un fournisseur informatique américain, subit une cyberattaque. Très vite, les Américains dénonceront les Russes.
Les guerres asymétriques sont donc représentatives des conflits du XXe siècle, mais restent à nuancer avec le retour des conflits de haute intensité. Le monde contemporain vit aujourd’hui entre paix hégémonique et guerres régionales. Certaines armées postmodernes ayant de plus en plus de missions multinationales apparaissent avec de nouveaux types de menaces non plus restreintes à l’échelle des Etats. En ce sens, avoir une armée conséquente n’est plus forcément un avantage. On entre dans une nouvelle ère de guerre avec la puissance des médias, des réseaux, du cyber où le nombre de morts n’est plus un élément décisif. Néanmoins, des « régulateurs collectifs de la violence » comme l’ONU ou l’OTAN tentent de réguler, voire de résoudre ces conflits. La guerre asymétrique, c’est finalement la guerre du faible au fort, une guerre que le plus fort croit trop souvent imperdable.
Marin Lancrenon
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