Il est constant que le droit est une des armes de l’affrontement industriel et commercial global et actuel, notamment dans sa dimension ayant trait à l’intelligence économique [1]. Il est cependant légitime de s’interroger pour savoir si le droit n’est-il pas à son tour devenu depuis quelques années un des champs de bataille de la guerre économique, après en avoir été une des composantes majeures ?
Pour rester dans le champ lexical belliciste, il n’est pas incongru d’affirmer que le droit positif d’un état n’est autre que la loi du vainqueur (celle de l’envahisseur, comme celle d’une majorité). Historiquement, il faut se souvenir de quelle manière le Code civil français de 1804 a prospéré sur le continent européen avec la progression des armées de l’Empire[2]. Il en fut de même, le siècle suivant, avec l’expansion coloniale française. Et bien auparavant, les cohortes romaines avaient propagé le droit romain dans les possessions conquises sur le pourtour de la Méditerranée.
A l’heure de la mondialisation, la France serait-elle désormais passée dans le camp des vaincus ? En effet, de la même manière que la France a enregistrée, en 1946, une défaite culturelle contre les Etats-Unis d’Amérique à l’issue des accords Blum-Barnes[3], un autre échec s’est plus récemment inscrit en matière comptable et financière par l’introduction des normes IFRS s’imposant à la (re)présentation des comptes sociaux des groupes de taille internationale, lesquelles ont depuis lors révélé et accentué la crise financière de 2008.
Précisément, le droit, qui est une dimension non négligeable en matière de conquête des marchés et de dépendance économique, ne doit pas être relégué à un simple instrument non efficient. Il est nécessaire d’affirmer la place du droit dans le cadre du choc des cultures, et davantage dans le choc des civilisations, notamment en matière de rayonnement et de puissance économique.
Le défi actuel qui appartient aux Européens réside donc dans la reconnaissance et l’affirmation du droit continental. Le droit, dans son essence même, sert d’étalon et de norme aux entreprises humaines et aux activités commerciales, c’est pourquoi il met en exergue les traits saillants de sa substance en termes de sécurité et d’influence. Il s’agit donc bien d’une arme offensive, une ogive redoutable de la guerre économique. C’est en ce sens probablement que Maurice Barrès affirmât : « Où manque la force, le droit disparaît ; où apparaît la force, le droit commence de rayonner ».
I. DROIT CIVIL CONTRE COMMON LAW
Ce clivage n’est pas nouveau et d’aucuns se sont saisis du sujet précédemment pour en analyser les tenants et aboutissants[4]. A cet égard, même si le différend n’est pas toujours aussi ténu dans les faits, on peut néanmoins aisément dégager les lignes d’affrontement, l’opposition reposant essentiellement sur la hiérarchie des normes. Traditionnellement, on distingue les deux pratiques dans le rapport à la Loi.
Il est couramment admis que le droit continental, qui affirme la primauté du Code civil et ses droits dérivés, se traduit par la prééminence de la Loi sur la volonté des parties que l’on retrouve cantonnée dans le contrat[5]. Plus largement, la loi est perçue comme l’expression de la volonté générale, raison pour laquelle elle a une valeur absolue.
A contrario, le droit coutumier (qui est une traduction du common law), fait prévaloir le Contrat, comme affirmation de la liberté contractuelle et de l’autonomie de la volonté des parties. Par conséquent, le juge ne peut défaire ce que les cocontractants ont voulu, tandis que le droit continental souffre davantage l’immixtion du juge dans le contrat, au nom de l’ordre public, expression de l’intérêt général et supérieur.
Mais la ligne de démarcation juridique ne s’arrête pas à cette seule généralité. Ayant évoqué le rôle de juge, précisément, en matière procédurale, les règles diffèrent largement. Ainsi, en droit continental, le procès est mené sur le mode dit « inquisitoire », ce qui laisse toute faculté au magistrat pour conduire les débats. Il est maître du déroulement de l’audience et juge du choix des pièces et du mode opératoire de constitution de la preuve[6].
En droit coutumier, si le juge n’est pas moins un acteur du procès, la justice étant nommée « accusatoire », il est relégué à un statut d’observateur des moyens et pièces produits par les parties, selon leur propre calendrier. Les parties – et leurs avocats – prennent l’initiative et la direction des débats. Cela se constate notamment dans la procédure dite de « discovery » aux termes de laquelle les parties au procès se mettent d’accord par convention, sans intervention du magistrat, sur les pièces et témoignages à présenter à ce dernier. C’est la traduction, dans la pratique, de la notion de droit collaboratif, récemment introduite en droit positif français par la procédure participative[7].
De même, la jurisprudence a une valeur supérieure, à l’instar de l’absence de constitution écrite du Royaume-Uni souvent citée à titre d’exemple.
Le trait peut être jugé caricatural, mais néanmoins c’est ainsi que peut se résumer la fracture entre ces deux conceptions que tout, sinon beaucoup, oppose. Au-delà, cette césure juridique trouve son prolongement et se traduit par l’influence et la place du droit en matière économique, où précisément, le droit est souvent interprété en matière d’avantage concurrentiel.
II. INTERDEPENDANCE, DEPENDANCE OU INFEODATION ?
Cette lutte serait sans incidence si, effectivement, elle ne se traduisait pas par la conquête de parts de marché du droit. A cet égard, on peut souligner l’importance de la notation annuelle établie par la fondation Doing Business, déclassant volontairement les pays de droit continental (affirmant que le common law offre davantage de garantie et de sécurité juridique des actes)[8]. De même, l’association Transparency International publie chaque année une étude qui se veut un baromètre établi sur la perception de la corruption dans le milieu des affaires, pays par pays. La France, à l’instar des états de droit civil, se trouve mal notée. Ce faisant, le common law s’affirme comme la pratique usuelle incontournable, voire comme un modèle indépassable de la pratique des affaires, au détriment du droit continental. C’est l’affirmation dans le monde économique de la loi du for que connaissent bien les praticiens du droit international privé.
Cette bataille n’est pas neutre sur le terrain de la globalisation des échanges, dans la mesure où le droit est partie prenante dans la traduction des relations commerciales.
Ainsi, il est patent de relever que :
- « La capacité des entreprises à exporter dépend en grande partie du cadre juridique qui les contraint dans le pays d’importation et dans lequel elles déploient localement leurs initiatives ;
- Pour exporter du droit, il faut d’abord exporter des professionnels : dans les années 70, les anglais ont favorisé l’exportation de leurs juristes, notamment les avocats des banques britanniques, ce qui explique qu’aujourd’hui le droit financier international soit largement d’inspiration anglo-saxonne. »[9]
En effet, autre phénomène visible et révélateur, la présence et l’implantation des cabinets anglo-saxons dans les pays de droit civil, qui se traduit dans les faits par l’extension et la revendication des pratiques issues du common law.
Il s’agit bien là de la progression du droit coutumier par la pratique du soft power soutenu par des cellules pudiquement appelées « affaires civiles » et qui sont dans la réalité de véritables lobbies, imposant des normes internationales qui mécaniquement amenuisent la part du droit civil au bénéfice du common law, lequel s’impose in fine comme étant le plus petit dénominateur commun à l’échelle universelle, certes, mais donc plus apte à être embrassé par tous. Certains y voient davantage un moins-disant juridique, voire du dumping. Il est néanmoins avéré que « la mauvaise monnaie chasse la bonne »[10].
III. REPRENDRE L’AVANTAGE ?
A défaut de répondre à cette offensive, il faut chercher un nouveau point d’équilibre pour éviter que l’influence du droit civil ne faiblisse davantage, conduisant au naufrage de sa force, de ses valeurs et de ses atouts (sans pour autant nier ses inconvénients inhérents car chaque médaille a son revers). L’ambition est d’appuyer à l’international le rayonnement du droit civil. Cela peut se combiner notamment avec le développement de la francophonie.
Dans cet esprit de reconquête, deux actions parfaitement complémentaires ont d’ores et déjà été initiées, et qu’il convient de saluer :
La Fondation pour le droit continental a été instituée en 2007 à l’initiative de Bertrand du Marais, précisément pour :
- « Faire valoir au plan international les qualités des droits écrits codifiés dans le souci de maintenir un équilibre entre les systèmes juridiques (…),
- Etablir une solidarité entre les juristes de droit continental pour mener des actions communes de promotion de ce droit,
- Mettre en œuvre une stratégie d’influence juridique au plan international dans l’intérêt des entreprises du droit continental,
- Valoriser, au plan international, l’expertise des professions du droit,
- Contribuer, par la formation, à l’ouverture internationale des juristes de droit continental. »
Sans être resté au stade du vœu pieux, il faut néanmoins admettre que, faute de moyens suffisamment appuyés par les pouvoirs publics, cette contribution privée a des effets encore trop limités, en dépit de la bonne volonté de ses acteurs et animateurs. Ceux-ci dénoncent notamment, malgré certains succès rencontrés à l’étranger (créations de chaires, publications, …), un manque de prise de conscience des enjeux de cette guerre des droits.
Ce vaste chantier ne devait toutefois pas resté totalement ignoré puisque Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, a mandaté Claude Revel, pour rédiger un rapport destiné à « développer [en amont] une influence normative internationale stratégique pour la France ». Cette étude a été rendue en janvier 2013.
En substance, faisant le constat que le choix de la loi dans les contrats n’était par innocente, les conclusions de l’étude invitent les juristes à réinvestir les institutions internationales créatrices et prescriptives de normes et de règles, telles que l’OMC, l’OCDE, OMS, l’OIT, … Egalement, l’auteur du rapport estime, dans le prolongement de l’action entreprise par la Fondation pour le droit continental, devoir générer davantage une coopération technique entre les acteurs et représentants des institutions en mettant en place des stratégies communes. Le maître-mot en définitive étant réciprocité et cohérence. Enfin, ces préconisations ne peuvent trouver d’écho sans faire œuvre de sensibilisation auprès des entreprises, mais également en amont dans les écoles d’ingénieurs et de commerce qui forment les futurs dirigeants d’entreprise.
Cette perspective engageante sera-t-elle la planche de salut du droit continental ? Au moins, permet-elle de connaître l’environnement, même si cela demeure insuffisant. A cet égard, pour le Préfet Rémy Pautrat « il ne suffit pas de comprendre, il faut surtout comprendre pour agir vite. »[11]
En guise de conclusion provisoire, si la compétition normative est effectivement féroce, il convient toutefois de relever que, selon la Fondation pour droit de continental, les pays représentant environ 60% du PIB ont d’ores et déjà adopté un mode référentiel relevant du droit civil ou approchant.
Par-delà, l’enjeu fondamental est désormais d’apprécier les grandes évolutions géopolitiques et systémiques qui vont peser durant plusieurs décennies, en matière de pôle décisionnel et de centre d’impulsion économique mondiale. Or, à cet égard, ayant énoncé en propos liminaire que le droit n’est autre que la loi du vainqueur, on peut se satisfaire de voir que les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont globalement adopté un système juridique de droit écrit (cela vaut notamment en droit constitutionnel, droit de la propriété intellectuelle, droit civil, …). Nul n’ignore que ces pays portent actuellement atteinte à l’hégémonie économique des pays anglo-saxons et ont depuis lors fait basculer le monde dans un système multipolaire. Dès lors, la course est engagée, et pour finir par une locution latine qui marque la filiation avec le droit romain : vae victis ![12]
Avocat – Docteur en Droit
Membre de la commission permanente « secrets d’affaires » de l’AIPPI
Membre du Comité scientifique de l’Institut International d’Intelligence Economique et Stratégique
Auteur du livre « Le Droit de l’intelligence économique » Editions Lamy
[1] de MAISON ROUGE O., Le droit de l’intelligence économique – patrimoine informationnel et secrets d’affaires, Lamy, coll. Axe Droit, 2012
[2] Ce qui lui vaut d’être aujourd’hui dénommé « droit continental »
[3] Accords signé le 28 mai 1946 aux termes desquels les Etats-Unis ont consenti à effacer une partie de la dette de la France en contrepartie de la fin de l’interdiction des films américains.
[4] du MANOIR de JUAYE T., « La guerre du droit aura bien lieu », in Les robes noires dans la guerre économique, Editions Nouveau Monde, 2011.
[5] Et ce en dépit de l’article 1134 du Code civil qui énonce que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ».
[6] de MAISON ROUGE O. chapitre « Le Patrimoine informationnel à l’épreuve du procès – La Stratégie Juridique de protection des secrets d’affaires dans le cadre d’une procédure contentieuse » in Stratégies juridique des acteurs économiques, Tome 2, Collectif, , Larcier ESSEC, 2012.
[7] Article 2062 et suivants du Code civil, article 1541 et suivants du Code de procédure civile.
[8] Ibid.
[9] http ://thomastoby2012.com/la-guerre-des-droits-une-guerre-économique 16 juillet 2012
[10] Selon la loi de Gresham, du nom du commerçant et financier anglais Thomas Gresham (vers 1519 – 1579)
[11] In Comprendre&Entreprendre, janvier 2013, n°1 – 01
[12] Malheur aux vaincus.