La France n’ayant pas su se doter d’une législation spécifique qui aurait permis de donner corps aux secrets d’affaires – du fait de la résistance du Sénat à adopter la proposition de loi de Bernard Carayon – le salut semble désormais venir d’en haut, à savoir de Bruxelles.
La hiérarchie des normes impose dorénavant que Bruxelles donne l’impulsion en matière de création de droit.
Ainsi, en date du 28 novembre 2013, après une phase de consultation et de recueil de témoignages sollicités auprès d’institutions et d’acteurs économiques confiée à un cabinet d’avocats anglo-saxon, la Commission Européenne a présenté son projet de directive sur le Secret des affaires.
Affirmation des dispositions de l’article 39.2 ADPIC :
A titre de considération générale, et sans vouloir s’enorgueillir d’avoir indirectement contribué à la philosophie générale de ce texte, il est patent qu’il reprend très largement nos réflexions antérieurement développées, et notamment en conclusion de notre ouvrage (*), quand certaines de nos idées ne sont pas parfois purement et simplement intégrées tel quel. Cela traduit une forme de reconnaissance de nos travaux sans y voir de malice.
En ce sens, Bruxelles a su ni plus ni moins s’inspirer directement des dispositions de l’article 39.2 des Accords ADPIC qui – rappelons-le – constituent une annexe au traité de Marrakech en date du 14 avril 1994 qui est l’acte de naissance de l’Organisation Mondiale du Commerce.
Or, ecomme bien souvent en droit, la règle se veut le principe lequel donne néanmoins lieu à des exceptions. Tel est le cas en l’espèce puisque si le traité fondateur de l’OMC pose pour loi d’airain la liberté du commerce et plus largement la libre circulation des biens et des personnes, ce même acte a également institué une dérogation en matière de propriété intellectuelle, s’agissant notamment des secrets d’affaires. Ainsi, pour les patriotes économiques, et c’est sans doute un plaisir de fin gourmets, l’exception se trouve au sein même des accords de globalisation des échanges tant décriés par ceux-là même.
Au-delà de ce constat pour le moins intéressant, si la Commission a su faire sienne cette définition, elle a le mérite et l’audace de consacrer un texte fondateur et attendu en matière droit de l’intelligence économique.
Cela étant, il ne s’agit pas de se réjouir trop vite car si la feuille de route est désormais tracée, il faudra encore attendre le renouvellement du Parlement européen et de la Commission avant d’avoir un texte définitif, puis enfin qu’il soit transposé en droit interne, nonobstant le régime moniste adopté par la France. En outre, il faut convenir que le projet de loi français visant à sanctionner la violation des secrets d’affaires est désormais définitivement hors course, suspendu au préalable à l’adoption de la directive, mais surtout du fait d’une rédaction trop éloignée de celle-ci, d’autre part.
Examen de la proposition de directive :
A ce stade, il nos appartient d’ores et déjà de relever les éléments suivants :
§1. Consécration des secrets d’affaires à travers le prisme des droits de propriété intellectuelle
En premier lieu, il faut saluer la Commission d’avoir su instaurer en la matière une norme juridique unifiée et harmonisée, afin « d’étalonner » cette matière constituée tout à la fois de R&D, de savoir-faire et d’informations commerciales non divulguées pour en reprendre le titre. L’objectif annoncé est de protéger en amont « les investissements dans la base de connaissances« , de manière à créer un environnement favorable à l’innovation.
Ce faisant, Bruxelles a su prendre en considération les intérêts légitimes des entreprises, en matière d’avantages concurrentiels et de compétitivité (exposé des motifs).
La Commission a prudemment pris le soin d’aborder le thème des secrets d’affaires sous l’angle de la propriété intellectuelle, ce qui permet de consacrer cette dérogation légale, ce qui n’aurait sans doute pas été aussi aisé en matière de droit de la concurrence. En ce sens, la voie empruntée ne peut que nous plaire, dans la mesure où il s’agissait de l’issue de la plus favorable au développement juridique des renseignements économiques non divulgués.
§2. Une définition des secrets d’affaires acceptables et acceptée
Au-delà de cette première appréciation qui consacre notre point de vue antérieur, la définition reprise par la Commission (article 2) est en totale adéquation avec celle énoncée par les Accords ADPIC (article 39.2), ce qui confirme que ce choix, qui fut un temps avait été affirmé par Bernard Carayon, était l’entreprise la plus légitime.
Il s’agit donc, pour en faire un bref résumé, de renseignements économiques non divulgués :
(i) non connus du grand public, c’est-à-dire tenus secrets ;
(ii) ayant une valeur commerciale ;
(iii) et faisant l’objet de mesures spécifiques (désignées comme étant « raisonnables ») destinées à les garder confidentielles.
Le mode opératoire de protection de la confidentialité des données étant laissée à l’appréciation des tribunaux (exposé des motifs) et non pas selon un carcan administratif et restrictif imposé par décret d’application comme cela a été envisagé, à tort, en droit français.
Il restera néanmoins à affiner juridiquement la mention de détenteur qui en a licitement le contrôle, qui est un sujet peu connu du droit positif français sous cette désignation sémantique.
§3. Des mesures d’interdiction efficaces
Partant de cette définition, la directive envisage d’en assurer la protection contre l’obtention (tel que le vol – article 3.2.– ce qui est une véritable révolution juridique, avec les conséquences que cela implique et que nous avons largement développé par ailleurs), la divulgation et l’utilisation illicites.
En l’occurrence, au titre des voies de recours dont seraient investies les victimes, sans exclure pour autant la voie pénale, Bruxelles intègre largement un dispositif de responsabilité civile, bien au-delà de la seule responsabilité découlant des dispositions de l’article 1382 du Code civil, dans la mesure où :
– la juridiction saisie pourra ordonner des mesures d’interdiction provisoire (articles 9 et 10) ;
– il est possible de solliciter des mesures dites « correctives » se traduisant notamment par l’interdiction d’importation et d’exportation de produits fabriqués en infraction avec la violation de secrets d’affaires mais encore par la cessation de la production (article 11) ;
– la publication par voie de presse ou sur tout autre support de la décision stigmatisant un acteur économique ayant agi en violation des secrets d’affaires est envisagée (article 14).
En cela, la procédure est directement inspirée de la procédure de défense et de sauvegarde des droits de propriété intellectuelle, ce qui doit être salué.
§4. Une procédure civile ajustée
Autre motif de satisfaction, la procédure judiciaire, que nous avons souvent présentée comme étant un mode légal de collecte d’informations confidentielles, pourra être aménagée, jusque dans la rédaction du jugement, au moyen de mécanismes permettant d’assurer la confidentialité de l’évocation des secrets d’affaires (article 8).
Ce mode opératoire se traduit par :
(i) La définition d’un périmètre de confidentialité pour les parties (avocats, experts, témoins). Cela devra nécessairement obliger les avocats à limiter la communication des éléments du dossier à leur client, comme cela se pratique en matière pénale ave plus ou moins de rigueur.
(ii) Une restriction dans l’accès aux pièces produites au cours de la procédure.
(iii) Une restriction à l’accès aux audiences (renvoi en chambre du conseil pour le cas français).
(iv) Un jugement élagué de l’énonciation des secrets d’affaires.
§5. Des dommages et intérêts en conséquence
Ce point sera certainement le plus délicat à faire valoir, dans la mesure où jusqu’à présent, en matière de concurrence déloyale dans les cas de détournement de fichiers confidentiels et/ou de clientèle, la réparation, sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, était calculée exclusivement sur le dommage subi et avéré.
L’Europe se refusant à reconnaître les dommages et intérêts punitifs comme cela se pratique Outre-Atlantique, la solution médiane, et parfaitement acceptable, énoncée par la Commission est, certes la prise en considération du préjudice constaté, mais encore, le cas échéant, les conséquences économique négatives tel que le manque à gagner, les bénéfices réalisés par le contrevenant… (article 13).
Ce faisant, Bruxelles s’aligne également sur la réparation des atteintes protées aux droits de propriété intellectuelle.
En guise de conclusion provisoire, nous pouvons affirmer que ce texte répond à l’essentiel des impératifs précédemment cernés et permettra à l’Europe de se doter d’un dispositif juridique efficient dans un contexte de lutte économique exacerbée.
Comme tout projet, ce texte comporte naturellement des lacunes, cela étant, il convient de garder à l’esprit le mot de Portalis, qui fut l’un des rédacteurs du Code civil des français en 1804 qui a ensuite irrigué toute l’Europe :
« La loi ne peut tout prévoir, et ne le doit pas, sous peine de figer l’évolution des règles. » (Discours Préliminaire au Code civil).
Olivier de MAISON ROUGE
Avocat – Docteur en droit
Site : www.demaisonrouge-avocat.com
Membre du Comité scientifique de l’Institut International d’Intelligence Economique et Stratégique http://www.institut-ie.fr/
Il tient un blog sur le droit de l’IE et a récemment collaboré au Manuel de l’IE (PUF Major) http://www.manuel-intelligence-economique.fr/
(*) Auteur du « Droit de l’Intelligence économique » (Lamy Axe Droit)