Les brevets pharmaceutiques, entre soutien à l’innovation et accès aux soins

Sujet extrêmement sensible des négociations sur l’Accord de Partenariat Trans-Pacifique, la question de la propriété intellectuelle dans le domaine pharmaceutique demeure en suspend. Entre l’attachement des pays en développement à l’accès aux soins, le rappel par les pays développés du coût de l’innovation, les intérêts de Big Pharma et les cris d’alertes des ONG, il est difficile de faire la part des choses. Décryptage.

Propice aux déchainements de passions et enthousiasmes médiatiques, le domaine pharmaceutique a ça de particulier qu’il fait intervenir des entreprises privées pour satisfaire les objectifs de politiques publiques. Si cela n’en fait pas une sphère unique – les transports ou la sécurité peuvent fonctionner sur ce modèle – les considérations morales qui sont attachées aux médicaments sont tout à fait singulières. 

Ainsi Big Pharma, caricature du lobby des entreprises pharmaceutiques, est régulièrement diabolisé ; les groupes d’opinion faisant le parallèle parfois un peu facile entre la souffrance des enfants du tiers-monde et les profits exubérants des firmes occidentales. L’importante distorsion entre les coûts de production, relativement faibles, et les prix pratiqués ne les contredisent pas. Mais c’est sans tenir compte des investissements incertains liés à l’innovation puis à la mise en circulation de nouvelles substances. Le Leem estime qu’il faut 800 millions d’euros et dix à quinze ans pour qu’un nouveau médicament se retrouve sur le marché.

En conséquence, lorsque les Etats du Nord sont pris en tenaille entre la protection de leur industrie et les besoins en matière de santé publique, les Etats du Sud s’en prennent aux règles de propriété intellectuelle pour produire à moindre coût. Lorsque le Big Pharma défend l’innovation, les ONG dénoncent les difficultés d’accès aux soins. Le tout est exacerbé par l’ampleur que prennent les maladies chroniques comme le cancer dont les traitements modernes peuvent revenir à plus de 100.000 euros l’année. 

La PI, une nouvelle pomme de discorde entre Nord et Sud

Le débat a été propulsé en tête de nombreux agendas lorsque l’Afrique du Sud a unilatéralement décidé d’écarter les brevets attachés aux médicaments contre le VIH en 1998 afin d’offrir à sa population des soins abordables. L’affaire « Big Pharma vs. Nelson Mandela » venait d’éclater. D’abord soutenues par l’UE et les Etats-Unis, les firmes pharmaceutiques se sont ensuite inclinées face à l’outrage public que leur action avait provoqué.

Depuis, les pays en développement se sont engouffrés dans la brèche avec enthousiasme et ont produit des versions « bon marché » de traitements encore protégés par des brevets. Le nouveau médicament contre l’Hépatite C, tout juste accepté aux Etats-Unis, est aujourd’hui sur la sellette en Inde. Le Brésil et l’Afrique du Sud prévoient de modifier leurs droits en matière de propriété intellectuelle.

Quoi que l’on ait pu en dire, ces atteintes aux brevets sont en fait des exceptions légales. L’Accord sur les ADPIC (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle), signé dans le cadre de l’Accord instituant l’Organisation Mondiale du Commerce, à Marrakech en 1994, prévoit que les gouvernements peuvent autoriser la production d’une molécule brevetée sous certaines conditions restrictives. L’objectif étant bien-sûr de trouver un équilibre satisfaisant entre les intérêts à court terme – l’accès aux soins, le droit à la vie et à la santé – et les intérêts à plus long terme, essentiellement le financement de l’innovation.

C’est cet équilibre qui est aujourd’hui à l’origine de tensions. Il est remis en cause, essentiellement par les Etats-Unis, qui tentent de déroger aux règles de l’OMC par le biais de traités particuliers que sont l’Accord de Partenariat Trans-Pacifique et le Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement. Les Etats-Unis, Etat d’accueil des plus puissantes multinationales du secteur et dont les ressortissants paient leurs soins au prix fort, tentent de limiter les exceptions aux brevets aux cas d’épidémies infectieuses. Ils cherchent de même à faciliter les recours offerts aux entreprises contre les gouvernements. L’Europe est également en ligne de mire puisqu’elle « ne paie pas sa juste part dans l’innovation ». Le PDG de Pfizer, Ian Read, ajoutait que « les gouvernements européens sacrifient le futur de la science pour des coupes budgétaires à court terme ».

Mais plutôt que de chercher à rompre un équilibre savamment arrêté après de longues et âpres négociations, Big Pharma devrait pousser les entreprises du secteur à envisager de nouvelles stratégies.

Vers de nouvelles stratégies pour les entreprises

Tandis que l’OMS ne prévoit que 1% à 4% de croissance pour le marché pharmaceutique en Europe, aux Etats-Unis et au Japon, Big Pharma lorgne les pays émergents dont les perspectives sont bien plus attrayantes. L’OMS prévoit en effet 10% à 13% de croissance jusqu’en 2017, croissance appuyée par une classe moyenne grandissante et par une préoccupation accrue des gouvernements dans le domaine de la santé.

Ainsi, comme l’écrivait Lucas Brabant pour le Portail de l’IE, l’entreprise française Sanofi s’est illustrée depuis l’arrivée de Chris Viehbacher en 2008 par une stratégie épousant les nouvelles caractéristiques du marché. Poussée par une « falaise des brevets » – l’absence de blockbuster à l’horizon 2015 – Sanofi s’est réorientée vers la production de génériques et joue habilement de son image de firme française éthique pour se placer en opposition à ses concurrents.

Une autre stratégie qui a du sens consiste à diversifier les prix en fonction du pouvoir d’achat des ressortissants de chaque Etat. Roche, une entreprise suisse, a tenté l’expérience en vendant aux égyptiens un médicament contre l’Hépatite C à prix cassés. Pfizer, Novartis, Sanofi et Merck travaillent également avec le gouvernement philippin et la Fondation Bill-et-Melinda-Gates pour tester un échelonnage des prix en fonction du revenu de chaque patient. L’idée est qu’un américain percevant un petit salaire ne paie pas plus qu’un riche indien.

Cette tendance est indéniablement encourageante mais elle laisse entrevoir de nouvelles préoccupations. Roche a commercialisé en Egypte sa molécule sous un packaging, une marque et une appellation différente afin d’éviter sa vente illégale sur d’autres territoires moyennant un prix plus élevé. Pour endiguer ce risque, les gouvernements et les entreprises auront besoin de s’appuyer sur un droit de la propriété intellectuelle fort, lequel est finalement aujourd’hui mis en avant par les Etats-Unis. 

Mathieu PIEROTTI