Au mois de septembre 2017, le Portail de l’Intelligence Économique s’est rendu dans les locaux de l’Agence Française Anticorruption pour y rencontrer son Président, Charles Duchaine. L’occasion pour nous d’évoquer avec lui l’après Loi Sapin II et la difficile mise en place d’un service à compétence nationale consacré à un sujet encore peu traité en France : la corruption.
Au CV aussi fourni que son verbe, Charles Duchaine est magistrat et se spécialise dans le suivi des affaires économiques et financières lors de ses années de juge d'instruction à Monaco, Bastia et Marseille. Nommé en 2014 directeur général de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (AGRASC), il devient inspecteur général de la justice le 30 janvier 2017 et est mis à disposition du ministère de l’Economie et des Finances pour être directeur de l’Agence Française Anticorruption, le 17 mars 2017.Le Portail de l’Intelligence Economique (PIE) : M. Duchaine, nommé sous la présidence de François HOLLANDE, vous travaillez dorénavant sous la présidence d’Emmanuel MACRON : pouvez-vous nous expliquer dans quel environnement politique évolue l’Agence Française Anticorruption ? Quelle place êtes-vous amené à prendre dans la vie publique française ?
Charles Duchaine (CD) : L’Agence va prendre la place que la loi lui a conférée et assurer la coordination entre les différents ministères et administrations pour la prévention et la détection de la corruption. Nous avons notamment la charge d’établir un plan pluriannuel de prévention et de détection de la corruption et tout cela ne pourra se faire que dans un processus de coordination avec l’ensemble des acteurs, aussi bien privés que publics. Nous ne possédons aucun rôle répressif, qui reste du domaine de l’institution judiciaire.
PIE : Outre votre longue carrière, savez-vous ce qui a motivé votre nomination ?
CD : Je suis et je serai le seul à ne jamais le savoir ! C’est un métier nouveau : la loi imposait que le directeur soit un magistrat de l’ordre judiciaire pour des questions d’indépendance… j’imagine que mon parcours professionnel a pu avoir une incidence. Ma qualité de magistrat ainsi que mon implication au sein de l’Agence de Gestion et de Recouvrement des Avoirs Saisis et Confisqué (AGRASC) m'ont permis d'être facilement identifiable à la fois pour la Justice, mais également pour Bercy.
PIE : Vous avez annoncé vouloir laisser un peu de marge aux entreprises pour la mise en place de leur dispositif anticorruption, normalement prévue pour le 1er juin 2017. Avez-vous, comme ces dernières, besoin de plus de temps ? Êtes-vous opérationnels ?
CD : Légalement tout est opérationnel puisque l’Agence a été créée par la loi du 9 décembre 2016 et son existence a effectivement été consacrée par ma nomination le 17 mars 2017. Dès notre installation, nos équipes ont commencé à réfléchir sur les procédures de contrôle. Deux documents ont été rédigés : un guide méthodologique du contrôleur accompagné d’un formulaire pour pouvoir notifier les actes de contrôle ; et une charte du contrôle qui permettra d’abord à l’entreprise puis aux collectivités de savoir quels sont leurs droits et obligations dans le cadre du contrôle en question. Il est disponible en ligne sur le site de l’Agence.
Certains de nos agents font également du conseil et réfléchissent à l’élaboration des recommandations qui sont le mode d’emploi de la mise en œuvre des obligations de conformité, en place depuis le 1er juin.
À ce sujet, l’Agence a mis en ligne le 5 octobre des projets de recommandations ouverts à la consultation sur les quatre premières obligations de l’article 173. Toutes les parties prenantes intéressées peuvent soumettre leurs observations. La seconde partie des projets de recommandations sera rendue publique au mois de novembre et sera également ouverte aux contributions de chacun. Nous en tiendrons compte lorsque nous publierons des recommandations consolidées d’ici à la fin de l’année.
PIE : N’avez-vous pas peur d’être cantonné à une simple fonction de validation des procédures mises en place par les sociétés?
CD : Nous avons conscience que la création de l’Agence arrive avec un temps de retard. Il y a déjà des entreprises qui ont des systèmes, des méthodes qui sont en place et qui vont sans doute nous émerveiller dans un premier temps.
La loi nous donne la possibilité de les mettre à l’épreuve. Nous pouvons demander des documents, mener des sondages et tester le dispositif que l’on va nous présenter pour essayer de mesurer l’efficacité réelle du système. Nous allons progressivement engranger de l’expérience et nous serons plus appliqués sur le fond. Le but est de mettre en place des dispositifs qui soient à usage universel, en France et à l’extérieur. Par ailleurs, nous disposons d’un pouvoir de sanction, ce qui n’est pas le cas d’un cabinet d’audit.
PIE : Quel accueil vous ont réservé les entreprises ? Avez-vous déjà rencontré des patrons, des capitaines d’industrie ?
CD : Oui. Nous avons déjà rencontré un certain nombre d’entreprises ainsi que des associations professionnelles comme le MEDEF et il semble que la loi soit bien accueillie par ceux qui avaient déjà mis en place des dispositifs de conformité : ils souhaitent surtout savoir si ce qu’ils ont fait correspond à nos attentes.
En revanche, je ne suis pas sûr que la loi ait été aussi bien accueillie par ceux qui n’avaient encore rien mis en place. Cela va les obliger à débloquer des moyens humains et financiers. Mais je pense que beaucoup ont compris que c’était nécessaire.
PIE : Pensez-vous que cette culture de la conformité, qui n’existait pas en France, va réussir à s’implanter durablement ? Notamment lorsqu’on considère les exigences du système judiciaire américain qui a vraiment intégré l’obligation de probité dans l’entreprise. L’Agence Française Anticorruption va-t-elle réussir à exister sur ce modèle-là ?
CD : Je l’espère parce que si l’Agence n’existe pas, elle disparaîtra… ou en tout cas elle sera contournée et ne servira à rien.
Les entreprises qui ont aujourd’hui une activité d’envergure internationale savent qu’elles peuvent se faire épingler [pour corruption, NDLR] et sont très sensibilisées et très soucieuses de voir leur propre pays prendre la main. Il s’agit là de faire front face à d’autres pays qui, sous prétexte que nous n’agissons pas, prennent des décisions à notre place. Il faut donc que nous soyons présents sur ce terrain. Cependant, l’agence ne doit pas devenir un outil anti-concurrentiel : toutes les entreprises doivent appliquer les règles, et s’y intéresser. Il faut que nous restions conscients de nos moyens et de nos limites.
Je pense par ailleurs que l’agence pourra exister face à d’autres systèmes anti-corruption dans le monde. Que ce soit inscrit ou pas, tout le monde applique la règle du « non bis in idem » [principe selon lequel nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement une seconde fois à raison des mêmes faits, NDLR] car personne ne considère normal de condamner deux fois la même personne pour les mêmes raisons. En ce sens, l’OCDE recommande de décider avant de juger un cas qu’une seule juridiction soit concernée par l’affaire.
PIE : N’y a-t-il pas un risque que chaque pays s’occupe de ses propres entreprises ? Que les entreprises dont le siège social sera en France soient effectivement jugées en France, et que les entreprises américaines soient jugées aux États-Unis. Ou est-ce que vous avez vocation aussi à aller chercher ailleurs ?
CD : Prendre en compte seulement le siège social pour définir si une entreprise est située en France ou non est réducteur et ne permet pas de résoudre cette difficulté. Pour pouvoir jouer un véritable rôle dans une discussion internationale, il faut que nous ayons les mêmes pouvoirs et les mêmes capacités d’action que nos homologues.
PIE : Pensez-vous pouvoir dialoguer avec les différentes agences à l’international ? Et quelles entreprises vont pouvoir être placées sous votre juridiction ?
CD : Nous allons pouvoir discuter autant que nous le souhaitons avec nos homologues étrangers. Mais je ne vois pas comment on pourrait s’affranchir des dispositions. Notre rôle va être d’interpréter la loi. C’est ce qu’attendent les entreprises.
La loi paraît claire quand on l’écrit. Et au moment de la mise en pratique on s’aperçoit qu’il y a beaucoup de possibilités qui n’ont pas été envisagées. La jurisprudence aidera à combler les oublis de la loi.
PIE : Comment envisagez-vous votre coopération avec le Parquet National Financier (PNF), ANTICOR etc… Serez-vous amené à traiter avec eux ?
CD : Nous avons deux types de contrôle: des contrôles « a priori » et des contrôles « a posteriori ».
Le premier type de contrôle, de prévention, se fait par une autosaisie ou par la demande de certaines autorités. Il sera difficile à mettre en place car si personne ne donne suite aux éléments que nous découvrons, ou si cela donne lieu à une répression sans comprendre la démarche de l’entreprise, la prévention ne durera pas. La convention judiciaire d’intérêt public suppose un rapprochement entre une entreprise en délicatesse et le parquet. Nous pourrions être utilisés comme un relai entre ces deux entités.
Le second type de contrôle peut se faire à la demande de tous les parquets y compris le PNF. La loi a créé une peine de soumission de l’entreprise à l’élaboration d’un programme de conformité dans le cadre d’une condamnation pour des délits « d’atteinte au droit de la probité ». Si une entreprise est condamnée, le programme sera élaboré sous le contrôle de l’Agence et nous serons l’organe chargé de l’exécution de la décision de justice.
PIE : Des cabinets d’avocats et même des cabinets d’intelligence économique se sont proposés pour certifier les dispositifs anti-corruption mis en place par les entreprises avant même que vous n’ayez publié vos recommandations. Quel regard portez-vous sur ces rôles qui pourraient être exercés par ces cabinets français ?
CD : Ne pas vouloir donner un rôle aux cabinets d’avocats français c’est ouvrir la voie aux cabinets étrangers… Ce serait bien que dans le cas où des entreprises françaises sont soumises à une procédure étrangère, le monitoring soit fait par nous.
Il faut, cependant, faire attention à ce que ces obligations nouvelles ne soient pas le moyen pour certains de s’enrichir sur le dos des entreprises, en leur faisant croire qu’il va falloir mettre en place des process absolument gigantesques que même l’agence anticorruption ne réclamerait pas. La loi est d’ailleurs précise là-dessus : « les mesures doivent être proportionnées à la taille, à l’activité et aux moyens de l’entreprise ».
PIE : Dans votre action est-ce que vous adopterez une approche d’accompagnement ou de répression ? Et quelles ont été les craintes exprimées par les entreprises ?
CD : Les entreprises n’expriment pas leurs craintes auprès de nous. Ce serait une manière de montrer leur faiblesse et cela pourrait susciter un contrôle.
Notre rôle est de faire de la prévention et de la détection : détecter les systèmes de conformité et éventuellement des faits qui auraient déjà été commis. Il est possible, dans le cadre des conventions judiciaires d’intérêt public, de régler un certain nombre de situations que les entreprises connaissent déjà.
En revanche d’autres pays n’ont pas la même approche et c’est plus inquiétant. Ils mettent des moyens répressifs au service de la prévention via l’utilisation de moyens de police ou de renseignement. Nous n’en avons pas et cela pourrait faire une différence. Nous pourrions ne pas détecter certaines pratiques des entreprises alors qu’eux le pourraient. Et s’ils les détectent, elles seront sanctionnées par ces pays, et non par la France.
PIE : Est-ce que vous envisagez une coopération avec les services de l’Intérieur qui ont déjà des services d’enquête ?
CD : J’ai le sentiment que la loi avait avant tout un objectif de mise à niveau. Et j’espère qu’elle traduisait aussi la volonté de rompre un certain nombre de pratiques qui concernent aussi bien les acteurs publics que les acteurs privés.
Pour ce faire, il faudrait que nous ayons de l'information. Soit elle nous est donnée par l’entreprise elle-même, soit par une délation via un lanceur d’alerte ou un délateur. Nous n’avons pas droit de mandater les forces de police pour trouver des renseignements, la loi ne nous le permet pas.
PIE : N’est-ce pas un peu péjoratif ?
CD : Je n’ai rien contre les « délateurs », c’est un canal de renseignement. Et sans renseignement, on ne fait pas d’enquête.
PIE : Bercy, et notamment TRACFIN peuvent-ils être des canaux de renseignement ?
CD : TRACFIN, c’est dans les textes ! Ils ont la possibilité de nous communiquer toute information pouvant contribuer à la bonne conduite de nos missions. Mais c’est dommage que l’on n’ait pensé qu’à TRACFIN. Beaucoup d’autres acteurs pourraient nous renseigner. Toute information qui nous parviendrait pourrait, le cas échéant, être exploitée.
PIE : Pour conclure cette rencontre, que peut-on vous souhaiter dans un avenir proche concernant l’évolution de l’Agence ?
CD : Je souhaiterais que nous arrivions rapidement à démontrer que ces nouvelles procédures sont utiles et ont un intérêt. Ce ne sera pas facile, mais nous aurons réussi quand, grâce à nos contrôles et à notre détermination, les entreprises seront toutes en conformité. Sans prétention aucune, je pense que la plus belle des performances serait d’arriver à devenir un modèle, rallier plusieurs pays autour de nous, en Europe, au Maghreb ou encore en Amérique du Sud. Ainsi nous pourrions mettre en place des règles de fonctionnement claires qui s’appliqueraient à tous.
Propos recueillis par Olivier Larrieu (consultant chez i2F) et Manon Fontaine Armand
Si vous êtes interessés par les questions de corruption et la loi Sapin II, la conférence annuelle du Synfie (Syndicat Français de l'Intelligence Economique), dédiée à ces sujets, se tiendra le 12 décembre 2017 à 18h30 à l'Auditorium de la Macif au 17, place Etienne Pernet, 750015 Paris.