A quoi sert un code-barres ? Cette question nous nous la posons rarement, voir jamais. Pourtant, ces petites zébrures présentes sur l’ensemble des articles de la consommation courante depuis 1973 recouvrent une importance non-négligeable pour les consommateurs que nous sommes. Loin de ne servir qu’à connaître le prix de l’article choisi, le code-barres est relié à une fiche détaillée, archivée sur une base de données contenant l’ensemble des caractéristiques du produit. Les entreprises pouvant codifier n’auront pas beaucoup d’emprise sur vous quand il s’agira de savoir si vous préférez le blanc de dinde au jambon de Bayonne. Or, quand cette codification et cette connaissance produit concerne votre prothèse auditive voire votre pacemaker, lui-même relié à votre fiche patient, les données revêtent une toute autre importance. Cette entrée dans l’intimité de la codification est d’autant plus inquiétante quand on sait que le marché dévolu aux dispositifs médicaux (DM) est soumis à une concurrence exacerbée.
Le terme dispositif médical désigne « un instrument, appareil, équipement ou encore un logiciel destiné, par son fabricant, à être utilisé chez l’homme à des fins, notamment, de diagnostic, de prévention, de contrôle, de traitement, d’atténuation d’une maladie ou d’une blessure. (directive 93/42/CEE relative aux dispositifs médicaux)». L’appellation DM englobe par conséquent un large éventail d’outils médicaux allant de la compresse au pacemaker en passant par les prothèses et les lits médicaux par exemple. Le marché des DM à l’échelle mondiale est extrêmement dynamique. En 2015 il pesait 370 milliards de dollars avec une croissance d’environ 5% par an et un brevet était déposé toutes les 38 minutes. Dernière caractéristique de ce marché, la profitabilité. A l’échelle mondiale on estime qu’elle oscille entre 20 et 25%. Cette prolifération de produits à forte valeur-ajoutée est à l’origine d’une véritable guerre économique. Il s’agit dans cet article de montrer comment les entreprises américaines en sont sorties gagnantes en Europe. Leur stratégie ? Court-circuiter l’ensemble du marché européen grâce au soutien de l’administration américaine en œuvrant à la mise en place de la base EUDAMED en 2017.
Première étape : connaître les besoins de ses cibles et jouer sur la norme
Le marché de la codification, en se développant dans les pays européens depuis les années 80, n’a pas échappé à la relance de l’intégration européenne avec l’entrée en vigueur de l’Acte Unique Européen en 1987. L’objectif affiché par la CEE est alors d’achever l’intégration du marché intérieur d’ici à 1993. Dans cette optique, le Conseil de l’Union propose en 1991 un texte prônant la mise en place d’une normalisation commune des DM. Le Conseil souhaite voir s’effondrer les barrières tarifaires pour utiliser les mêmes normes de codification. Suivant la dynamique européenne, une directive relative aux DM est adoptée en 1993, année de l’entrée en vigueur du traité de Maastricht. Le référentiel commun de normalisation est créé sous l’acronyme GMDN (Global Medical Device Nomenclature). Il n’est pas encore question d’une codification commune, mais d’une méthode de classification commune des DM.
Cet élan n’est pas propre au vieux continent. A l’échelle mondiale est créée la Global Harmonization Task Force (GHTF) réunie pour la première fois en 1992. Son objectif : mettre en place une harmonisation du langage de données au travers d’un modèle de codification unique. Dans ce groupe, on retrouve des industriels entravés dans leur développement par la multitude de process existants et cherchant à favoriser les échanges entre les pays, des organisations de normalisation comme le CEN (Comité Européen de Normalisation), et des institutions internationales comme la Food and Drug Administration (FDA). Du travail de ce comité sont ressortis deux résultats. En premier lieu une norme mondiale a été créée au travers de l’International Organization for Standardization (ISO). A cet égard, le GHTF fonde en 1994 le comité technique « Management de la qualité et aspects généraux correspondants des dispositifs médicaux ». Ce comité regroupant 40 agences de normalisations issues des pays du GHTF et de 17 Etats observateurs est la véritable matrice de la normalisation des DM au niveau international (à ce jour 25 normes ont été émises). Ensuite, le GHTF est également à l’origine d’une réflexion structurante concernant la mise en place d’une base de données unique (UDI) pour faire la synthèse de l’ensemble des DM en circulation. C’est à ce moment-là que les entreprises américaines ont entrevu une opportunité déterminante pour elles-mêmes mais aussi pour la structuration du marché de la codification. Une nouvelle base de données unique à l’échelle internationale implique en effet un modèle de codification unifié. Les entreprises américaines ont alors structuré un lobbying efficace sur leur marché initial pour l’adoption de l’UDI aux Etats-Unis. Le destin du marché européen s’est en partie joué à ce moment précis.
Deuxième étape : structurer le marché à son image
En 2007 est publié aux Etats-Unis le Food and Drug Administration Amendments Act. Pour l’agence américaine des produits alimentaires et médicaux[1], Jay Crowley, membre de la FDA, dessine les contours d’une unification du marché de la codification au sein d’une base de données commune appelée GUDID (Global UDI Database). Cette loi structurante de 2007 désigne nommément trois opérateurs autorisés à codifier pour cette base de données : Global Standard 1 (GS1), Health Industry Bar Code Company (HIBCC) et International Council for Commonality in Blood Banking Automation (ICCBBA). Ainsi, concernant la codification des DM, le marché est rendu juridiquement oligopolistique avec le duo GS1 et HIBC, ICCBBA s’occupant de la niche sanguine. Or, quand on rentre dans le détail des parts de marché, GS1 contrôle 90% de la codification des DM, laissant à HIBCC 10% du marché volontairement pour ne pas être targué de monopole[2].
En 2011 les choses s’accélèrent au niveau international. Le GHTF devient l’International Medical Device Regulators Forum (IMDRF). Immédiatement, un groupe de travail Ad Hoc est constitué pour achever la réflexion initiée en 1992 pour généraliser la base UDI. Deux groupes de travail spécialisés sur la question naissent alors. Le premier vise à la définition d’une feuille de route pour la mise en place de l’UDI, le second en définit les orientations. On peut considérer que cette relance est directement motivée par les Etats-Unis à deux égards. Tout d’abord en 2011 la GUDID a eu le temps de faire ses preuves outre-Atlantique et, deuxièmement, pour représenter les Etats-Unis via la FDA à l’IMDRF, on retrouve le père de la GUDID, Jay Crowley.
Troisième étape : jouer de son expérience
La base de données UDI, qui devait structurer les bases de données unifiées des marchés régionaux, a été prise de vitesse par l’apparition précoce de la GUDID et par l’influence importante de Jay Crowley et de GS1. Le marché européen n’a évidemment pas été épargné par cette accélération. En avril 2017 a été voté le Règlement (UE) 2017/745 du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2017 relatif aux dispositifs médicaux. Ce règlement bouleverse l’ensemble du marché européen de la codification des DM. Il est issu d’une proposition de la Commission européenne de 2012 suivant les principes d’harmonisation par la création d’une base de données européenne : EUDAMED. Or, si EUDAMED diffère par certains aspects de son parent américain, le bât blesse lorsque l’on s’attarde sur l’article 120, paragraphe 12 du règlement : « tant que la Commission n’a pas désigné, conformément à l’article 27, paragraphe 2, les entités d’attribution, GS1, HIBCC et ICCBBA sont considérées comme les entités d’attribution désignées. » Ainsi par défaut, trois acteurs américains se partagent le marché européen de la codification des DM jusqu’à ce que des acteurs européens aient pu satisfaire aux conditions de l’article 27, paragraphe 2. Or, selon les informations recueillies, l’acte de la Commission appelant à candidature pour désigner d’autres acteurs aura lieu dans le courant de l’année 2018 et la désignation est programmée pour 2020. Ce laps de temps court, couplé aux exigences de la Commission, éliminera probablement la majorité des opérateurs européens de codification des DM, fonctionnant le plus souvent sur un marché national. Il faut ajouter à cela que GS1, qui contrôle la majorité du marché européen, ne laissera que peu de place à la concurrence en renforçant sa domination d’ici à 2020.