Renverser le rapport de forces grâce à une judiciarisation stratégique dans le but de contraindre son adversaire, c’est tout l’enjeu du lawfare. L’instrumentalisation du droit est un pilier dans les guerres économiques actuelles, largement favorisée par la multiplication des conflits et la confusion entre légalité et légitimité.
Le lawfare est une technique d’utilisation du droit afin d’établir, pérenniser ou renverser un rapport de force dans le but de contraindre un adversaire. Bien que les États ne revendiquent pas ouvertement la pratique du lawfare, l’usage de moyens juridiques pour atteindre des objectifs politico-stratégiques est de plus en plus répandu. Ceci s’explique notamment par la prolifération des procès internationaux, de la médiatisation accrue des conflits, de l’émergence du phénomène d’extraterritorialité et de la confusion entre légalité et légitimité.
Dans une étude publiée à l’IFRI, Amélie Ferey met en avant les diverses utilisations du lawfare par les États. Si le lawfare américain s’inscrit dans un discours de souveraineté de l’État, « la Russie mobilise le droit dans le cadre de la lutte informationnelle comme élément de discours pour construire sa légitimité et soutenir sa politique étrangère. » Israël se concentre sur la légitimation de ses actions militaires, tandis que la France limite l’utilisation du droit à la protection d’activités dans une approche de règlement pacifique des différents interétatiques. Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a néanmoins identifié l’arme normative comme un enjeu stratégique structurant dans l’Actualisation stratégique de 2021.
La reformulation des normes contraignantes
Le lawfare se manifeste parfois par la réinterprétation de principes juridiques en faveur d’acteurs engagés dans une compétition stratégique. Ces principes, qu’ils soient issus de traités, de règlements nationaux, ou simplement de normes de conduite, peuvent être sujet à des interprétations divergentes. Dans le contexte du droit des conflits armés, caractérisé par une diversité de sources et une interprétation non encadrée par une autorité universellement reconnue, des opinions contradictoires ont émergé au fil du temps.
Par exemple, dans le contexte de l’après-11 Septembre, l’adoption par le Congrès des États-Unis du Patriot Act le 26 octobre 2001 a permis de relaxer les restrictions relatives à la détention des personnes. La loi portait sur le statut de « combattant illégal » aux membres d’Al-Qaïda et associés, qui ne correspondaient pas à la catégorie de combattant protégée par le Protocole additionnel I aux Conventions de Genève.
Influencer la création de nouvelles règles
L’émission de nouvelles normes par le moyen d’un lobbying juridique, mis au service d’une stratégie de puissance est une autre pratique. En ce sens, le lawfare devient un outil d’influence.
Ce type d’utilisation stratégique du droit est favorisée par les nombreuses applications civiles et militaires des avancées technologiques contemporaines, notamment dans le domaine du cyber par exemple. En l’occurrence, Les États-Unis ont proposé un document, dit Manuel de Tallinn, transposant des concepts juridiques dans le cyberespace. L’ambition du manuel est de contrer la position commune de la Russie et de la Chine, pour qui le droit de la guerre n’a pas vocation à s’appliquer à ce nouveau champ de conflictualité.
On peut également parler de la Chine qui utilise cette stratégie auprès de l’Union International des Télécommunications pour promouvoir une architecture d’internet qui corresponde à ses intérêts.
La judiciarisation de la guerre
L’utilisation des cours nationales ou internationales permet de limiter la liberté d’action d’une partie, de contraindre ses mouvements et de mettre en lumière ses agissements aux yeux de la communauté internationale.
L’exemple le plus parlant est celui de l’Autorité palestinienne, qui a réussi à pousser la procureure gambienne de la Cour Pénale Internationale, Fatou Bensouda, à officiellement lancer une enquête sur les violations commises sur le territoire palestinien. Grâce à divers mécanismes juridiques, trois dossiers principaux se sont constitués : l’utilisation de la force lors de l’opération Bordure Protectrice en 2014, la répression de la « marche du retour » à Gaza en 2018, et la colonisation des territoires palestiniens en Cisjordanie. À la suite de ces démarches, la magistrate avait elle-même été victime de sanctions américaines visant à intimider la Cour, et à la contraindre à ne pas se déclarer compétente sur ce dossier.
Le lawfare émerge comme une arme contemporaine dans le paysage des conflits internationaux, représentant une facette de la « guerre douce », qui transcende les méthodes traditionnelles de confrontation.
Amin Boukhari pour le Club Droit de l’AEGE
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