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Intelligence juridique et guerre civile : Le cas des tribunaux talibans en Afghanistan

La reconquête de Kaboul par les talibans en 2021 a mis en lumière la dimension juridique dans la stratégie insurrectionnelle du mouvement. En investissant pleinement la sphère juridique, les talibans ont consolidé leur légitimité auprès de la population, ce qui a contribué à leur succès politique et militaire. Mais quelles sont les stratégies qui ont permis à ce mouvement de parvenir à un tel résultat ?

Des changements de régime fréquents de 1978 à 2021

Un système judiciaire fragilisé par une instabilité politique historique

Depuis la guerre civile de 1978, l’Afghanistan a été le théâtre de changements de régimes fréquents, allant de la République d’Afghanistan à la domination des moudjahidin, puis des talibans, suivie par le régime d’Hamid Karzaï soutenu par l’intervention occidentale. 

Cette instabilité politique, marquée par une succession d’autorités et de systèmes juridiques contradictoires, a engendré une fragmentation des normes et des verdicts, exacerbant les tensions sociales et accentuant l’incertitude juridique dans plusieurs pans de la société afghane. Par exemple, dans le domaine foncier, les modes de reconnaissance de la propriété (principalement l’interconnaissance en l’absence de cadastre) ont été bouleversés par la guerre et ses nombreux morts ou déplacés. Et ce d’autant plus que chaque changement de régime a été l’occasion de rouvrir des litiges qui avaient déjà été jugés. 

La corruption au cœur des tensions locales

De plus, sous les régimes d’Hamid Karzaï (2001-2014) et d’Ashraf Ghani (2014-2021), le système juridique afghan était profondément gangrené par la corruption. Les juges, mal formés et peu rémunérés, conditionnent l’obtention d’une décision favorable à des pots-de-vin, favorisant ainsi les élites locales proches du pouvoir et de ses alliés occidentaux. Ils prolongeaient les procédures judiciaires pour extorquer de l’argent à chaque étape, et l’application des jugements était entravée par la faiblesse et la corruption de la police. Ainsi, là où l’action des autorités légales de Kaboul et de leurs parrains occidentaux aurait dû permettre de réduire l’insécurité juridique produite par la guerre civile, elle n’a fait en réalité que la conserver, voire l’aggraver. 

Parallèlement, l’armée américaine, en quête de renseignements, renforçait les tensions locales en s’appuyant sur ces mêmes élites locales, qui dénonçaient leurs rivaux comme des talibans ou des soutiens d’Al-Qaïda, transformant ainsi l’armée en instrument des vengeances locales.

Le système juridique taliban, une alternative aux tribunaux gouvernementaux 

Une architecture juridique complexe, presque institutionnelle

Face à l’injustice produite par les tribunaux du régime et leurs alliés, les tribunaux talibans constituent une alternative sérieuse aux tribunaux gouvernementaux. Pour Adam Baczko, le système judiciaire taliban se caractérise tout d’abord par sa très forte institutionnalisation. Cette caractéristique peut paraître étonnante pour un acteur insurrectionnel, mais reflète bien l’importance qu’accordent les talibans à la justice dans leur stratégie. 

Ce système s’illustre par la mise en place d’une architecture judiciaire inspirée de celle en vigueur durant le gouvernement taliban au pouvoir de 1996 à 2001. On y retrouve des cours de première instance, des cours d’appel provinciales, ainsi qu’une cour suprême et une cour de cassation. Ce système judiciaire comporte également des procédures de recrutement et d’affectation des juges standardisées, ou encore un contrôle de la cohérence des verdicts.

Les juges sont sélectionnés de manière impartiale, sur examen au sein du corps des diplômés d’écoles religieuses, principalement installées au Pakistan. Cette sélection permet de légitimer leurs décisions comme étant purement juridiques et non politiques, même si les affaires ayant une sensibilité très politique sont tranchées par les hauts cadres Talibans. 

L’autorité de la chose jugée, un principe fondamental de la justice talibane

La deuxième caractéristique du mouvement, qui le distingue profondément du système étatique, est sa capacité à garantir l’effectivité des verdicts rendus par les tribunaux talibans. 

Dans certaines régions d’Afghanistan, les gens considèrent les jugements des talibans comme efficaces, bien que leur « efficacité » soit souvent brutale. Le chercheur Adam Baczko donne l’exemple d’une dispute de territoire entre deux familles, où le tribunal gouvernemental n’a pas pu faire respecter sa décision, laissant le conflit s’envenimer. En revanche, quand les talibans ont été sollicités, ils ont imposé leur verdict avec force, menaçant de brûler la maison de ceux qui ne le respectaient pas. 

Par ailleurs, les personnes formellement opposées au mouvement taliban affirment que les juges talibans sont beaucoup plus compétents que les juges du gouvernement, car ils font respecter leurs décisions sans faillir. Cela montre qu’en fonction dans un contexte de guerre civile, la capacité à faire respecter la loi peut primer sur la manière dont elle est appliquée.

Ainsi, en imposant leur système juridique et en faisant respecter leurs décisions par la force, les talibans ont profondément modifié la dynamique des conflits locaux, réduisant les injustices aux yeux des populations locales. Leur capacité à instaurer un ordre juridique alternatif leur a permis non seulement de se légitimer auprès de la population, mais aussi d’étendre leur contrôle territorial, renforçant ainsi leur influence et leur autorité dans les régions où l’autorité étatique était contestée ou absente.

 

Amin Boukhari pour le Club droit de l’AEGE

 

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