L’équipe du Portail est allée à la rencontre de Hugo Zunzarren, professionnel de l’Intelligence Economique exerçant en Espagne. Celui-ci nous dépeint la façon dont est pratiquée l’IE de l’autre côté des Pyrénées.
Comment évaluez-vous l’avancement de l’intelligence économique en Espagne ?
L´avancement de l´IE en Espagne est très lent. La conjoncture économique n´aide certes pas beaucoup mais il conviendrait d’avoir au moins une définition commune. Ce manque de définition se fait sentir, car chacun utilise la terminologie selon ses propres besoins : Intelligence Économique, Intelligence Compétitive, Intelligence d’Entreprise, etc… Même les plateformes BI commencent à élargir leur offre en proposant l´inclusion d´informations externes à l´entreprise (information qui n’appartient pas, par définition au BI !).
Le gouvernement semble peu concerné par l´IE. On peut néanmoins citer quelques organismes spécialisés : l´ICEX qui s´est vu remettre le prix DINTEL en Competitive Intelligence pour le projet « Competitive Intelligence for Trade and Export » (CITEX) ; l’ASEPIC (Asociación Española para la Promoción de la Inteligencia Competitiva), association qui tente d´évangéliser, promouvoir et créer un fond commun d´entreprises travaillant dans le domaine de l´IE (sont membres de cette association des entreprises comme Indra ou Iberdrola, le géant énergétique espagnol) ; une formation Master d´Analyse d´Information (12º du Masters Ranking in Business Intelligence, Knowledge and Security Management – l´EGE étant la 4º) dont la gestion revient aux centres éducatifs Universidad Cárlos III de Madrid, Instituto Juan Velázquez de Velasco, Universidad Rey Juan Carlos et Cátedra de Servicios de Inteligencia. L´initiative de ce Master revient au Centre National d´Intelligence (CNI), l´équivalent français de la DCRI-DGSE. Les initiatives du CNI et des centres éducatifs cités ont eu pour effet quelques travaux monographiques sur l´IE/IC et deux congrès internationaux sur l´IE, le troisième étant prévu à Barcelone en novembre 2012. Mais s’il s’agit d’un bon départ, de gros progrès restent à faire.
L’Espagne doit encore acquérir la méthodologie, se doter des connaissances de base de l´IE, créer un réseau de promotion, et développer une communication efficace grâce à des personnalités influentes. La Chambre des députés développe l’idée d’un Système National d’Intelligence Compétitive qui aidera beaucoup si cela aboutit. Ainsi la classe politique commence à se pencher sur le problème : « Chi va piano, va sano et va lontano ».
Je crois aussi que nous avons besoin d’aide et particulièrement de l’expérience française. Il me semble qu’un personnage de la trempe d’Alain Juillet, qui aurait le soutien gouvernemental, ferait le plus grand bien à l´IE Espagnole. La création de postes gouvernementaux établis et soutenus, comme le Haut Responsable à l´Intelligence Économique ou le Délégué Interministériel à l’Intelligence Économique, Monsieur Olivier Buquen, augmenterait la crédibilité de la discipline. Finalement, comme ici la mentalité des dirigeants est différente de celle des français, il faudrait, avec tout ce dont nous avons parlé au préalable, créer notre propre modèle de gestion à travers des protocoles IE ; tout comme l´a fait l´AFDIE pour la France.
L’autonomie de certaines régions espagnoles a-t-elle un impact sur la politique nationale d’Intelligence Économique?
L´autonomie de certaines régions n´a aucun impact su la politique nationale d´IE car, comme je l´exposait préalablement, ladite politique est quasiment inexistante. Mais, comme les prérogatives régionales le permettent, il existe des initiatives en veille territoriale et quelques formations en CCI. Néanmoins il n’existe rien d´aussi poussé qu´en Poitou-Charentes, le CRIET ou les collaborations entre organismes d´état (CCI, DIRECCTE, Pôles de compétitivité, Chambres consulaires, INPI, Ubifrance, entreprises, OSEO, CDC). Une mobilisation des administrations doit donc commencer en essayant d´y ajouter des acteurs privés ou semi-privés dont la portée et souplesse peut s´avérer cruciale au soutien de PME-PMI via l´IE.
Quel rôle joue l’État dans les dispositifs d’intelligence économique en Espagne ?
Je pense que l´État doit prendre les rênes de l´IE depuis le début du processus. Il y a eu des avancées de sensibilisation et de diffusion par le Centro Nacional de Inteligencia, mais elles ont été très modestes et n´ont pas été concluantes. En effet, elles n´ont pas défini correctement les tendances et la demande réelle du tissu productif existant dans notre pays. Nous pouvons en déduire sans ambages que le monde militaire est conceptuellement trop éloigné pour l´instant de la réalité des entreprises, même si les efforts sont là et pleins de bonne foi. Preuve en est la création du Master ouvert au personnel non militaire…
Comme nous disions au début, en été 2011 la Stratégie Espagnole de Sécurité a été votée et inclut pour la première fois de l´histoire le développement spécifique du Système Espagnol d´Intelligence Économique. Je vous laisse un lien ici vous menant au document final. C´est une initiative encore trop récente mais nous croisons les doigts. Et pour la première fois l´État prend conscience du terme IE au sens propre, ce qui est non négligeable…
Je pense que le modèle de structure étatique IE français est fort bien considéré en Espagne. Donc je pense que la France pourrait tirer son épingle du jeu en aidant l´Espagne. Il faudrait seulement trouver les moyens et l´opportunité. Évidemment, nous les praticiens d´IE en Espagne, serions les premiers intéressés et les premiers à mettre « la main à la pâte ».
Êtes-vous satisfait de ces dispositifs ? Selon vous, que devrait faire l’État espagnol pour les renforcer ?
Évidemment non, je ne suis pas satisfait ; mais, comme presque tout est à faire, nous pourrions sauter les étapes et éviter le ralentissement dû à l´essai-erreur qu´on pu subir d´autres pays. Je pense que nous pourrions rattraper pas mal de retard à travers le benchmarck. Il faut mettre à portée les décideurs de cette discipline, en la définissant correctement, en montrant son utilité de manière univoque, en la rendant stratégiquement attrayante et en la gardant loin des rapprochements néfastes que nous connaissons tous et qui font beaucoup de tort à la profession en Espagne.
D’après vous, où se situe l’Espagne en matière de bonnes pratiques en IE au niveau européen ? Plutôt parmi les bons ou mauvais élèves ?
Certaines entreprises font très bien de l´IE ; je parle notamment d´entreprises comme Acciona, Gamesa, Iberdrola, Indra, et il y en a d´autres. Il existe aussi de bons éditeurs logiciels qui ont su adapter leurs solutions au contexte économique et dont les prestations sont « suffisamment correctes » pour être vendues malgré la crise. Mais il faut comprendre que l´état d´esprit IE espagnol et différent du français : l´aspect sécuritaire et de protection est bien moins présent en Espagne, le lobby s´appelle autrement (car il y a amalgame entre lobby et trafic d´influences en raison du manque de définition dont nous ne cessons de parler) et les gestionnaires (certaines PME-PMI, notamment) ne se croient pas suffisamment stratégiques ou importants pour faire l´objet de prédation. Donc pour eux, l´IE-sécurité est plus de la coercition et de l´appel à la paranoïa qu´un générateur de bénéfices. Il est difficile d´expliquer que la sécurité est un centre de profit et non pas un centre de coût car elle permet de gagner ce que l´on ne perd pas (ce qu´on appelle coût d’opportunité). Allez donc trouver un argumentaire qui puisse expliquer cela…
Quels sont donc les points forts et les points faibles de l’intelligence économique en Espagne ?
Je vais commencer par les points faibles pour finir par les points forts car je ne veux pas donner l’impression que l´Espagne est le néant de l´IE. Les points faibles sont l´absence de définition et de modèle. Il existe un réel engouement vers l´E-Réputation, le social média Marketing et la veille marque, mais tout ceci n´est pas présenté comme étant de l´IE sur réseaux sociaux ; et pourtant, c’est bien de cela dont nous parlons en fin de compte. Donc les opportunités sont là. Si les entreprises comprennent le besoin d´un état des lieux préalable à la stratégie social média puis un suivi des résultats, elles peuvent aussi comprendre le besoin du même état des lieux concurrentiel et de son suivi. Par la suite, différencier l´IE selon les types de veille va de soi. Mais en deuxième phase ; bien entendu…
Le problème suivant est la collusion entre les termes Intelligence Économique, espionnage industriel, intelligence militaire, etc. Je ne vous apprend rien. Au départ, la délimitation du périmètre de la discipline IE a été confiée au CNI (DGSE-DCRI) ; et ce fût une grossière erreur. Maintenant les entreprises ont du mal ou ne veulent pas exposer leurs retours d´expérience ou s’exprimer sur le sujet de peur d´être associées aux pratiques déloyales qu´on peut trouver chez d’autres disciplines plus « black hat ». Il est donc très difficile pour les entreprises espagnoles d’élargir le marché, car celui-ci est plutôt crispé. Je pense que ce genre de problème a été le lot commun de la plupart des pays, mais en Espagne le manque de souplesse général fait qu´il est plus difficile à remonter.
Un autre point faible à mon avis est la trop faible utilisation de l´IE comme aide privilégiée lors des tentatives d´internationalisation. Un acteur spécialisé, avec un argumentaire performant, pourrait trouver toute sa place en Espagne. Il faut communiquer sur ce que les entreprises les plus performantes en matière d’IE font —sans complexes— pour essayer d´attirer de nouvelles pratiques, de nouveaux acteurs dans le marché, etc.
Les points forts sont les forces déjà en présence et les erreurs que l´Espagne est à même de ne pas commettre ; c´est un gain en temps et en rentabilité pour ceux qui voudront se lancer. Ceux qui voudrons tenter leur chance trouverons que le chemin à parcourir en Espagne est celui qu´ils ont déjà entrepris en France il ya 15-20 ans ; rien ne les surprendra… Il y a aussi l´aspect énergies renouvelables (l´Espagne est l´un des pays les plus performants) ou l´accès à l´Amérique du Sud (l’Espagne reste encore et toujours, et ce pour bien des contrés, la grande sœur et la porte de passage obligée) qui ne peuvent être négligés.
L’intelligence économique englobe de multiples activités. Quelles sont celles où l’Espagne vous apparait comme la meilleure (veille concurrentielle, technologique, stratégique, e-réputation…)?
À mon humble avis, je pense que les centres technologiques ont fait on effort remarquable en ce qui concerne la veille qui leur est associée ; la veille technologique. Les centres biotech, agroalimentaires, les différents observatoires sont performants en ce qui concerne les aspects moins stratégiques. De plus, de par leur veille, ils trouvent aussi des aspects concurrentiels et d´influence tout azimuts dans leurs analyses ; une légère réorientation ferait d´eux de formidables détecteurs sectoriels (si ce n´est pas déjà le cas…).
Comment jugez-vous la vigilance des entreprises espagnoles en matière d’intelligence économique ?
Á ses débuts, tout est à faire et les réticences à contourner.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises de grande comme de petite taille ?
J’aimerais que la nouvelle philosophie de travail en provenance des réseaux sociaux imprègne l’esprit des DG et du Top management des entreprises. Si la mouvance Social Média prône le partage, la collaboration et la gestion des connaissances selon un principe de réciprocité, il faudrait qu´elle s´applique aussi ailleurs et non seulement dans la communication. L´existence des réseaux sociaux, de par leur essence (traçabilité, mémoire…), détruit la hiérarchie, oblige au socialement responsable et au développement durable corporatif. Au point où en sont aujourd’hui le Social Media et le Social tout court en Espagne, il faudrait aller encore plus loin et proposer de la veille et de l´intelligence collaborative participative : exit les avares, cupides et arrogants de l´information ; passons au échanges réciproques, voire non réciproques- mais c´est peut être trop demander- et à la division des efforts de collecte et analyse :
• Pourquoi vouloir tout savoir s´il suffit de savoir qui sait, ce dont nous avons besoin et comment l´aborder efficacement?
• Pourquoi vouloir garder pour soi des informations qui peuvent s´échanger contre d´autres informations ou d´autres tangibles/intangibles?
• Pourquoi ne pas s´attarder sur l´étude de notre propre réseau d´influence d´entreprise ; étude qui permettrait de savoir comment vont influencer nos échanges d´information vis-à-vis des tiers ? (ce qui ouvrirait la porte aux échanges non réciproques…)
Existent-il des risques de compromission ?
Loin s´en faut. Il suffit d´établir des protocoles qui définissent quelle information est stratégique et quelle information peut servir comme monnaie d’échange. Je pense que cette façon de voir les échanges d´information pourrait inviter à la création d´associations horizontales d´entreprises, par secteur, ou par chaîne de valeur. Ceci permettrait de mutualiser les efforts, donc les coûts, tout en gardant la main sur l´information pour laquelle on paye, car chacun recevrait sa part stipulée et rien d´autre que cette part. Le seul hic : la mentalité de « conspiranoïa » et les habitudes type Balthazar Picsou. Mais j´insiste, pour un pays en crise, la mutualisation est une solution.
L’ASEPIC, Asociación Española para la Promoción de la Inteligencia Competitiva, travaille dans ce sens là, et c´est un sens qui nous sied à merveille ; avec des précisions et autres bémols, bien sûr, car cette association s´efforce de représenter et veiller sur toutes entreprises (certaines très importantes) qu´y sont présentes. Mais l´esprit est le même.
Je tiens à mettre l´accent sur le fait que l´Espagne est un pays plein d´opportunités pour celui qui aurait un discours rodé ; c´est un marché à ouvrir.
Quel est l’objectif d’ID-Inteligencia ? Quels étaient vos constats de départ ?
Nous sommes une entreprise jeune dans un pays peu habitué à ce genre de consulting. Donc, notre objectif est de se faire connaitre tout en participant à l´évangélisation de l´IE. Nous allons publier deux livres cette année dans ce domaine, l´un sur la veille marque et l´autre sur la gestion 2.0 à travers des protocoles d´IE.
Nos constats se sont précisés avec le temps ; nous avions fait, entre associés, nos diverses prospections et études. J’avais moi-même essayé la création d´un autre entreprise ailleurs qu´à Madrid, mais le projet ne s´est pas couronné de succès. Ce sont les cordonniers le moins bien chaussés, c´est connu. Donc pour ce deuxième projet nous avions toutes les cartes bien en main. Pas de surprises de côté-là.
Quels sont vos projets en cours ?
Continuer à créer du contenu pertinent, à multiplier nos collaborations et à travailler dans le domaine E-Réputation selon la méthode IE. Nous attaquons l´IE pure à travers des entreprises appartenant à des grand groupes ou à travers des entreprises capital-risque qui ont besoin d’information privilégiée.
Pour cette interview je tiens à remercier Diego Navarro Bonilla, Directeur à “Inteligencia y Seguridad”: Revue d´Analyse et Prospective, membre de l´Institut d´Investigation en Intelligence en Sécurité et Défense à l´Universidad Carlos III de Madrid et professeur titulaire en Bibliothéconomie et Documentation puis à José Luis de la Fuente O´Connor, Président d´ASEPIC, Responsable de la Veille Stratégique et Technologique à Iberdrola et professeur titulaire à l´Universidad Politécnica de Madrid pour leurs connaissances et leur temps; car sans eux cette interview serait vraiment incomplète.
Interview réalisée par Raphaëlle Saury